Les mesures en cours – lois de “sécurité globale” et “contre le séparatisme”, décrets généralisant les motifs de fichage des citoyens – sont prises pour faire face à la crise sociale dont une nouvelle étape est ouverte par la pandémie. Cependant, en cas de crise grave, l’armée, qui constitue l’armature de la Ve République, est en charge non seulement de la défense contre les ennemis extérieurs, mais du maintien de l’ordre contre les menaces qui viennent de l’intérieur du pays.
La loi Macron de sécurité globale : sommes-nous en guerre sociale ?
La loi “sécurité globale” est une loi du “jour d’après”, c’est-à-dire d’aujourd’hui. Car le gouvernement craint que les effets ravageurs de la crise économique ne conduisent à une situation socialement explosive et politiquement incontrôlable. “Quoi qu’il en coûte pour les salariés et les jeunes”, tel est le programme qui s’annonce. Ce sont entre 600 000 et 900 000 salarié·e·s – qui s’ajouteront aux 5 800 000 personnes inscrites à la fin septembre 2020 à Pôle emploi[1]. Les mêmes ou d’autres salariés paieront également pour rembourser les intérêts de la dette publique (37 milliards d’euros en 2021) qui sont inscrits au budget 2021 et devront être acquittés pour satisfaire les investisseurs financiers.
Puisque le ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, a déclaré qu’il n’augmenterait pas les impôts sur le capital et les hauts revenus, les réductions de dépenses publiques risquent donc d’être réalisées par des suppressions de postes dans la fonction publique. Cela ne suffisant pas, le gouvernement se prépare, dès que les conditions politiques seront réunies, à faire adopter la réforme des retraites, suspendue suite aux mobilisations et pendant l’épidémie. Ces mesures n’empêcheront toutefois pas la poursuite de la détérioration de la place de l’industrie française sur les marchés mondiaux.
Dans ce contexte, le gouvernement a pris la mesure de l’importance politique de la manifestation du 28 novembre 2020 qui a réuni de centaines de milliers de personnes contre le projet de loi “sécurité globale”, en dépit de l’étouffement de la vie sociale provoqué par l’état d’urgence sanitaire et du barrage médiatico-gouvernemental sur le thème de l’insécurité. Cette manifestation est un maillon supplémentaire dans la mobilisation du mouvement social et de la jeunesse qui, au cours de ces cinq dernières années, a pris des formes massives et diversifiées : manifestations contre la loi travail Myriam El Khomri (2016), manifestations contre la réforme des retraites (2019/2020), mouvement des “gilets jaunes” qui commença en novembre 2018, rassemblement de dizaines de milliers de jeunes à l’appel du comité de soutien à la famille d’Adama Traoré devant le Palais de justice (interdit par la préfecture de police), le 2 juin 2020. Ces mouvements expriment des revendications différentes, mais ils révèlent l’état d’exaspération sociale, comme l’indiquent également les centaines de mouvements de salarié·e·s contre les suppressions d’emplois et les fermetures de leurs usines. Ces actions sont d’autant plus marquantes qu’entre 2015 et 2020, les Français ont été soumis au régime de l’état d’urgence plus de la moitié de ces cinq années.
Un tour de vis supplémentaire sur les libertés publiques est donc nécessaire. Les lois liberticides ont pour objectif de terroriser et réprimer celles et ceux qui sont victimes de la crise et qui ne l’acceptent pas. Le gouvernement ne cache même plus ses objectifs : trois décrets sont publiés en décembre 2020 qui permettent le fichage des personnes en raison de leurs « opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale »[2].
La loi “sécurité globale” est bien la loi Macron, ainsi que l’a rappelé le rapporteur de la loi sécurité globale et ancien responsable du RAID (unité d’élite de la police nationale) : « les syndicats de police ont été reçus au plus haut niveau par le président de la République qui a pris des engagements »[3]. La compatibilité est totale entre les calculs personnels du président – sa réélection en 2022 en courtisant l’électorat d’extrême-droite – et la sauvegarde du régime politique et social sont liés. Et comme dans toutes les périodes de crise économique, l’usage de la xénophobie et du racisme permet de diviser le front des exploité·e·s sur le lieu de travail et d’habitation.
Au-delà de l’article 24, la loi Macron sur la sécurité globale cherche donc à équiper la police afin de lui permettre de faire face au “continuum” de menaces contre la sécurité qui viendront des mouvements sociaux ou des prévisibles expressions de colère dans les banlieues. Dans ces endroits, où selon le ministre de l’Intérieur « une certaine partie de la société connaît ce qu’on appelle l’ensauvagement, la sauvagerie »[4], la loi sécurité globale ne suffira pas. La loi contre le séparatisme, devenue loi « confortant les principes républicains », y pourvoira. Ce sont pourtant ces territoires, ainsi que “les minorités visibles” qui sont déjà les plus atteints par les violences policières.
Enfin, après les propos de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, déclarant que « ce qu’on [sic] appelle l’islamo-gauchisme […] fait des ravages à l’université », puis le « manifeste des cent » qui dénonce « les idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale [transférées des campus nord-américains] », deux députés Les Républicains (LR) demandent la création d’une « mission d’information sur les dérives intellectuelles idéologiques dans les milieux universitaires »[5]. L’expression “islamo-gauchiste” duplique la sinistre formule des complots “judéo-bolcheviques” qui rallia entre les deux guerres bien au-delà de ses concepteurs nazis. A quand un ministère de l’idéologie en France[6] ?
Notons que les catégories sociales aujourd’hui soupçonnées de séparatisme par Macron ne sont pas les mêmes que celles qui étaient accusées par de Gaulle. Dans son analyse des grèves de 1950, il dénonçait les « séparatistes [qui] se sont emparés d’une grande partie des syndicats. Ils utilisent les revendications professionnelles pour leur politique. »[7]
Une technopolice pour un appareil administratif oppressif
Les mois de confinement ont été accompagnés en France d’une extrême rigueur dans le comportement de la police. Plusieurs études ont montré que le confinement, plus qu’un révélateur, a été un aggravateur des clivages sociaux[8].
Aux antipodes des déclarations infantilisantes et menaçantes du gouvernement, le respect général des mesures de confinement est un phénomène frappant. Il témoigne de l’effort fait par la population. Cet effort est d’autant plus méritoire qu’il se heurte à l’absurdité et à l’arbitraire des mesures prises par l’appareil d’Etat. Ce sont des hauts fonctionnaires qui décident par exemple de ce que sont les biens essentiels et ceux qui ne le sont pas et font exécuter leurs décisions par la police.
L’allégement du confinement à partir du 28 novembre 2020 ne signifie pas un desserrement de l’étau bureaucratique. Les journaux régionaux, qui fournissent à leurs lecteurs des informations pratiques, égrènent la liste des documents nécessaires à toute sortie : « justificatif de domicile, SMS ou mail de confirmation de consultations, examens et soins ne pouvant être assurés à distance, ordonnance d’achat de médicaments, livret de famille pour prouver le lien de parenté avec la personne à laquelle vous allez porter assistance, etc. [sic] »[9]. Cette obsession du “papier” constitue un des traits originaux du modèle français d’Administration, du moins parmi les “démocraties libérales”.
Il est bien connu de la sociologie politique que les bureaucratie d’Etat disposent de puissants moyens d’auto-renforcement. Or, la France constitue sur ce point un cas d’école qui a été noté par des observateurs aussi différents qu’Alexis de Tocqueville et Marx[10] : la haute Administration française est née avec la monarchie absolutiste, et elle a de longue date cherché à perfectionner le dispositif législatif et policier répressif.
Au cours du XIXe siècle, le contrôle policier des populations s’est amélioré en utilisant les outils techniques les plus performants disponibles à l’époque (photographie, anthropométrie, empreintes digitales). Sous la IIIe République, ce furent les Tsiganes, ces migrants de l’éternité, qui servirent de terrain d’expérimentation autour « d’un dispositif législatif et policier que l’on peut résumer ainsi : surveillance, identification, contrôle »[11]. La loi de 1912 leur impose la détention d’un carnet anthropométrique, épais de 208 pages et régulièrement contrôlé par un commissaire de police, qui conserve les traces de leur circulation sur le territoire national (il fut abrogé en 1969). La réglementation française de 1912 est la seule à avoir imposé aux nomades le système disciplinaire du carnet anthropométrique.
Dans l’entre-deux-guerres, sous le régime de la IIIe République, l’Administration continua d’innover. Les fichiers se multiplièrent et à l’orée de la guerre mondiale, le Service central du fichier des étrangers gérait quatre millions de dossiers et sept millions de fiches[12]. Ces fiches recensaient bien sur les étrangers, en particulier ceux qualifiés d’« indésirables », à l’époque c’étaient les réfugiés juifs d’Allemagne nazie et des pays de l’Est, ou encore les militants antifascistes espagnols et italiens. Ces fichiers furent améliorés sous le régime de Vichy, parfois par les mêmes hauts fonctionnaires (tels André Tulard et René Bousquet). Selon Gérard Noiriel, Vichy a utilisé à des fins totalitaires les instruments identitaires inventés par la IIIe République[13]. On a d’ailleurs une idée des capacités mémorielles de la machine d’Etat lorsqu’on sait que le fichier des juifs constitué sous Vichy échappa à la destruction en 1946 et fut retrouvé par Serge Klarsfeld… en 1991.
Aujourd’hui, les institutions de l’Etat français disposent d’instruments du dernier cri technologique pour intensifier le contrôle de la population. La loi “sécurité globale” va densifier le quadrillage des populations grâce à la mobilisation des drones, des caméras et à l’usage extensif des technologies de reconnaissance faciale. Le Livre blanc de la sécurité intérieure, publié au moment de la discussion du projet de loi sécurité globale[14], est un appel à généraliser les technologies de surveillance (les termes technologies et technologiques sont répétés plus de 150 fois dans ce document de 332 pages). Le style de ce rapport rappelle d’ailleurs certaines formulations utilisées par Big Brother dans 1984 (écrit par George Orwell)[15] qui sont mélangées avec des éléments de langage enseignés aux futurs hauts fonctionnaires. Un exemple : la proposition faite au ministère de l’Intérieur de « franchir le mur technologique pour protéger et accompagner une société connectée »[16].
La technopolice devient le moteur de la “sécurité globale”[17]. La population qui vit sur le territoire français, et notamment dans les banlieues, doit désormais faire face à l’alliance inquiétante d’un appareil bureaucratique répressif bénéficiant d’une longue expérience et de technologies de surveillance perfectionnées.
Les commissaires de l’ONU qui ont généralement à connaître des violations des droits humains dans les régimes autoritaires ont déclaré que le projet de loi est « incompatible avec le droit international des droits de l’homme »[18]. Le qualificatif d’« illibéral » vient d’être décerné à Emmanuel Macron par le Financial Times, longtemps laudateur de sa volonté réformatrice (lisez : la destruction des droits sociaux)[19]. Dans la trajectoire autoritaire suivie depuis quelques années dans l’UE, après la Hongrie et la Pologne, la France constitue sans nul doute le maillon faible de la démocratie en Europe.
En vérité, le deuxième confinement a plus clairement dessiné l’idéal-type d’une société fondée sur le “boulot, métro/auto, dodo” qui limite strictement les droits de circulation et de réunion des personnes et laisse les salariés sans défense face aux conditions de travail post-pandémie.
L’armée est plus que jamais chez elle dans la Ve République : « ce ne sont pas des opérations de seconde zone »
La multiplication des mesures répressives et le recours aux technologies de pointe facilitent l’activité de la police. Ils ne suffisent toutefois pas à garantir la protection de l’ordre social. Ainsi que l’histoire le montre, le recours à l’armée devient indispensable lorsque les tensions deviennent trop fortes. L’historien Michel Winock nous rappelle que : « Chacune des quatre républiques parlementaires, du Directoire à la IVe République, s’est achevée à l’avantage d’un sauveur suprême, pourfendeur du régime d’assemblée qui instaurait ensuite un régime bonapartiste » (il inclut Vichy dans cette catégorie)[20].
Depuis le Conseil de défense du 29 avril 2015 présidé par François Hollande, l’armée a élargi ses fonctions à des opérations directes de maintien de l’ordre sur le territoire national. L’opération Sentinelle, qui mobilise 10 000 soldats de l’armée de terre, est devenue permanente, ce qui ne devrait pas surprendre puisque Jean-Yves Le Drian déclarait déjà en 2016 que « l’opération Sentinelle [est] amenée à durer ». L’opération Sentinelle donne également un avant-goût du rôle de l’armée dans le maintien de l’ordre en France. A un député qui transmettait le souhait des militaires d’être équipés sur le territoire métropolitain des mêmes véhicules blindés que ceux utilisés en Centrafrique afin d’y mener une éventuelle riposte, le ministre de la Défense Le Drian répondit : « Il faut réfléchir aux équipements futurs, y compris pour les opérations intérieures, qui ne sont pas des opérations de seconde zone. »[21]
Dès le début de la pandémie, Macron a fait du Conseil de défense, créé par Nicolas Sarkozy, l’organe de direction politique de la gestion de la crise et transformé le Conseil des ministres en une chambre d’enregistrement. Cette posture était annoncée. Lors de la campagne présidentielle, il avait revendiqué une direction « jupitérienne » et en a tiré les conclusions quelques mois après le début du mouvement des gilets jaunes (octobre 2018) : « Le président a l’âme d’un général […] il a fait du conseil [de défense] un outil de pilotage des crises »[22].
Dès le 4 mars, la porte-parole du gouvernement déclarait : « Face au coronavirus, le Président de la République a réuni un Conseil de défense suivi d’un Conseil des ministres pour mobiliser tous les moyens de protéger les Français. » La France est donc la seule des démocraties occidentales à “militariser” la gestion de la crise.
Le tropisme militaire des gouvernements français demande une explication[23]. Dans le cadre de cet article, on rappellera que si l’armée est en France constitutive des rapports socio-politiques, la prise en compte du positionnement de la France dans l’espace mondial fournit également une des clés explicatives.
La France : un statut singulier dans l’espace mondial
Il est essentiel de comprendre que la politique d’un gouvernement est profondément influencée par la place du pays dans l’espace mondial. Cette expression, qui est préférable à celle de mondialisation, désigne un ensemble dont l’évolution est déterminée par l’interaction des dynamiques économiques et du système international des Etats. C’était vrai à l’ère de l’impérialisme “classique” du début du XXe siècle. Aujourd’hui encore, le rang qu’un pays occupe dans la hiérarchie mondiale est un élément déterminant de sa politique (économique, militaire, etc.) : les Etats-Unis et le Mexique ne subissent pas le même type de contrainte extérieure.
Ensuite, il convient d’analyser la façon spécifique dont les performances économiques et les capacités militaires – qui sont deux attributs déterminants dans la hiérarchie mondiale – se combinent dans un pays. Sur ce point, la France présente la particularité, avec les États-Unis, d’être le pays occidental dans lequel les interdépendances entre son influence économique mondiale et sa puissance militaire sont les plus fortes. Le fait que les deux pays ne concourent pas dans la même catégorie rend évidemment la politique française plus contrainte par les transformations de l’espace mondial.
La proximité de l’économie et du militaire dans le positionnement international de la France fait partie du code génétique de la Ve République et elle explique la centralité de l’institution militaire. Le général de Gaulle considérait que pour maintenir le “rang” de la France dans le monde, la compétitivité économique et la “projection de puissance” sont indissociables. L’enracinement de l’institution militaire dans la France de la Ve République repose sur trois piliers qui sont à la fois géopolitiques et économiques. Le premier pilier est constitué par la dissuasion nucléaire, qui permet à la France de disposer d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. De plus, la dissuasion nucléaire constitue l’ossature de l’industrie nucléaire civile et étend ainsi le “domaine régalien” bien au-delà du militaire. Les interactions entre les activités militaires et civiles sont tellement intenses qu’elles rendent impossible – sauf changements radicaux dans les rapports de force en France – l’abandon du nucléaire civil.
Le corps expéditionnaire forme le second pilier. Il est l’héritier d’une longue expérience coloniale et il s’est aguerri depuis les années 1960 grâce à plus d’une centaine d’interventions principalement menées en Afrique, qui visent à la fois à défendre les intérêts des grands groupes financiers nationaux et les positions géopolitiques de la France. Plus concrètement, ces interventions offrent un terrain inégalé pour les “retours d’expérience”, puisque selon un spécialiste du militaire, elles bénéficient de conditions d’entraînement et d’aguerrissement introuvables en Métropole[24]. L’activisme militaire renforce la légitimité de l’armée en France, puisqu’elle part “en guerre pour le bien”. Il justifie également le siège de la France à l’ONU, puisqu’elle est gardienne de l’ordre international et que ses opérations militaires[25] sont validées par le Conseil de sécurité.
Enfin, dans la lignée de ce qui s’est passé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne après la guerre, de Gaulle a fait du développement d’une puissante industrie d’armement, dont dépendent aujourd’hui des centaines de milliers de salariés, le pilier économique de l’institution militaire. Les “marchands de canons” qui avaient prospéré en France au XIXe siècle ont été remplacés par un système de production d’armes densément structuré autour de la Direction générale de l’armement (DGA) dont la mission a été de développer des systèmes d’armes qui assurent à la fois la suprématie militaire et stimulent le développement d’industries compétitives sur les marchés mondiaux. Depuis six décennies, le “méso-système de l’armement” a été au cœur de la politique technologique de la France, et les huit grands groupes à production militaire réalisent encore aujourd’hui plus d’un cinquième des dépenses de recherche-développement de toutes les entreprises françaises.
Les successeurs de De Gaulle ont tenté de gérer cet héritage dans un contexte mondial dont ils n’étaient pas maîtres. Or, depuis la fin des années 2000 l’espace mondial connaît de profondes transformations économiques et géopolitiques : une crise économique (2008) qui n’était pas encore surmontée au moment de la pandémie, le déclin du leadership des Etats-Unis favorisant le retour de la Russie et les ambitions de puissances régionales, l’émergence géoéconomique de la Chine, enfin l’éruption des peuples en Afrique et au Moyen-Orient (les « printemps arabes ») qui ont ébranlé alors les régimes autoritaires soumis aux grandes puissances.
Ces changements d’époque, que j’appelle le “moment 2008”, ont entraîné deux modifications majeures. D’une part, au sein de l’espace mondial, la distance qui sépare la concurrence économique des rivalités géopolitiques s’est considérablement réduite. Cela explique en particulier la forte poussée du protectionnisme dans les échanges économiques internationaux qui rappelle, selon les économistes, la période de l’entre-deux-guerres. D’autre part, sur le plan intérieur aux pays développés, le moment 2008 a accéléré un processus qui à vrai dire était en cours depuis les années 1990[26] : la montée en puissance de la notion de sécurité nationale, qui, au-delà de la défense, englobe les menaces militaires et civiles et établit une relation forte entre les ennemis de l’extérieur et ceux de l’intérieur.
La nouvelle conjoncture historique de la fin des années 2000 a ébranlé la position de la France dans le monde. Les bouleversements géopolitiques (par exemple les ambitions de la Turquie en Méditerranée) et les « printemps arabes » – fragilisent son emprise sur ses bastions africains. Sur le plan économique, la crise de 2008 a accéléré le déclin des performances de l’industrie française sur les marchés mondiaux. L’affaiblissement continu de l’industrie française sur les marchés mondiaux depuis le début des années 2000 a fait de l’industrie d’armement et aéronautique un des derniers pôles de compétitivité internationale de la France, ce qui dément la fable répétée depuis des décennies par les ministres de la Défense que l’industrie d’armement est un moteur de la compétitivité des industries civiles[27].
En fait, les profondes transformations de l’économie mondiale soulignent les limites du modèle français dirigé par les “capitalo-fonctionnaires” qui sont très présents dans les grands groupes financiers et industriels, et dirigent l’appareil d’Etat. Les capitalo-fonctionnaires ont développé une immunité de groupe qui leur permet de n’être jamais tenus comptables des catastrophes industrielles ou des dysfonctionnements graves de l’appareil d’Etat.
Dans cette nouvelle conjoncture historique, les gouvernements français ont choisi de renforcer la composante militaire du statut international de la France. La guerre en Libye (2011), menée à l’initiative de Nicolas Sarkozy et David Cameron, a aggravé le chaos créé par l’arrivée du “moment 2008” et elle a été suivie par une série d’interventions militaires de la France en Afrique subsaharienne (Mali, République centrafricaine). En sorte que la crise politique et sociale qui déchire les pays du Sahel est principalement traitée par les gouvernements français comme une question sécuritaire. Entre 2008 et 2017, les dépenses consacrées aux interventions militaires dans le Sahel (les OPEX-Opérations militaires extérieures de la France) ont été 2,4 fois plus élevées que l’aide publique au développement consacrée à l’éducation et à la santé. L’évolution divergente entre les deux types de dépenses est particulièrement spectaculaire depuis 2012 et le lancement de l’opération Barkhane (voir graphique 1). Ces interventions, qui selon François Hollande et Emmanuel Macron doivent durer jusqu’à la « victoire définitive contre le terrorisme » mettent en évidence la position proactive de la France dans la gestion du désordre mondial.
Graphique 1 : Evolution des dépenses militaires et à finalité sociale de la France pour le Sahel
Source : Auteur, à partir des rapports parlementaires et de la base de données de l’OCDE.
Un tel positionnement international a des répercussions directes au plan national. Depuis la fin des années 2000, les budgets militaires et sécuritaires ont augmenté dans des proportions très nettement supérieures aux budgets à finalité sociale (voir graphique 2). La subordination de la diplomatie française aux ventes d’armes s’est amplifiée en dépit de l’évidence indéniable de l’emploi des armes françaises dans des zones de conflit et de la responsabilité présumée des pays clients dans des violations graves et répétées du droit international humanitaire, en particulier le Yémen[28]. Le poids économique accru du militaire va de pair avec la place déterminante que l’armée occupe dans la préparation et l’exécution des interventions militaires de la France. Pour autant, il n’est pas besoin de voir dans ces interventions la main exclusive des militaires. Après tout, un pays possède l’institution militaire qui correspond à sa politique et à son positionnement international.
Graphique 2 : Evolution des dépenses budgétaires militaro-sécuritaires et à finalité sociale (2007-2018)
Source : Auteur, à partir des données de la Comptabilité nationale
Le continuum de sécurité globale : de Bamako à Saint-Denis
Il faut reconnaître que les gouvernements français ont rapidement tiré le bilan des bouleversements des années 2000 et adapté la stratégie de défense aux nouvelles réalités. En 2008, pour la première fois, les termes défense et sécurité nationale sont accolées dans le titre du Livre blanc. Ce document insiste fortement sur « la continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure [car] la distinction traditionnelle entre sécurité intérieure et sécurité extérieure n’est plus pertinente »[29]. Le Livre blanc commandé par François Hollande et le rapport préparatoire au nouveau Livre blanc demandé par Macron confirment cette orientation[30].
Le corollaire de ces mutations est ainsi exprimé par Manuel Valls en 2016 : « il y a un continuum entre sécurité intérieure et extérieure, nous faisons face à ce que j’ai appelé un ennemi extérieur et un ennemi intérieur »[31]. La figure de l’ennemi intérieur a changé au cours de l’histoire de la France[32], mais les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie l’ont fait resurgir dans la société française des dernières décennies[33].
Le gouvernement Macron a mis à profit la conjoncture d’état d’urgence et l’angoisse des salariés et des jeunes de perdre leur emploi – ou de ne pas en retrouver un pour les millions d’entre eux qui sont au chômage – pour prendre des mesures liberticides. Les lois et décrets adoptés confirment donc les conclusions de deux chercheurs fondées sur des enquêtes menées depuis vingt ans : dans un contexte de tensions sociales accrues, de violences urbaines et de terrorisme, le maintien de l’ordre s’est militarisé[34].
De façon complémentaire à la militarisation de la police, il faut néanmoins ajouter que les dispositifs qui donnent à l’armée des pouvoirs de maintien de l’ordre sur le territoire national sont pérennisés.
Police, armée… Les différences semblent s’estomper à l’heure où les frontières entre l’ennemi intérieur et extérieur deviennent poreuses. Pourtant, c’est bien l’institution militaire qui constitue la colonne vertébrale de la Ve République pour les raisons qui ont été mentionnées. La Constitution peut être utilisée pour aggraver l’état d’exception dans lequel la France vit plus ou moins depuis cinq ans. L’article 16, qui instaure « une dictature présidentielle » et l’article 35 (état de siège) dont l’état d’urgence se distingue « seulement par le maintien des pouvoirs de police entre les mains des autorités civiles »[35] sont du seul ressort du Président, « chef des armées » (article 15). Les constitutionnalistes notent l’imprécision des motifs qui conduisent le président à décider, de façon souveraine, de les mettre en œuvre, le très insuffisant contrôle exercé par le Parlement, enfin la durée imprécise de ces mesures exceptionnelles. Dans tous les cas, l’activation de ces mesures qui suspendent les libertés civiles met l’armée au centre du dispositif. A ce propos, les spécialistes notent qu’« on cherchera vainement dans la Constitution une explicitation de ce que seraient les conditions d’intervention des forces armées sur le territoire national »[36]. Ils s’interrogent donc sur le degré d’autonomie de l’institution militaire – personnalisée par le chef d’état-major des armées (CEMA) – vis-à-vis du pouvoir politique dans le cadre de l’état d’exception.
La réponse ne se trouve pas dans l’habileté présumée de la rédaction de la constitution. Elle viendra de l’état des rapports sociaux, qui sont déterminés par un ensemble de facteurs hiérarchisés et interdépendants tels que l’ampleur de la crise économique, le degré de tension entre les classes sociales, l’attitude de la population vis-à-vis des dirigeants politiques, et bien sûr l’importance de l’assise matérielle et idéologique de l’institution militaire dans la société. Il faudra de plus un évènement fortuit ou contingent qui donnera l’opportunité d’aggraver l’état d’exception.
Il est en tout déjà clair que la montée en puissance de l’armée au cours des dernières années, tant dans les interventions à l’étranger que par sa présence sur le territoire métropolitain et d’outre-mer (7150 soldats hors de métropole dont 1450 en Nouvelle-Calédonie) modifie les rapports entre le politique et la hiérarchie militaire. Celle-ci le fait savoir. Le général Pierre de Villiers, chef d’Etat-major des armées (CEMA), considérait que l’opération Sentinelle introduisait « une rupture stratégique [car] les forces de sécurité intérieure ont besoin du renfort substantiel et durable des forces armées »[37]. Sa démission en juillet 2017, au-delà des ambitions personnelles d’un militaire appuyé sur un solide plan média[38], portait sur une question de fond : les responsabilités respectives du pouvoir politique et de l’armée dans le maintien de l’ordre intérieur.
En termes plus feutrés, mais tout autant significatifs, cette question est abordée par le général François Lecointre, qui a remplacé de Villiers comme CEMA. Il insiste sur le fait que l’Etat-major ne veut pas endosser l’embourbement politico-militaire au Sahel de la France face aux terroristes contre lesquels « nous n’aurons jamais de victoire définitive » [39]. Il s’étonne de ne pas avoir été informé de la mobilisation des soldats de la force Sentinelle lors d’une manifestation des “gilets jaunes” en mars 2019. Il redessine les besoins financiers massifs de l’armée – et plaide donc pour de nouvelles augmentations du budget militaire – afin de la préparer à l’éventualité d’un conflit de haute intensité, c’est-à-dire un conflit contre d’autres Etats puissants.
Dans un pays dont les deux derniers siècles entremêlent en permanence le fonctionnement démocratique et l’irruption de l’armée sur la scène politique, et dans le contexte actuel de grave crise sociale et d’état d’exception dans lequel la France s’est progressivement installée, la nature du pouvoir présidentiel et ses relations avec ceux de l’armée sont des questions essentielles qui ne devraient pas uniquement être débattues dans les sommets de l’Etat.
Claude Serfati
Notes
[1] https://statistiques.pole-emploi.org/stmt/publication
[2] « Décrets PASP : fichage massif des militants politiques », laquadrature.net/2020/12/08/decrets-pasp-fichage-massif-des-militants-politiques/
[3] Entretien avec Sud-Ouest, 28 novembre 2020.
[4] 7 septembre 2020 au micro de BFMTV, https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bourdin-direct/gerald-darmanin-face-a-jean-jacques-bourdin-en-direct-07-09_VN-202009070088.html
[5] Alain Bertho, « L’État a-t-il le monopole du complotisme légitime ? » www.regards.fr
[6] Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, « Notre peine est immense, et les charognards sont là », 24 octobre 2020, https://www.contretemps.eu/attentat-samuel-paty-recuperation-islamophobie-autoritarisme/
[7] Cité par Lachaise Bernard, « De Gaulle et les gaullistes face aux conflits sociaux au temps du RPF », 1980, http://books.openedition.org/irhis/1083
[8] INSEE, « Les inégalités sociales à l’épreuve de la crise sanitaire : un bilan du premier confinement dans Portrait social 2020 », décembre 2020.
[9] « Confinement : pièce d’identité, ticket de caisse… les justificatifs à présenter en plus de l’attestation », La Dépêche, 28 novembre 2020, https://www.ladepeche.fr/2020/11/28/confinement-piece-didentite-ticket-de-caisse-les-justificatifs-a-presenter-en-plus-de-lattestation-9225654.php
[10] Marx décrit ainsi l’appareil d’Etat sous Napoléon 3 : « l’immense organisation bureaucratique et militaire » […] son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée de cinq cent mille hommes […] effroyable corps parasite qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores », Le 18 brumaire de L. Bonaparte, 1851, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm
[11] Filhol Emmanuel , « La loi de 1912 sur la circulation des nomades » (Tsiganes) en France », Revue européenne des migrations internationales, 2007, vol. 23 – n°2.
[12] Ilsen About , « Identifier les étrangers. Genèses d’une police bureaucratique de l’immigration dans la France de l’entre-deux-guerres », dans Gérard Noiriel. L’identification des personnes. Genèse d’un travail d’État, Belin, 2007.
[13] Noiriel Gérard, Les Origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999.
[14] https://www.vie-publique.fr/rapport/277185-livre-blanc-de-la-securite-interieure
[15] Les rédacteurs du Livre blanc ne reprennent toutefois pas à leur compte cette phrase, écrite par un ennemi de Big Brother : « Les progrès techniques eux-mêmes ne se produisent que lorsqu’ils peuvent, d’une façon quelconque, servir à diminuer la liberté humaine » (chapitre 9).
[16] Id., p.231.
[17] « La technopolice, moteur de la “sécurité globale” », 13 novembre 2020, laquadrature.net/2020/11/19/la-technopolice-moteur-de-la-securite-globale/
[18] https://www.ohchr.org/fr/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26560&LangID=fs
[19] « Emmanuel Macron’s illiberal plan to protect the French police », Financial Times, 26 novembre 2020.
[20] Winock Michel , « De Napoleon à De Gaulle : La tentation bonapartiste », L’Histoire, n° 124 , juillet-août 1989.
[21] Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, Compte rendu Commission de la défense nationale et des forces armées, Assemblée Nationale, n° 35,16 février 2016.
[22] Nathalie Guibert, « Le “général” Macron a encore du mal à se faire comprendre par les armées », Le Monde, 13 mai 2019.
[23] Serfati Claude, Le militaire. Une histoire française, Editions Amsterdam, Paris, 2017.
[24] de Prémonville, 2020
[25] Elles ne sont jamais appelées “guerres” car ceci exigerait une autorisation du Parlement.
[26] Serfati Claude , 2001, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, La discorde, Editions Textuel
[27] Pour un examen récent, voir Claude Serfati, « La centralité du militaire et ses effets sur le système productif de la France », juin 2020, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-24-ete-2020/dossier-la-transformation-du-systeme-productif/article/la-centralite-du-militaire-en-france-et-ses-effets-sur-le-systeme-productif-et
[28] Communiqué de 14 ONG, « Une occasion unique de mettre fin à l’exception française : Appel pour la mise en place d’un contrôle parlementaire des ventes d’armes françaises », 16 novembre 2020.
[29] Defense et sécurité nationale. Le Livre blanc, juin 2008, Odile Jacob/La Documentation Française, p.57
[30] La Revue stratégique et de défense et de sécurité nationale 2017, p.71.
[31] Déclaration de M. Manuel Valls, Premier ministre, sur le continuum entre la sécurité intérieure et extérieure dans la lutte contre le terrorisme djihadiste, l’opération Sentinelle et le projet de Garde nationale, la nécessité d’une augmentation des efforts de défense de l’Union européenne et le rôle de l’OTAN, 6 septembre 2016 https://www.vie-publique.fr/discours/200358-declaration-de-m-manuel-valls-premier-ministre-sur-le-continuum-entre
[32] Voir dans le chapitre 5 « Vers l’état d’urgence permanent : « Retour sur l’ennemi intérieur ».
[33] Rigouste Mathieu « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire », Cultures & Conflits, 67, 2007.
[34] Fillieule Olivier et Jobard Fabien, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020..
[35] Rousseau Dominique, « L’état d’urgence, un état vide de droit(s) », Revue Projet, 2006/2 (n° 291), p.21.
[36] Landais Claire, Ferran Pierre, « La Constitution et la guerre. La guerre est-elle une affaire constitutionnelle ? », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2016/2 (N° 51).
[37] Audition du général Pierre de Villiers, Commission de la défense nationale et des forces armées, Assemblée Nationale, 15 octobre 2015.
[38] Kilian Sturm, Pauline Perrenot, « Général, nous voilà ! » : les éditocrates avec Pierre de Villiers » acrimed.org/General-nous-voila-les-editocrates-avec-Pierre-de
[39] Audition à huis clos du général François Lecointre, Commission des affaires étrangères, Assemblée Nationale, 6 novembre 2019.