Au centre de Varsovie se font entendre sifflets et klaxons : c’est le grognement des campagnes mécontentes. Des milliers d’agriculteurs sont venus cet automne montrer aux autorités ce qu’ils pensent de la proposition de loi d’amélioration du bien-être animal.
Arek possède près de Zuromin [dans le centre du pays] un élevage de 50 000 poulets – c’est le minimum pour que l’exploitation soit rentable. Les urbains voudraient pouvoir acheter un poulet pour 1,5 euro en supermarché, et en plus qu’il soit bio, sans antibiotiques et élevé en plein air. Ce n’est pas possible !
Arek a peur que la baisse des exportations de volaille provoque une baisse des prix et tue le secteur. Il a vingt salariés payés 750 euros nets par mois, c’est plus que ce qu’il gagne lui-même. La seule chose qu’il a pu s’offrir en vingt-sept ans de travail acharné, c’est une Opel Astra millésime 2007. Avec ses frères, ils avaient dû emprunter 400 000 euros pour moderniser l’exploitation familiale.
Les urbains ne veulent même pas ramasser les crottes de chien sur le trottoir mais veulent apprendre à Arek à élever des animaux ? S’il ne prenait pas soin de ses poules, personne ne voudrait les lui acheter. Et puis, il ne faut pas exagérer : ce ne sont que des animaux ! Dieu a dit “dominez la terre”.
L’initiative législative vise à interdire l’exportation de viande halal et casher. Déjà en 2013, une interdiction de l’abattage rituel avait été adoptée, mais au bout de deux ans, la Cour constitutionnelle l’avait déclarée contraire à la liberté de religion. C’est pourquoi la nouvelle proposition doit bannir l’exportation de ce type de viande, mais en permettre la production pour les besoins des communautés juives polonaises.
“En 2013, les cours avaient chuté de 10 %. Cette fois, cela peut être pire, redoute l’économiste Benedykt Peplinski. En Pologne, la viande issue de l’abattage sans étourdissement représente environ 30 % des exportations de bœuf et 58 % des exportations de volaille.”
Pawel Rawicki, président de l’association proanimale Cages ouvertes, rétorque que l’interdiction ne vise que l’abattage sans étourdissement, pas l’abattage rituel. C’est une différence importante, car certaines communautés musulmanes, notamment en Europe et en Turquie, admettent comme halal la viande d’animaux étourdis avant leur abattage.
Les éleveurs veulent néanmoins le retrait pur et simple du projet, se plaignant de la facilité avec laquelle l’opinion publique peut être manipulée. Il suffit d’un petit film sur Internet qui montre de mauvaises conditions de traitement des animaux pour créer une mauvaise image des agriculteurs. Comme si les chiens en appartement étaient mieux traités que les visons en cage [la proposition de loi doit aussi mettre fin à l’élevage des animaux à fourrure]…
Pendant la manifestation, Joanna, 23 ans, monte sur scène. “Si nous permettons aujourd’hui que les agriculteurs soient persécutés, que des étrangers puissent pénétrer dans nos exploitations et nous enlever nos bêtes avec l’aide de la police et des services vétérinaires, nous allons disparaître. Il y aura toujours de la viande, mais elle sera importée et sentira mauvais ! Pendant des années, nous avons mis aux normes nos exploitations en tenant compte du bien-être animal. Dans les campagnes, personne ne martyrise les bêtes, ce n’est plus le Moyen Âge. Les écolos auront sur leurs mains le sang des agriculteurs, car, avec leurs dettes, ils ne tiendront plus.”
“Dans les villes, le lien avec les animaux est plus émotionnel”
En réalité, les organisations de protection des animaux n’auront pas davantage le droit d’envahir les exploitations. “Nous avons cette compétence depuis vingt-trois ans. Le nouveau texte dit seulement que la police aura l’obligation de nous accompagner pendant les contrôles, précise Mikolaj Jastrzebski de la fondation proanimale Viva ! Si un éleveur prend soin de ses animaux, nous ne pouvons pas intervenir. Nous n’essayons même pas, car il faut alors placer les bêtes ailleurs et un tribunal vérifie ensuite si l’intervention était justifiée. La majorité de nos interventions concernent des animaux de compagnie.”
Il ne fait aucun doute que la discussion sur la proposition de loi a pour fond une querelle philosophique sur le rôle des animaux en ville et à la campagne. “Dans les villes, le lien avec les animaux est plus émotionnel, et à la campagne plus rationnel et utilitaire, estime le spécialiste de zootechnie Roman Kołacz. J’explique aux agriculteurs que le bien-être des animaux ne consiste pas seulement à les protéger de la douleur, de la faim ou du gel, mais aussi de la peur. En outre, par exemple, picorer est un instinct inné chez les poules. L’impossibilité pour elles de donner cours à leurs instincts provoque des souffrances comportementales. Selon moi, les agriculteurs polonais comprennent cela et ils savent que des animaux bien traités tomberont moins malades, produiront plus de lait ou seront plus gros. Peut-être que les agriculteurs n’affichent pas la sensibilité des défenseurs des droits des animaux, mais ils ne sont pas dépourvus d’empathie.”
Mikolaj Jastrzebski ajoute que le conflit entre agriculteurs et activistes est artificiellement attisé par le lobby des producteurs de fourrure, qui se font passer pour de véritables agriculteurs. “Je ne crois pas que nous ayons dépeint les éleveurs de volaille, de bœufs ou de porcs comme des barbares. Moi, je ne mange pas de viande et de produits d’origine animale, mais je consomme d’autres choses produites par les agriculteurs. J’ai de la famille à la campagne et je respecte leur dur labeur. Nous vivons dans un pays où la majorité des gens mangent de la viande. Personne ne veut les forcer à devenir végans. Nous voulons seulement que les animaux ne souffrent pas.”
Un élevage de visons, est-ce vraiment de l’agriculture ?
Au village d’Ostrzeszów, dans le Sud-Ouest, où vit Sabina, personne ne va manifester à Varsovie, car les gens savent à quoi ressemble un élevage de visons. La puanteur est incroyable, et l’odeur n’est pas celle du fumier à laquelle ils sont habitués. Cela sent le cadavre.
Sabina aurait beaucoup à dire sur l’élevage de visons de son voisin, déclaré comme un élevage de lapins et formellement divisé en plusieurs exploitations plus petites pour contourner les limites réglementaires. Est-ce vraiment de l’agriculture ? La fourrure n’est pas indispensable à la survie.
Il y a huit ans, Sabina a repris les 11 hectares de champs céréaliers de son père. Elle a vendu le cochon et les vaches, car elle n’avait personne pour l’aider à s’en occuper. Son mari travaille comme soudeur en Allemagne, son fils est diplômé d’informatique. L’exploitation ne suffit pas à vivre, c’est pourquoi Sabina travaille en journée comme serrurière.
À la campagne, le rapport aux animaux a changé. Aujourd’hui, si quelqu’un devait martyriser un chien, il aurait immédiatement affaire à tous ses voisins. Ce sont désormais les agriculteurs qui sauvent les chiens attachés aux arbres et abandonnés par des urbains venus ramasser des champignons. Qui d’autre ?
Autour de Sabina, les vieux votent pour le PiS [le parti national-conservateur au pouvoir] et les jeunes contre. Même s’ils bénéficient eux-mêmes de 500 + [une allocation familiale de 500 zlotys, soit 120 euros par enfant et par mois], ils en ont assez des dépenses sociales, car ils voient que tout coûte plus cher. Concernant le bien-être animal, tout le monde soutient néanmoins le PiS.
Dans les environs de Starachowice, dans le Sud-Est, il n’y a presque plus d’agriculteurs. Les jeunes sont partis à l’étranger ou à Varsovie, ceux qui sont restés travaillent pour le secteur public ou font la navette vers et depuis la ville. Vu les cours actuels, l’agriculture n’est plus rentable, d’autant que les fermes ne dépassent jamais quelques hectares.
“Le végétarisme, c’est une fantaisie”
Kasia, 35 ans, est la dernière de sa famille à continuer. Elle a reçu de son père dix hectares, cinq vaches et seize cochons, et ils vivent tous ensemble dans une grande maison. Le mari de Kasia est employé comme conducteur à la mine, elle a travaillé un temps dans une friperie avant de revenir à la ferme, attirée par les dotations pour jeunes agriculteurs. Dès six heures du matin, elle change la litière des vaches, prépare le déjeuner. Après son travail, son mari fait encore quelques tours de tracteur.
La protection des animaux ? Kasia est d’accord pour fermer les élevages de visons dès demain, mais estime qu’il ne faut pas non plus aller trop loin dans l’autre sens. Les écologistes s’inquiètent davantage pour les animaux que pour les humains. Le végétarisme, c’est une fantaisie. Kasia le sait, sa nièce de dix-huit ans ne mange pas de viande. Dernièrement, elle est venue l’aider dans les champs. Après quelques heures de battage, elle a failli s’évanouir. Quand on a un travail physique, on doit bien manger. En outre, Kasia n’aurait pas les moyens de ne manger tous les jours que des légumes, des brocolis et du muesli.
Sans le 500 + pour son fils et sa fille, Kasia n’arriverait pas à s’en sortir. Elle aime également le patriotisme du parti au pouvoir, c’est pourquoi l’initiative sur le bien-être animal ne changera pas ses opinions politiques. Elle continuera à voter PiS.
Bartosz Józefiak
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