Mathieu Bock-Côté (MBC) est la figure emblématique de la droite au Québec. Chroniqueur au Journal de Montréal et auteur prolifique, il est de toutes les tribunes médiatiques. Depuis quelques années, il est aussi très sollicité en France, avec des chroniques dans le Figaro, le journal Causeur, Valeurs actuelles, Le Point et sur la chaîne de télévision France 2. MBC se définit comme un conservateur. « Je viens d’une famille conservatrice », écrit-il dans la courte autobiographie qui figure dans l’épilogue de son livre, Fin de cycle. Aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012). Conservateur et tout aussi fièrement anticommuniste. Lors de la chute du mur de Berlin, son père l’avait installé devant la télévision. « Il exultait. J’exultais avec lui. Nous avions gagné », rapporte-t-il dans le même ouvrage.
Dans son premier livre, La Dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), il procède à une critique percutante du nationalisme civique, articulé autour de la Charte des droits. « La nation, écrit-il, ne saurait être une simple construction juridique ou un rassemblement trop hétéroclite de valeurs trop universelles pour vraiment marquer la particularité d’un peuple. » Il lui faut, précise-t-il, « s’épaissir d’une culture, d’une mémoire, de traditions – pour le dire avec Fernand Dumont, de raisons communes ». Dans Fin de cycle, il affirme que la question identitaire québécoise ne se limite pas à la question linguistique et à celle de la laïcité, mais également à son héritage catholique et à « certains contenus hérités de la vieille identité canadienne-française qu’il n’est plus possible de déformer sur les traits de la “Grande Noirceur” ». Il critique le nationalisme de Pierre Bourgault et du RIN, qualifié de « révolutionnarisme » faisant la promotion d’un indépendantisme qui avait moins à voir « avec le nationalisme historique qu’avec le socialisme », avec pour conséquence que le « Québec n’était plus une nation française appartenant à la civilisation occidentale », mais une société du tiers-monde ! Cependant, René Lévesque trouve grâce à ses yeux, le PQ ayant sous sa gouverne « reconnu l’expérience historique canadienne-française ». Mais le souverainisme a vite dégénéré, selon lui, en social-technocratie.
Dans son autobiographie, il écrit que son nationalisme « conservateur » s’est fixé peu à peu « sur une question qui m’intéressait depuis longtemps, mais qui a fini par m’obséder : la critique du multiculturalisme ». C’est d’ailleurs à cette question qu’il consacre le premier chapitre de son ouvrage Le Nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels (Boréal, 2017). Un livre dans lequel sa réflexion dépasse le cadre du Québec pour embrasser les questions fondamentales du débat occidental.
Le nouveau régime
Le nouveau régime, que MBC soumet à la critique, est celui du fondamentalisme des droits de l’homme (avec la judiciarisation du politique), conjugué au culte de la diversité (multiculturalisme) et à l’économie de marché (mondialisation). L’idéologie des droits conduit à la sacralisation des chartes des droits de l’homme, coupées de toutes références nationales, culturelles et historiques. L’homme moderne, défini par les chartes, apparaît comme désincarné, sans culture ni mémoire. La citoyenneté est vidée de tout contenu identitaire, affectif et historique. Les États ne se définissent plus à partir de leur réalité historique, mais de valeurs universelles.
Face à cet homme, délivré de toute appartenance historico-culturelle et prêt à accueillir toutes les différences, il y a, écrit MBC, « l’autre » auquel il doit « s’ouvrir » sans préjugés, « l’autre » étant l’exclu : l’immigrant, l’homosexuel, la femme, etc. Déjà, dans La Dénationalisation tranquille, MBC critiquait le philosophe Jocelyn Maclure qui marginalisait la nation : « Il est maintenant impossible de tenir pour acquis que la nationalité vient nécessairement avant les autres filières identificatrices du sujet telles que l’ethnicité, le genre, l’identité sexuelle, l’appartenance de classe, etc. ». Pour MBC, au contraire, la nation est le cadre national dans lequel s’exerce la démocratie. Si on la marginalise, la secondarise ou l’élimine, ne reste, aux yeux de ses détracteurs, que la populace, la « tyrannie de la majorité », dont doit nous protéger le gouvernement des juges, « à la manière d’un despote éclairé, gardien de l’orthodoxie chartiste et du consensus multiculturaliste ».
MBC impute à la « contre-culture » et à la gauche soixante-huitarde la responsabilité de cette situation. Il en décrit bien les manifestations, les incohérences et les aberrations, mais sans s’intéresser à ses origines. La contre-culture s’est propagée aux États-Unis avec la bénédiction de la classe dirigeante comme voie d’évitement pour les jeunes du « babyboom » à une époque où le mouvement de contestation de la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques, dirigée par Martin Luther King, menaçaient les fondements même de l’impérialisme américain. Par la suite, les universités américaines ont pris la relève en multipliant les programmes sur les minorités et les questions identitaires, jusqu’à ce qu’elles se répercutent dans le programme du Parti démocrate, dont elle est devenue la marque de commerce.
Pour l’illustrer, l’essayiste Mark Lilla décrit, dans son livre La gauche identitaire. L’Amérique en miettes (Stock, 2018), les sites web respectifs du Parti républicain et du Parti démocrate. Le premier met de l’avant un document intitulé Principes pour le renouveau de l’Amérique, qui énonce les prises de position républicaines sur onze questions de politique générale. Aucun document semblable n’existe sur le site démocrate. « Au contraire, écrit-il. En bas de la page d’accueil se trouve, sous la rubrique “Les gens”, une liste de liens. Et chaque lien mène à une page taillée sur mesure pour plaire à un groupe ou une communauté distincte : les femmes, les Hispaniques, les Américains ethniques (ItaloAméricains, Polonais-Américain, GermanoAméricain, etc.), les Américains d’origine asiatique, les Américains originaires des îles du Pacifique… Il y a dix-sept groupes de ce genre, et dix-sept messages différents. » Nonobstant la critique de Lilla sur ce fractionnement identitaire, avec laquelle serait d’accord MBC, il est envisageable aux États-Unis, étant donné la répartition géographique de ces groupes, que cela puisse servir de programme politique à un parti. Mais une telle politique identitaire au Québec, comme c’est le cas pour Québec Solidaire, confine ce parti dans la région de Montréal, où habitent la très grande majorité des membres des communautés issues de l’immigration.
Il existe également un lien entre l’homme désincarné, sans culture, sans mémoire, avec l’idéologie de cette nouvelle fraction de la bourgeoisie, celle des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), et de leurs dirigeants à la Steve Jobs, « cool », vêtus de jeans et t-shirts, « ouverts à l’autre », qui déclinent toute responsabilité historique dans le colonialisme, le racisme et l’impérialisme de leur pays. Par un habile tour de passe-passe, ce sont les classes populaires qu’ils accusent de racisme et de xénophobie pour leur supposée « fermeture » à l’égard des immigrants, comme l’a bien démontré Christophe Guilluy dans No Society, La fin de la classe moyenne occidentale (Flammarion, 2018).
Le catholicisme, remède à « l’angoisse occidentale »
Dissolution, décadence, démantèlement, déracinement, déconstruction. Des vocables qui reviennent régulièrement sous la plume de MBC. Dissolution des sociétés, décadence de la civilisation occidentale, démantèlement de la France historique, déconstruction de la souveraineté populaire, qui conduisent à une « angoisse de civilisation », particulièrement devant la montée de l’islam qui, lui, porte une forte conscience communautaire. Comment y résister ? MBC évoque l’alliance, au cours de la Guerre froide, entre les libéraux et les conservateurs « pour une commune défense de la civilisation occidentale ». Mais, depuis les années 1990, la synthèse libérale-conservatrice s’est défaite. Les libéraux participent désormais à la déconstruction des grandes institutions « traditionnelles », menée au nom des droits de l’homme.
Alors, quelle est la solution ? Le catholicisme ! Rien de mieux qu’une religion pour affronter une autre religion. MBC partage l’inquiétude du pape Benoît XVI, qui se demandait si la déchristianisation de la civilisation européenne ne risquait pas de la rendre étrangère à elle-même. Le danger serait, selon MBC, que l’Europe vidée du christianisme s’emplisse de croyances loufoques ou, pire encore, se convertisse, à long terme, « à une foi plus puissante, idéologique ou religieuse, susceptible de répondre aux besoins spirituels des uns et au désir d’une identité sociale forte des autres ». Lire : l’islam.
Cependant, MBC constate un détachement des fidèles envers le catholicisme, attribuable en partie à un « renoncement à la part d’esthétique que portait le catholicisme romain, au nom d’une religion démocratisée et horizontalisée ». Lire : Vatican II. Le coupable : Jean XXIII. Comble de malheur, nous assisterions à la déseuropéanisation du christianisme, déjà en cours avec le sud-américain pape François qui semble croire, se désole MBC, que « le catholicisme a quitté son berceau et qu’il a désormais ses assises démographiques en Amérique latine et en Afrique ».
Le pacifisme décrié
Bien sûr, nous dit MBC, l’islam est « une des grandes civilisations de l’humanité » et « une de ses grandes traditions spirituelles », mais on peut se demander, s’empresse-t-il d’ajouter, « s’il peut se transplanter pacifiquement dans les pays occidentaux ». Il évoque une solution : Que l’islam s’occidentalise. Qu’il s’adapte aux lois de l’Europe. Mais aussi à ses mœurs. Qu’il envoie des signaux qu’il entend « vivre à l’occidentale ». Qu’il nous rassure avec l’émergence d’« un islam de culture française acceptant d’évoluer dans un pays laïc de marque chrétienne ». Mais, parallèlement, l’Europe doit assumer « son épaisseur culturelle, ses traditions spécifiques ». Autrement dit, se rechristianiser ! On comprendra que MBC n’est pas trop optimiste. « Toutes les cultures ne sont pas faites pour habiter dans un même espace politique », écrit-il, avant de poser « la question politique centrale : qu’avons-nous en commun ? »
En fait, les êtres humains ont beaucoup en commun. Au cours de l’histoire, ils ont su transcender leurs différences raciales, linguistiques et religieuses pour accomplir de grandes choses, surtout lorsqu’ils ont refoulé la religion dans la sphère du privé. C’est la réalité, entre autres, du mouvement ouvrier depuis la formation des premiers syndicats, des premières associations ouvrières. Mais MBC ne s’intéresse pas au mouvement ouvrier ni aux classes sociales en général. Dans sa conception du monde, il n’y a que des nations et des pays dirigés par de grands hommes… qui s’affrontent !
Dans Le Nouveau régime, il consacre un chapitre à Julien Freund (1921-1993), un philosophe et sociologue français associé à l’extrême droite, qu’il ressuscite parce qu’il « a pensé toute sa vie la figure de l’ennemi » ! Il n’y aurait pas, selon lui, « de philosophie politique sérieuse si elle évacuait la question de l’ennemi ». Et quel est l’ennemi, selon MBC ? On vous le laisse imaginer. Le problème avec les guerres actuelles, soutient MBC, est qu’elles sont menées et justifiées par des motifs humanitaires et au nom des droits de l’homme, « comme s’il y avait quelque chose de moralement avilissant à faire la guerre au nom de l’intérêt national ou pour des considérations géopolitiques particulières ».
MBC, dont le héros est de Gaulle, aimerait bien être le chantre d’une nouvelle croisade. Mais, malgré son statut de vedette en France, il ne peut faire abstraction de ses origines, soit d’appartenir à une petite nation et, qui plus est, dont le pacifisme est une des valeurs cardinales. Ce qu’il déplore d’ailleurs. Dans le chapitre consacré à Éric Zemmour dans Le Nouveau régime, il rappelle un article de Kundera célébrant les petites nations (« Un Occident kidnappé »), qui se définissent par leur précarité. MBC se console en y voyant « un rapport fondamentalement conservateur au monde ». Il ajoute : « La nation demeure le cadre d’une appartenance politique et culturelle à l’échelle humaine, et les petites nations auraient cette vertu de l’avoir toujours su. Pour elles, la conservation de leur propre existence est un projet ». Après cet éloge de la « survivance », il cite Alain Finkielkraut qui reproche à Zemmour de considérer que « le patriotisme français doit nécessairement avoir quelque chose d’impérial » et que « la France ne saurait être une petite nation sans trahir sa vocation ». MBC essaie de réconcilier les points de vue en se demandant si la France n’est pas aujourd’hui « la plus grande des petites nations ». Pas convaincu que Zemmour ait apprécié !
La nouvelle (extrême) droite française
Dans Le Nouveau régime, MBC se demande « comment entrer politiquement en opposition avec l’époque ? » Il énumère différentes possibilités. La première est « l’opposition frontale, brutale », mais il ajoute qu’« il y a un prix très élevé à payer pour se situer dans les marges disqualifiées et infréquentables de la cité ». Il en a fait l’expérience. En 2001, alors qu’il présidait le Forum Jeunesse du Bloc Québécois, il s’était attiré les foudres de la direction du parti en citant Charles Maurras dans une publication du groupe. Charles Maurras, qui a créé en 1889 L’Action française, est un monarchiste, admirateur de Mussolini et Franco. Son discours était déjà, à l’époque, que la France est en pleine décadence, se délite, perd sa chrétienté, son héritage façonné à travers les siècles. Maurras a salué comme une « divine surprise » l’arrivée au pouvoir de Pétain. À l’époque, MBC avait dû se dissocier publiquement de Maurras.
Plutôt que « l’opposition frontale », MBC plaide pour une « contestation dans les limites du système, en se permettant d’en repousser chaque fois les marges ». Son combat vise « l’hégémonie culturelle » en attendant les « circonstances exceptionnelles qui permettront de passer de l’alternance à l’intérieur des paramètres du régime à un changement politique véritable ». Cette stratégie, inspirée du théoricien marxiste Gramsci, est aussi celle du groupe qui gravite autour de Marion Maréchal, petite-fille du fondateur du Front national, JeanMarie Le Pen, et nièce de Marine Le Pen. Dans un article publié le 6 décembre 2018, sous le titre Two Roads for the New French Right sur le site Internet de la New York Review of Books, Mark Lilla décrit le parcours de ce groupe de brillants jeunes intellectuels français très présents dans les médias depuis cinq ans (Le Point, Valeurs actuelles, Le Figaro), avec des présences à la télévision, et qui ont leurs propres publications, des sites Internet (Limite, L’Incorrect) et publient des livres.
Selon Mark Lilla, ces jeunes renouent avec la tradition du conservatisme européen qui, depuis le XIXe siècle, a toujours reposé sur une conception organique de la société. Ils conçoivent l’Europe comme une seule civilisation chrétienne composée de différentes nations avec des langues et des coutumes différentes. Ils considèrent que l’Union européenne est un danger, parce qu’elle rejette la fondation religieuse et culturelle de l’Europe et tente plutôt de la fonder sur les intérêts personnels des individus. Ils laissent entendre que l’Union européenne a encouragé l’immigration d’une civilisation différente et incompatible, l’islam. Curieusement, plusieurs d’entre eux, comme MBC, affirment ne pas être croyants. Mark Lilla parle d’une inversion de la relation entre nationalisme et religion. Ce n’est plus l’affiliation religieuse qui détermine les conceptions politiques, mais les positions politiques qui aident à déterminer si quelqu’un va s’identifier avec une religion. Pour se préparer « aux circonstances exceptionnelles qui permettront un changement politique véritable », Marion Maréchal a créé à Lyon l’Institut des Sciences sociales, économiques et politiques (ISSEP), dont « l’objectif est de favoriser la naissance d’une nouvelle génération de décideurs qui placeront leurs ambitions au service de projets utiles à la société, qu’ils soient civils, associatifs, économiques et politiques ».
Mark Lilla ne mentionne pas le nom de MBC dans son article, mais dans Le vieux monde est de retour. Enquête sur les nouveaux conservateurs (Stock, 2018) Pascale Tournier présente MBC comme une des « têtes de pont les plus connues » de ce mouvement conservateur en France. Elle mentionne une vingtaine de fois le nom de MBC dans son livre et soutient qu’il « s’est taillé une place quasi incontournable dans le débat intellectuel français ». Mark Lilla reconnaît que l’intelligentsia française ne prend pas au sérieux ce groupe de jeunes conservateurs. Mais il soutient qu’elle a tort, tout comme elle a eu tort de ne pas prendre l’idéologie de Thatcher et Reagan au sérieux au début des années 1980. Le journaliste américain croit que Marion Maréchal et son groupe de jeunes conservateurs pourraient s’avérer être un puissant instrument pour édifier un nationalisme chrétien réactionnaire paneuropéen. Il ne manque que le déclenchement d’une crise majeure, l’avènement de ces « circonstances exceptionnelles qui permettront un changement politique véritable » pour que la bourgeoisie les appelle au pouvoir. Et, rapporte Pascale Tournier, Mathieu Bock-Côté prend soin d’expliquer qu’ils ne remettraient pas en cause les fondements économiques de la société : « Certains cultivent un antilibéralisme qui relève de la posture esthétique. Quel système alternatif proposer ? Je ne vois pas ».
Pierre Dubuc