La gestion des masques occupe 80 des 450 pages du rapport. Car leur pénurie « symbolise l’état d’impréparation du pays », selon Sylvie Vermeillet (Union centriste). Quand les députés n’ont pas voulu désigner des responsabilités, les sénateurs n’hésitent pas à mettre en cause, documents à l’appui, le directeur général de la santé Jérôme Salomon.
En 2009, il y avait 1,7 milliard de masques dans le stock stratégique, rappellent les sénateurs. La chute du stock se fait en deux temps, comme le montre ce graphique qu’ils ont diffusé.
Dans un premier temps, l’État abandonne les masques FFP2, en raison d’une lecture erronée d’un avis du Haut Conseil de santé publique qui circonscrit son usage aux soignants. Il est ensuite décidé, en 2013, de transférer aux établissements de santé la responsabilité de constituer les stocks, sur la base d’une lecture, toujours erronée, du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Mais aucune circulaire n’informe les établissements de cette nouvelle responsabilité, et il n’y a aucune vérification des stocks. Difficile, dans les méandres de ces décisions administratives, d’identifier des responsables. Le résultat est là : la France entre dans la crise avec un stock de moins d’un million de masques FFP2. Pour bien situer le niveau de la pénurie, rappelons que la consommation de masques au pic de la crise s’élevait à 100 millions par semaine.
La baisse du stock stratégique de masques chirurgicaux intervient dans un second temps. Et pour les sénateurs, Jérôme Salomon, directeur général de la santé depuis janvier 2018, en est largement responsable. Ils rappellent qu’en 2018, le stock stratégique contenait encore 735 millions de masques, mais qu’il n’y en avait plus que 100 millions fin 2019. « En 2018, en effet, 613 millions de masques sont jugés non conformes à une nouvelle norme introduite en 2014 », expliquent-ils. Jérôme Salomon a ordonné leur destruction progressive le 30 octobre 2018. Mais, dans le même temps, il n’en a commandé que 50 millions.
Car le directeur général de la santé a alors décidé de changer de stratégie : il ne veut plus d’un stock dormant, comme il l’explique dans un mail du 27 juin 2018 : « La cible autour d’un milliard de masques n’est plus justifiée, il ne s’agit plus de reconstituer le stock à l’identique mais d’amorcer une réduction importante de la cible et là encore d’expertiser les possibilités de réservation de capacités. »
Seulement, le directeur général de la santé ne peut prendre une telle décision seul. Et il est contredit en septembre 2018 par un avis d’un groupe d’experts, présidé par le professeur d’infectiologie Jean-Paul Stahl, qui chiffre à un milliard le « besoin » en masques.
Les sénateurs affirment que le rapport a été modifié à la suite d’une intervention de Jérôme Salomon. Ils publient une première version du rapport qui préconise la constitution d’un « stock » d’un milliard de masques, puis une deuxième version, celle rendue publique, qui évoque seulement le « besoin » d’un milliard de masques. La modification du rapport est à l’initiative de Jérôme Salomon, comme le prouve un courriel du 21 février 2019 adressé au directeur de Santé publique France, François Bourdillon, et rendu public par les sénateurs.
Finalement, « le rapport, dans sa version publique du 20 mai 2019, ne fait mention que d’un besoin d’un milliard de masques chirurgicaux, et ne fait plus aucune référence à la pertinence de constituer un stock de cette ampleur (ce qui aurait été un désaveu de la décision du DGS d’octobre 2018) », relèvent les sénateurs.
À leurs yeux, il y a donc eu une « intervention directe du directeur général de la santé dans les travaux d’un groupe d’experts afin qu’ils n’émettent pas de recommandation qui pourrait venir questionner le choix fait par ce même DGS ».
Et toutes les décisions qu’il a prises concernant le stock de masques « n’ont fait l’objet d’aucune alerte ou information à la ministre », soulignent-ils encore.
Ces nombreux échanges montrent que Jérôme Salomon était parfaitement informé du niveau des stocks. Mais lorsque, début 2020, tombent les premières informations sur l’apparition d’un nouveau virus respiratoire, il n’en informe par la ministre. C’est elle qui demande à être informée. Le 24 janvier, la réponse de Santé publique France lui parvient : il n’y a alors plus que 33 millions de masques pédiatriques et 66 millions de masques pour adultes.
La pénurie est à ce moment-là criante. Mais elle est niée. Par Agnès Buzyn le 26 janvier : « Nous avons des dizaines de millions de masques en stock. […] Si un jour nous devions proposer à telle ou telle population ou personne à risque de porter des masques, les autorités sanitaires distribueraient ces masques aux personnes qui en auraient besoin. » Par Jérôme Salomon le 26 février, devant les sénateurs : « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n’avons pas d’inquiétude sur ce plan. […] Il n’y a donc pas de pénurie à redouter. »
Les masques ne sont pas le seul sujet des sénateurs. Ils critiquent à leur tour le manque de réactivité des autorités, un « défaut de vigilance à l’égard des plus vulnérables », une gestion de la crise trop centrée sur l’hôpital, des maisons de retraite délaissées, une recherche clinique mal coordonnée, les errements du dépistage tout l’été.
D’une manière plus inédite, les sénateurs ont aussi analysé la politique de traçage et d’isolement des cas, largement assurée par l’assurance-maladie. Certes, d’importants moyens ont été mobilisés : « Depuis le 13 mai, [il a été procédé] au recrutement de près de 10 000 personnes, mobilisées 7 jours sur 7, susceptibles de gérer près de 40 000 appels par jour. » Mais ce traçage est « lacunaire », regrettent les sénateurs.
Ils regrettent surtout l’absence du médecin traitant dans le dispositif, pourtant prévu au départ. Mais il a été évacué du dispositif : les médecins généralistes n’ont pas accès au logiciel Contact-Covid pour signaler les cas positifs et contacts.
Ils citent le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, regrettant avec lui un fonctionnement « plutôt administratif », qui ne s’appuie pas « sur le milieu associatif, sur les assistantes sociales, sur les médecins généralistes, etc. ».
Le médecin traitant a aussi perdu sa place dans le dépistage, rendu accessible sans prescription. Un malade peut donc être déclaré positif sans que son médecin ne soit prévenu ni ne puisse donner des conseils sur les gestes barrières ou l’isolement.
Au cours des auditions, la Cnam a elle-même regretté cette situation, soulignant les limites de son rôle, qui est de « solliciter les cas contacts » et non de suivre « leur situation une fois le signalement effectué, renvoyant cette dernière mission à l’ARS ».
Ces critiques rejoignent celles formulées sur Mediapart par l’épidémiologiste Renaud Piarroux [1], qui milite pour un réel accompagnement des cas positifs et contacts.
Caroline Coq-Chodorge
• Mediapart. 10 décembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/101220/fiasco-des-masques-jerome-salomon-mis-en-cause-par-les-senateurs
Covid : un premier rapport d’enquête parlementaire factuel et cruel
La commission d’enquête de l’Assemblée nationale livre un récit précis de l’impréparation de la France face à la pandémie. Mais les députés font l’impasse sur leurs propres responsabilités, et proposent une vision largement sécuritaire de la gestion de crise.
La commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée nationale sur « l’impact, la gestion et les conséquences » de l’épidémie de coronavirus a rendu, mercredi 2 décembre, son rapport. Il clôture six mois de travaux, 56 auditions, sur une crise sanitaire qui a fait 53 000 morts à ce jour.
Leurs conclusions restent prudentes, sans mises en cause. « À l’heure de dresser un premier bilan de la gestion de l’épidémie, un voile d’incertitude continue de recouvrir certains de ses aspects », admettent-ils, reconnaissant ainsi les difficultés de la gestion de cette crise inédite. Les députés, le rapporteur Éric Ciotti en tête (Les Républicains), ont-ils intégré les remarques acides à leur endroit ?
L’ancien directeur général de la santé, Didier Houssin, leur a rappelé avoir déjà été auditionné en 2009, sur la gestion de la grippe A/H1N1, et avoir à ce moment-là été mis en cause pour les achats de vaccins ou de masques, alors jugés dispendieux. Certains députés membres de la commission de 2009 sont toujours présents en 2020 : Jean-Pierre Door (LR) et Jean-Christophe Lagarde (UDI). Or, leurs critiques ont selon lui « joué un rôle majeur dans l’affaiblissement de la préparation de la France au risque pandémique ».
Mais ce rapport parlementaire est utile, parce qu’il fait récit, par le menu, de la gestion chaotique de la crise sanitaire en France, de la première à la deuxième vague de coronavirus. Le simple constat tient lieu de réquisitoire.
Les députés entament leur récit par l’oubli collectif de la préparation au risque pandémique, pourtant bien identifié au début des années 2000, mais perdu de vue au cours de la décennie suivante. Les ministres successifs ont pensé « qu’il y avait moins de risques pour un politique à en faire moins qu’à en faire trop », rapportent les députés.
La gestion des stocks stratégiques de masques occupe un tiers du rapport. Les députés ont retracé les décisions administratives qui ont fait fondre le stock, du milliard de masques de Roselyne Bachelot à moins de 100 millions début 2020. Ils situent le moment clé en 2013, quand l’État s’est déchargé sur les établissements de santé de la responsabilité du stock des masques FFP2, ceux réservés aux soignants. Pour les députés, cette décision tient d’une lecture « erronée » d’une doctrine du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Une analyse qui dilue aisément les responsabilités.
Mais l’administration a encore failli, plus gravement : les établissements de santé n’ont jamais été tenus de constituer ces stocks de masques.
De nombreux établissements sont donc entrés dans la crise sans les équipements nécessaires pour protéger leurs personnels : selon une note du 6 février 2020 adressée par le directeur général de la santé au cabinet de la ministre de la santé, « trois régions, le Grand-Est, la Guadeloupe et la Martinique signalent des stocks de masques en très forte tension, inférieurs à quinze jours. La région Hauts-de-France possède entre quinze et trente jours de stocks, et les autres régions plus de trente jours ».
Le stock stratégique de masques chirurgicaux, géré par Santé publique France, est lui aussi famélique : au 31 décembre 2019, il n’y avait plus que 64 millions de masques chirurgicaux pour adultes et 33 millions de masques pédiatriques, soit 97 millions de masques.
Les représentants de l’État ont expliqué avoir voulu éviter les « stocks dormants », qui se périment, et opté pour un « stock dynamique », en croyant s’assurer être rapidement livrés par des fabricants en cas de crise. Les députés ne peuvent que constater : « L’hypothèse d’une rupture d’approvisionnement liée à une demande mondiale simultanée et massive a manifestement été sous-estimée. »
Ce sont bien les considérations budgétaires qui ont guidé l’ensemble de ces choix : en ne renouvelant pas les stocks, « des économies considérables sur les coûts d’achat, de stockage et de destruction » ont été réalisées, comme le reconnaissent les députés.
Ceux-ci se dédouanent, au passage, de leurs responsabilités, oubliant de préciser qu’ils ont voté une à une les lois de financement de la Sécurité sociale, et leurs plans d’économies drastiques pour les hôpitaux, comme pour l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), qui était chargé de constituer les stocks stratégiques, avant d’être fondu dans Santé publique France. Entre 2007 et 2015, les subventions de l’Eprus ont fondu, comme le détaille un rapport du Sénat en 2015 [2].
Les députés mettent également vivement en cause l’agence Santé publique France, un « outil qui s’est révélé inadapté et sous-dimensionné, en compétences et en effectifs, et trop peu préparé à faire face », passant encore sous silence les restrictions budgétaires et les restrictions de postes subies par l’agence ces dernières années.
Proposition des députés : des agences départementales de santé sous l’autorité des préfets
Cruellement, les députés rappellent le mensonge éhonté, ou l’aveuglement complet du directeur général de la santé Jérôme Salomon, qui affirmait le 26 février, devant la commission des affaires sociales du Sénat, que « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n’avons pas d’inquiétude sur ce plan. Il n’y a donc pas de pénurie à redouter, ce n’est pas un sujet ».
La première commande massive, de 200 millions de masques, n’est passée que le 9 mars. Au 28 mai 2020, ce sont 3,42 milliards de masques que l’État français a été contraint d’acheter, à un coût prohibitif. Un masque chirurgical coûtait 3 centimes avant la crise, Santé publique France a du débourser jusqu’à 90 centimes l’unité. L’achat de ces masques atteint la somme phénoménale de 2,55 milliards d’euros, soit le coût de la construction de plusieurs hôpitaux. Seuls 30 % des masques ont été achetés à des fabricants français.
Quant à la distribution de masques, elle a été « chaotique », en raison de la « surchauffe » de Santé publique France, qui manquait d’entrepôts pour les stocker, de « compétence logistique », d’un système d’information à la hauteur, etc.
À cet immense cafouillage se sont ajoutés les errements de la communication du gouvernement sur les masques, qui se justifiaient seulement par la pénurie. Ce n’est qu’à partir du 5 mai que les pharmaciens ont pu enfin délivrer des masques aux malades du Covid restés à leur domicile, à leurs contacts et aux personnes fragiles.
L’organisation du dépistage a été tout aussi laborieuse. L’histoire démarrait bien pourtant, avec la mise au point très rapide par l’Institut Pasteur d’un test de diagnostic. Mais le déploiement des capacités de tests a pris « deux mois et demi entre le 24 janvier et le 5 avril 2020 ». La principale explication avancée par les députés est la dépendance totale de la France vis-à-vis de l’étranger. La France n’a pratiquement aucune capacité de production, à chaque étape du test, comme le montre cette infographie fournie par les députés.
Dans un second temps, la participation des laboratoires de ville, ainsi que des laboratoires de recherche publics et des laboratoires vétérinaires a été freinée par les « lourdeurs administratives ».
Le résultat est désastreux, en comparaison de l’Allemagne : le 4 mai, l’Allemagne avait réalisé plus de 3 millions de tests, la France moins de 600 000.
Au-delà des masques et du dépistage, les députés accumulent les preuves de l’incapacité initiale du gouvernement à prendre la mesure de la crise, jusqu’à la décision du premier confinement. « Les Français ont assisté à une succession précipitée de décisions prises au pied du mur », notent-ils.
Jusqu’au 17 mars donc, la gestion de la crise est restée entre les mains du seul ministère de la santé alors que « le caractère interministériel de la crise était pourtant manifeste ». Et même si une circulaire, actualisée en juillet 2019, prévoit que le premier ministre prenne la « direction politique et stratégique des crises majeures ».
Devant l’ampleur de la crise logistique, les ministères de l’intérieur et de la défense auraient dû se mobiliser, selon les députés. Dans les territoires, les agences régionales de santé se sont retrouvées seules, alors qu’elles ne sont pas dimensionnées pour faire face à une telle crise. Ils rapportent les réflexions de Renaud Muselier : « Tout l’appareil de l’État – préfets, sécurité, sécurité civile – a été mis sur la touche, et le système hospitalier s’est débrouillé seul. »
Les agences régionales de santé sont aussi mises en cause, jugées insuffisamment présentes « en termes de moyens et de personnels pour constituer un véritable acteur sanitaire sur le territoire ».
À la fin du rapport, les députés listent leurs propositions, la plupart très convenues : la création d’un poste de ministre délégué à la préparation des crises, une meilleure coopération ente la médecine et l’hôpital, ou encore la restauration de l’indépendance de la France pour faire face à une nouvelle crise sanitaire.
Une proposition dénote cependant, et trahit le dangereux glissement à l’œuvre en France tout au long de cette crise, du sanitaire au sécuritaire. Au lieu d’appeler à un renforcement des agences régionales de santé, elles aussi victimes de plans d’économies votées par les parlementaires, les députés préconisent la création d’agences départementales de santé, qu’ils souhaitent voir placées sous l’autorité des préfets. Des agences chargées de l’organisation du système de santé, des médecins de ville ou des hôpitaux, placées sous la responsabilité du ministère de l’intérieur : c’est la proposition dystopique des députés français.
Caroline Coq-Chodorge
• Mediapart. 3 décembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/031220/covid-un-premier-rapport-d-enquete-parlementaire-factuel-et-cruel?onglet=full