C’est devenu une chronique régulière de la presse financière. Chaque jour ou presque, les journaux anglo-saxons prennent le pouls de la City de Londres. Tous tentent d’évaluer, qui par le prix des loyers et le taux de vacance de l’immobilier de bureau, qui par les annonces de déménagement d’activité ou de transfert d’actifs, la menace que fait peser le Brexit sur l’avenir de la place financière de Londres.
Lors de la campagne du Brexit en 2016, les partisans pour le maintien dans l’Union européenne avaient agité le spectre d’un exode massif des activités financières en dehors de la City, la fin de la première place financière du monde. Goldman Sachs a déjà transféré une partie de ses activités à Paris et devrait y ouvrir sa plateforme de négociations sur les actions à partir du 4 janvier. Sa branche gestion de fortune a déménagé au Luxembourg. Morgan Stanley vient d’annoncer le transfert de 100 milliards d’euros d’actifs à Francfort. Des hedge funds et plateformes de transaction ont annoncé leur départ vers Amsterdam.
Mais ces mouvements ne s’apparentent pas, pour l’instant, au cataclysme redouté. Quelque 7 500 emplois, soit à peine 4 % du total, ont quitté la City pour aller sur le continent, selon un rapport de l’auditeur EY. Environ 1 200 milliards de livres (1 320 milliards d’euros) de capitaux ont été rapatriés de Londres vers le continent.
Pour l’instant, le secteur financier britannique est parvenu à endiguer les fuites. La chance de la City est de n’avoir aucune place européenne capable de rivaliser avec elle. Entre Paris, Francfort et Amsterdam, les banques hésitent, installent une activité ici, l’autre là, sans parvenir vraiment à choisir et trancher. Cela a permis d’éviter des départs massifs et immédiats de la City.
Qu’adviendra-t-il après le Brexit ? À ce stade, personne ne le sait. Mais tous s’inquiètent, au vu de la hauteur des enjeux. Les services financiers de la City ont permis à la Grande-Bretagne d’enregistrer un excédent commercial de 77 milliards de dollars en 2019. Ce qui place Londres devant tous les autres centres financiers – New York, la Suisse, Singapour ou le Luxembourg.
Penser que la City sortira indemne du Brexit est un leurre, préviennent plusieurs analystes. Londres est menacée par une lente hémorragie, assurent-ils, alors que la volonté des Européens de reprendre la main sur les activités financières semble désormais affirmée. « Il n’y a pas de clarté sur ce que sera l’avenir mais il y a une certitude, il ne ressemblera pas à ce qu’il est aujourd’hui. Et pour de bonnes raisons, parce que le Royaume-Uni a voté pour quitter l’Union européenne », a rappelé le 15 décembre Mairead McGuinness, commissaire européen aux services financiers.
Dans le cadre des négociations sur le Brexit entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne, les activités financières ont toujours été traitées à part : les deux camps ont préféré se concentrer sur les relations commerciales, les échanges physiques, laissant la question compliquée de la finance, de sa régulation et de son contrôle à une autre commission. Mais rien ne semble vraiment réglé. Bruxelles n’a pas encore indiqué quels droits, sur quels marchés, de quelle manière la City pourrait continuer à travailler sur le marché européen dans ce moment chaotique. Afin de ne pas diminuer sa main, la Commission a demandé à tous les États membres de ne pas discuter séparément avec Londres, rapporte le Financial Times.
Le 11 décembre, le gouverneur de la banque d’Angleterre, Andrew Bailey, doutant d’une issue négociée entre l’Europe et la Grande-Bretagne, a émis un sérieux avertissement. Sans un accord sur le Brexit, « la volatilité sur certains marchés, et des perturbations dans les services financiers, particulièrement pour les clients basés sur le marché européen, peuvent augmenter », prévient-il.
Mais même si la finance n’est pas au cœur des discussions actuelles comme peuvent l’être l’accès au marché européen ou la pêche, la Commission européenne a cependant indiqué le but qu’elle voulait atteindre : puisque la Grande-Bretagne quittait l’Union européenne, il n’y avait aucune raison qu’elle continue à concentrer chez elle l’essentiel des activités financières libellées en euros : la City réalise 60 % de toutes les opérations liées aux marchés européens des capitaux. Pour la Commission européenne, il n’y a aucun doute sur l’avenir : à terme, tout doit revenir sur le continent.
Séparer la City de l’Europe, l’idée paraît inconcevable pour les métiers de la finance qui ont pris l’habitude depuis des décennies de ne plus avoir aucune barrière, de faire transiter partout dans le monde les capitaux à la vitesse de la lumière. Mais cette rupture serait aussi un ébranlement des fondements qui ont assuré le formidable développement de la finance londonienne depuis soixante ans.
À partir des années 1960, la place financière de Londres a bâti ses premiers succès en s’inventant comme la plaque tournante financière entre les États-Unis et l’Europe, à l’époque les deux grands blocs économiques mondiaux. L’idée de cette transformation revient à un banquier, George Bolton, comme le rappelle un long article du Financial Times. Alors que la livre sterling est en train de perdre de son influence face au dollar, celui-ci préconise auprès des autorités de réformer la City, afin qu’elle devienne le centre international des marchés des capitaux, permettant de souscrire des crédits en devises étrangères, à l’abri des regards des gouvernements.
La mutation est lancée en 1963. Londres va rapidement devenir le lieu névralgique de l’eurodollar. C’est à Londres que les groupes américains rapatrient les profits réalisés par leurs filiales européennes, les recyclent à l’abri du fisc américain. C’est aussi à Londres où les firmes européennes échangent leurs francs ou leurs deutsche Mark contre des dollars pour aller à la conquête des marchés extérieurs, avant d’en recycler les bénéfices. S’appuyant également sur le marché pétrolier et sur le marché des matières premières, la City devient le grand centre offshore de la finance internationale, capable de négocier dans n’importe quelle devise, n’importe quel crédit, d’assurer n’importe quel contrat.
Mais la vraie explosion de la City vient plus tard : avec le « big bang », officiellement lancé en octobre 1986. Voulue par le gouvernement Thatcher, cette réforme est marquée par une série de déréglementations, de suppressions de taxes, de contrôle. La circulation des capitaux y est totale et sans entrave. L’ère de la financiarisation de l’économie avait sonné.
La City devient alors la place financière incontournable. Tous se rallièrent à la croyance que la valorisation en bourse des groupes devait être le mètre étalon des politiques publiques et que les dépenses publiques devaient s’ajuster au succès des premiers. Dans la grande bataille pour attirer les capitaux, les gouvernements américain et des différents pays européens ne tarderont pas à suivre Londres dans la voie des déréglementations à tout-va. Il fallait en être.
La moitié des transactions sur le marché des changes passe par la City
Tout un monde a émergé autour de la City. Les métiers d’avocats, d’auditeurs, de conseillers sont devenus les accompagnateurs des financiers pour les aider à imposer leurs règles : l’anglais, les lois britanniques sont désormais les normes juridiques des contrats internationaux (lors de la crise de l’euro, la commission européenne obligera ainsi la Grèce à réaliser ses émissions obligataires sous droit britannique, afin de la contraindre à se plier aux règles internationales).
La libéralisation des services financiers a conduit à la création puis la commercialisation de produits de plus en plus complexes, censés offrir les meilleures garanties entre risque et rendement, grâce à la magie des algorithmes. Des activités jusqu’alors faiblement développées prennent leur essor, notamment les marchés des dérivés. Conçus à l’origine pour offrir des couvertures (assurances) contre les risques de taux, de change, pour des contrats exports, ces produits dérivés s’appuient sur des services et notamment la compensation (clearing).
Cette activité relève de la tuyauterie financière mais elle est essentielle. Tous les jours, sur chaque produit, pour chaque client, une balance permet d’établir la position des contreparties afin de sécuriser les transactions financières. Ces métiers ont crû au fur et à mesure que les dérivés sont devenus des produits financiers en soi, des outils de spéculation pure, dont la crise financière de 2008 a révélé l’ampleur.
Cette puissance se dit en quelques chiffres. La City réalise aujourd’hui la moitié environ des transactions au jour le jour sur le marché mondial des changes. Un marché estimé à 6 600 milliards de dollars par jour. Elle concentre également la moitié des opérations au jour le jour sur le marché des dérivés de taux, estimé lui aussi à quelque 6 500 milliards de dollars par jour.
C’est sur ce marché des dérivés que l’Europe entend d’abord prendre sa revanche. Les plateformes de négociation et de compensation basées en Grande-Bretagne ont accaparé l’essentiel des transactions des produits dérivés libellés en euros. Elles assurent 75 % des opérations sur les dérivés de taux en euros, contre 13% à Paris et 2% à Francfort.
La Deutsche Bank a commencé à rapatrier ses activités sur les dérivés de Londres à Francfort dès 2018. Des plateformes ont décidé de s’installer plutôt à Amsterdam. La commission européenne espère que ce mouvement de transfert va se faire volontairement après le Brexit. Pour arriver à ses fins, elle a prévu malgré tout de s’appuyer sur une série de leviers. Le principal est celui des autorisations accordées à tous les intermédiaires pour pouvoir travailler sur le marché européen. S’y ajoutent la supervision des régulateurs sur toutes les institutions européennes et l’obligation d’équilibrer les activités entre l’Europe et Londres.
Un accord a été adopté en novembre permettant à la City de gérer la transition pendant dix-huit mois, jusqu’au 30 juin 2022. Mais les choses semblent loin d’être toutes résolues. Moins de quinze jours avant l’entrée en vigueur du Brexit, tout est encore dans le brouillard. Bruxelles n’a accordé aucune garantie aux plateformes de trading à Londres de pouvoir continuer leurs activités avec les banques et les grands groupes à partir du 1er janvier.
« Les marchés financiers seront perturbés à partir de janvier, à moins que l’Union européenne n’autorise les investisseurs européens à utiliser les plateformes de trading basées à Londres », ont prévenu les représentants de sept organisations de l’industrie financière britannique le 9 décembre. Ceux-ci annoncent être prêts à des solutions de substitution, en recourant aux plateformes américaines qui, elles, ont l’autorisation de travailler sur le marché européen.
Le deuxième front ouvert par l’Europe porte sur la gestion des actifs devenue une véritable industrie financière. Les hedge funds, les fonds d’investissement des gestionnaires de portefeuilles à Londres, contrôlent plus de 8 500 milliards de dollars d’actifs, selon l’association des fonds et des gestionnaires d’actifs européens. Ce qui fait de Londres la première place pour la gestion d’actifs en Europe, la deuxième dans le monde après New York. Alors que Paris, Francfort et autres ne cessent de perdre des points face à Londres, les régulateurs européens réclament un durcissement des règles afin d’obliger les hedge funds et les fonds qui gèrent les grandes fortunes et l’épargne européenne à relocaliser au moins partiellement sur le continent, d’y avoir des bureaux, des emplois. Ces demandes sont encore en discussion. Mais si elles deviennent des règles, une partie de ces fonds seront contraints de déménager.
Quant au marché actions, Londres a bien l’intention de défendre ses positions. Faute d’avoir obtenu à ce stade des autorités européennes les garanties sur « l’équivalence » – c’est-à-dire les autorisations qui assurent les mêmes droits entre Londres et les autres places européennes –, le régulateur britannique a décidé de contre-attaquer. Le 16 décembre, il a révélé son intention de libérer la négociation des actions de groupes européens de certaines exigences, notamment de transparence, imposées par les directives européennes (MiFID II). Une mesure qui ne peut qu’être applaudie par les milieux financiers, qui ont toujours considéré ces obligations comme des contraintes injustifiées.
La tentation risque d’être grande pour la City de s’enfoncer dans cette voie, de pousser encore plus loin la dérégulation afin d’attirer de nouveaux capitaux, de transformer la place de Londres en un gigantesque paradis fiscal. Au risque de créer des tensions supplémentaires avec l’Europe, qui reste, malgré tout, son partenaire le plus proche, alors que tous les espoirs mis par le gouvernement britannique de reforger « l’alliance du grand large » avec les États-Unis ont tourné court, même sous la présidence de Donald Trump.
Ce mouvement serait d’ailleurs à contre-courant des évolutions actuelles. La grande période de la mondialisation, de la déréglementation financière qui a fait la fortune de la City se referme depuis dix ans. Et la pandémie accélère la tendance. De plus, Londres n’a plus les mêmes atouts qu’auparavant : le monde a basculé. La finance s’est déplacée en Asie. Le continent asiatique représente 40 % de l’activité financière mondiale contre à peine 13 % pour l’Europe.
Loin de l’Asie, coupée désormais de son allié historique, Hong Kong, dont le centre financier est en voie de « normalisation » sous la férule du gouvernement chinois, isolée de l’Europe, la City peine à trouver des relais. Ce qui serait une perte d’influence pour la finance pourrait être une chance pour l’Angleterre, écrasée par une activité représentant plus de 10 % de son PIB, qui a imposé ses choix économiques et politiques pendant des décennies. Au point d’en oublier tout le reste du pays.
Martine Orange