Comment ne pas souscrire à la volonté de lutter contre les « fake news », ou autres « vérités alternatives », surtout lorsqu’elles tendent à perturber le jeu normal des institutions démocratiques et en particulier les élections ? Pourtant, l’annonce d’Emmanuel Macron visant à la prochaine instauration d’un texte destiné à mieux réguler ce type de contenus, notamment sur les réseaux sociaux, laisse dubitatif pour de multiples raisons.
Pour résumer, il s’agirait d’édicter une nouvelle loi sanctionnant les fausses informations ayant pour objet ou pour effet de fausser un scrutin, en donnant au juge ou au CSA de nouveaux outils. Ces derniers permettraient d’agir vite, grâce à des procédures dites de référé, et fort, en permettant la suppression d’un contenu, la désactivation d’un compte utilisateur, la suspension d’un service ou son interdiction d’accès en France. S’ajouterait à cet arsenal répressif une obligation renforcée de surveillance et de transparence des plates-formes hébergeant les réseaux sociaux : Facebook, Twitter et autres.
« l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprime déjà la diffusion de fausses nouvelles susceptibles de troubler la paix publique »
Notre droit contenant déjà différents instruments qui s’apparentent à celui qui est annoncé, il est possible d’en anticiper l’utilisation. En effet, et cela a été dit partout depuis l’annonce de la présidence, l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprime déjà la diffusion de fausses nouvelles susceptibles de troubler la paix publique. Et en période électorale, un texte spécial, l’article L. 97 du code électoral, sanctionne, quant à lui, ces fausses nouvelles quand elles ont eu pour effet de fausser un scrutin.
Or, ces deux textes ne sont quasiment pas utilisés pour des raisons qui tiennent en partie à leur physionomie propre, mais aussi et surtout parce que pour sanctionner une « fausse nouvelle », il est absolument indispensable de prouver qu’elle est contraire à la vérité. La charge de cette preuve ne peut que reposer sur la partie poursuivante, qui demande au juge de prononcer une sanction. Il s’agit ainsi le plus souvent d’une preuve impossible, voire diabolique parce que négative. Le modèle conceptuel de la répression de la fausse nouvelle, sauf à renverser la charge de la preuve, est donc voué à une application exceptionnelle et anecdotique.
La boîte à outils juridiques proposée est, elle aussi, largement impraticable. On connaît cette panoplie de moyens d’action depuis la loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004. S’il est possible de renforcer les obligations de surveillance et de contrôle des hébergeurs pour lutter contre des propos racistes, négationnistes, pédopornographiques, ou faisant l’apologie du terrorisme, car de tels contenus sont intrinsèquement illicites et contraires à l’ordre public, il n’en va pas du tout de même des fausses informations.
« Porosité »
Que peut faire un hébergeur face au signalement d’un militant zélé ? En quoi l’hébergeur peut-il juger de la vérité des faits et de la sincérité du signalement ? Il ne peut la plupart du temps déterminer lui-même, faute de disposer des éléments et de la compétence pour ce faire, si un contenu est ou n’est pas une « fake news ». Et faute d’être confronté à une illicéité manifeste, il ne peut donc que s’en remettre à un juge, avec les difficultés évoquées plus haut. La montagne accouchant d’une souris, l’ensemble de ces obstacles laisse donc penser que ce nouveau texte n’aboutirait qu’à quelques applications anecdotiques qui ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur de l’enjeu.
Mais une autre vision, beaucoup plus inquiétante, est possible. Elle consiste à se demander comment un tel texte peut être manié pour museler la liberté d’expression en période électorale afin d’éviter que n’émergent les sujets qui fâchent. Or, il apparaît assez facile d’imaginer ce que pourrait être une application liberticide d’un tel arsenal, qui n’aura pas vocation à s’appliquer seulement aux réseaux sociaux mais à tous les médias, le président ayant rappelé incidemment au détour d’une phrase la « porosité » existant entre les différents supports.
« la notion de « fausse information » peut en effet être dévoyée de plusieurs manières différentes »
Le fait qu’un juge soit désigné pour distinguer le vrai du faux a beaucoup fait réagir. En réalité, dans le cadre du contentieux très abondant de la diffamation, le juge est habitué depuis 1881 à trancher ces questions, avec une méthode judiciaire éprouvée, équitable et contradictoire, soumise à des recours en principe efficaces. Il n’est en revanche pas sûr qu’on puisse en dire autant du CSA dont la fonction première n’est pas d’arbitrer des conflits de ce type. L’essentiel est ailleurs : la notion de « fausse information » peut en effet être dévoyée de plusieurs manières différentes.
Tout d’abord, c’est la notion de fausseté qui peut facilement dériver sur le plan sémantique. Il suffit pour cela de lui substituer les notions d’informations « contestées », « invraisemblables », « improbables », « tendancieuses », etc. toutes notions renvoyant vers une apparence de falsification et modifiant le rapport à la preuve. Ensuite, c’est la notion même d’information qui peut être dénaturée. S’il est possible de soumettre au juge des contenus subjectifs, des appréciations, des interprétations, voire des opinions, cela constituerait alors un redoutable outil de contrôle entre les mains de candidats soucieux de détourner l’attention de leurs turpitudes.
Potentiellement liberticide
Enfin, la meilleure façon de donner à de tels mécanismes juridiques une portée maximale et potentiellement liberticide, dans les moments les plus sensibles de la vie démocratique, consisterait bien entendu à inverser la charge de la preuve et ouvrir aux politiques l’accès à un juge sur la simple affirmation qu’une information est fausse. Il s’agirait alors d’un mécanisme permettant de museler tout ce qui entrave la propagande officielle et le “storytelling” des candidats…
En définitive, cette nouvelle proposition devrait donc rester soit comme un énième gadget de communication, soit comme la mise en place d’un dangereux outil de contrôle de l’opinion en période électorale. Et au-delà de cette annonce, en stigmatisant la porosité entre médias sociaux et médias traditionnels, en invitant les médias à cesser de s’intéresser aux coulisses du pouvoir pour s’en tenir aux discours officiels, ou en appelant la profession des journalistes à se doter de textes déontologiques, ce sont encore des signaux de méfiance envers la presse que le président a envoyés.
En cela, c’est un nouvel épisode qui vient prendre place après plusieurs initiatives faisant peu de cas de l’indépendance et du droit de critique de la presse, la principale étant la « vraie fausse » plainte de la ministre de la culture à la suite des fuites d’un projet dans la presse, signal très menaçant visant les sources même d’un organe d’information. Dans ce « nouveau monde », au sein duquel les partis politiques achèvent de brouiller les cartes en prétendant s’organiser eux-mêmes en « médias » pour contourner les médias en place, ceux-ci sont priés de s’en tenir à la mise en scène de la chose publique.
Christophe Bigot