Marta Lempart l’a formulé ainsi : « La révolution qui a commencé, ce n’est pas seulement une lutte pour l’avortement. C’est une lutte pour la liberté, qui a été très brutalement mise en cause et l’avortement en est le symbole ».
De quelle liberté s’agit-il, dont l’avortement est le symbole ? Il s’agit du droit de choisir dans la sphère intime – c’est clair. De l’égalité des sexes, dont le droit des femmes à l’autodétermination est un élément essentiel – c’est également évident. Et aussi de se libérer du parti Loi/Droit et Justice (PiS), auquel les manifestants disent d’aller se faire b…r ailleurs alors que les coordinatrices des manifestations suggèrent poliment la démission.
Mais ce qui est le véritable enjeu, c’est notre propre perception de ce que nous sommes en tant que société ou, comme le président Kaczynski le préfère, en tant que nation. Les mobilisations vont probablement bientôt s’arrêter, le PiS fera ce qu’il veut en matière d’avortement, mais le changement culturel sera irréversible.
« Le sujet n’accepte pas le jugement/le complément d’objet » [1] – c’est un des slogans des protestations, une bonne blague et un diagnostic génial de la situation.
Manifestation pour le droit à l’avortement à Bielsko-Biała en novembre 2020. © Silar
La grammaire du Grand Compromis
La grammaire sur laquelle se basait au cours des dernières 25 années le contrat social polonais est en train de s’effondrer sous nos yeux. Cette grammaire du Grand Compromis qui nous accompagne depuis deux décennies, conclu au seuil de la transformation entre les élites du pouvoir et l’épiscopat, a fait des femmes les otages de la modernisation polonaise. La stabilité des relations entre l’État et l’Église était fondée sur l’énormité du pouvoir et des privilèges de cette institution. L’épiscopat était censé stabiliser la transformation systémique et le processus d’adhésion à l’Union européenne en échange d’une réduction draconienne des droits des femmes et du rejet des droits des LGBT.
La Pologne est un pays catholique – cette phrase était répétée tel un mantra. Ce n’était pas une description de la réalité mais un décret. Ou une incantation ? L’identification du caractère polonais avec le catholicisme devait être notre spécificité dans l’Union. Et selon les visions du monde : le prix ou bien la récompense pour le « retour en Europe ».
Pour les fondamentalistes religieux du monde entier, cela signifiait que la Pologne allait jouer le rôle de cobaye pour leur vision du monde. Elle devait être un bastion du christianisme dans l’Europe devenant de plus en plus laïque, un champ de bataille pour les « valeurs familiales ». Et notre société devait l’accepter, car on supposait que c’était notre « code culturel ».
Ce grand compromis avait deux principes essentiels et plusieurs dispositions complémentaires.
Premier principe : La IIIe République reconnaît à l’Église un monopole incontestable en ce qui concerne les valeurs. Ce domaine des valeurs est largement limité à l’éthique sexuelle : d’où la loi anti-avortement, la présence des symboles religieux dans l’espace public et l’hostilité à l’égard des communautés LGBT confirmée par l’État. L’Église a également décidé de facto de restreindre progressivement l’accès à la contraception ; sa voix a été déterminante dans les litiges relatifs au remboursement des FIV.
En disant dans sa proclamation que « la caution morale que l’Église détient est le seul système moral connu de tous en Pologne » et que « son rejet, c’est le nihilisme », Jaroslaw Kaczynski a parfaitement résumé la conviction qu’il n’y a pas d’alternative au catholicisme en tant que source de moralité pour les Polonais. Selon une telle logique, c’est l’Église qui donne un sens à la réalité sociale. En dehors de l’Église c’est le vide. Ceux qui ont fréquenté l’instruction religieuse savent qu’en Europe, c’est la « civilisation de la mort » qui domine.
Et ceux qui n’ont pas eu cette instruction doivent comprendre que quelque chose cloche chez eux.
Le second principe définit ce que l’Église doit faire en échange de sa position privilégiée. Son rôle était d’apaiser les troubles et les conflits qui accompagnaient les transformations systémiques.
D’une part, il s’agissait d’atténuer les sentiments nationalistes, de l’autre calmer le mécontentement social résultant de la transformation néolibérale. L’Église devait être une sorte de tampon permettant d’intégrer la Pologne au sein de l’Union européenne et d’y rester ensuite.
Ajoutons qu’au début des années 1990, il y avait de bonnes raisons de croire que l’Église serait à la hauteur de ce rôle. Il y avait encore le pape qui patronnait l’entrée de la Pologne dans l’Union ; il y avait une fraction libérale assez active dans l’Église ; la Radio Maryja [2], nouvellement créée, avait déjà reçu des concessions locales, mais elle n’en a reçu une nationale qu’en 1994. Les néofascistes étaient des fous marginaux et pratiquement personne en Pologne ne contestait la transformation néolibérale, de sorte que le silence de l’Église ne surprenait personne.
Les dispositions complémentaires ont assuré, d’une part, la paix sociale (et donc la stabilité relative des gouvernements successifs) et, d’autre part, la sécurité du clergé. La disposition cruciale concernait le silence des femmes. On savait d’avance que toute manifestation de rébellion serait ridiculisée ou réprimée.
Un important mécanisme pour « détourner le regard » a été également mis en place – le compromis concernait la loi sur l’avortement, mais pas la réalité vécue des avortements. À aucun moment l’avortement clandestin n’a été un sujet d’intérêt pour l’appareil d’État.
Et enfin, une troisième disposition complémentaire, dont l’existence a été récemment révélée par les films des frères Sekielski [3] : l’impunité des prêtres responsables d’abus sexuels et des évêques qui les couvrent depuis de nombreuses années. En bref : la loi du silence autour de la pédophilie dans l’Église.
Lorsque j’ai présenté les grandes lignes du Grand Compromis lors d’un débat public organisé en ligne par l’Université ouverte Karol Modzelewski, on m’a demandé quelles preuves j’avais de son existence. Apparemment, les jeunes n’avaient jamais entendu parler de cela. Car il n’a été jamais été rédigé. On ne le trouve pas dans les livres d’histoire. Mais pour la génération de la transformation, en particulier pour les femmes, son existence était évidente. C’était l’air que nous respirions, les limites de la réalité dans laquelle nous devions vivre. Il était couvert par un silence honteux. En le nommant, en essayant de remettre en cause sa légitimité, on risquait le ridicule. Ce compromis a duré plus d’un quart de siècle. C’est un morceau de l’histoire polonaise – qui justement touche à sa fin.
Pour chercher les sources du Grand Compromis, on peut se reporter jusqu’au livre d’Adam Michnik, l’Église, la gauche, le dialogue (1977), qui a donné le ton des relations entre l’Église et l’opposition démocratique dans les années 1980. Mais c’est en 1993 qu’a commencé l’ère qui se termine aujourd’hui. Car même si le Grand Compromis concerne le pouvoir au sens large de l’Église en Pologne, il a été scellé par l’interdiction de l’avortement. L’Église s’est particulièrement préoccupée de cette question, elle n’a jamais abandonné.
La loi de 1993 ou les limites de la démocratie polonaise
Rappelons que avant cela il y avait la loi de 1956 : l’avortement était légal en cas de malformation du fœtus, d’une menace pour la santé d’une femme, lorsque la grossesse était le résultat d’un crime et – question clé – en raison des conditions de vie difficiles de la femme.
En 1993, l’interdiction de l’avortement – appelée à tort « compromis » – a été imposée. Plus d’un million de signatures pour un référendum national, recueillies par les « comités Bujak », ont été ignorées. Tels sont les faits.
Et quelle est leur signification profonde ? Eh bien, nous avons alors appris une chose fondamentale : dans la Pologne libre, sur les questions intimes – liées à la sexualité humaine, à la fertilité, à la reproduction – la décision appartiendra à l’Église catholique. C’est là que se situent les limites de la démocratie polonaise.
Pour beaucoup d’anciennes combattantes et combattants de l’opposition, ce fut un choc cognitif. Il s’agissait des droits des femmes, mais aussi, et peut-être surtout, de mettre fin au fantasme d’un État laïque moderne.
Répétons-le : le geste fondateur de la relation entre l’État et l’Église dans la IIIe République a été la pacification d’un grand mouvement social : la mobilisation pour un référendum sur l’avortement.
Pour le formuler de manière plus directe, il a été dit aux personnes qui voulaient soumettre la question à un vote : fermez-la ! Cela a été répété des centaines de fois au cours des deux décennies suivantes : le sujet de l’égalité des sexes et des droits sexuels a été publiquement tourné en dérision, ignoré, relégué à la marge.
Il a été dit – y compris dans les médias libéraux – que c’était un sujet « de substitution » et « coutumier ». On ironisait : les droits des femmes sont une sorte d’abstraction qui intéresse les féministes, alors que les « femmes normales » s’occupent de la « vraie vie ».
Les affrontements ultérieurs autour de l’avortement se sont déroulés dans cette ambiance. Il y a eu des appels, des articles et des livres rebelles, mais on savait par avance qu’ils n’affecteraient pas le cours de l’histoire. Et pourtant, c’est notre histoire – l’histoire dont la version actuelle est celle des manifestations de masse sous le signe de la Grève des Femmes.
En 1996, la Diète a tenté d’assouplir la loi en y ajoutant la situation personnelle difficile de la femme. L’amendement a été contesté par le Tribunal constitutionnel, dont le président était alors le professeur Andrzej Zoll. Ce jugement fut justifié de manière curieuse et cependant caractéristique de cette époque : l’interdiction de l’avortement c’était... la nécessaire protection de la maternité [4].
La maternité a été ainsi identifiée à la grossesse, privant juridiquement et rhétoriquement les femmes enceintes de toute personnalité. Ce n’était pas la seule procédure de ce type.
Depuis le milieu des années 1990, dans les médias, dans la culture populaire et dans le débat public, les femmes ont été systématiquement écartées. Les livres pour enfants et les manuels scolaires étaient envahis par les « enfants conçus » – des fœtus flottant dans des limbes cosmiques, détachés de la réalité, celle de la grossesse et de la femme qui détermine sa santé et sa vie.
En reprenant le slogan des manifestations actuelles : le sujet d’alors ne pouvait pas être d’accord ou en désaccord avec le jugement, car elle a été efficacement effacée de la phrase dans laquelle son sort était décidé. J’ai suivi ce processus avec stupéfaction. Le résultat a été le chapitre « La femme qui disparaît » dans mon livre Świat bez kobiet (Un monde sans femmes) de 2001.
La première décennie des années 2000 a été une période où les organisations de femmes (la Fédération pour les femmes et le planning familial était la clé) et les initiatives féministes de rue (je veux dire, bien sûr, la Manif) ont tenté de remettre en cause le Grand Compromis.
Il est intéressant de noter que la première Manif était une réaction à un événement qui pouvait être considéré comme une remise en cause temporaire de l’une des dispositions complémentaires du Grand Compromis – celui de détourner le regard de l’avortement clandestin. En décembre 1999, la police a effectué une descente dans un cabinet de gynécologie de Lubliniec. Il a été dit que le corps de la femme avait été « saisi » en tant que preuve. C’était terrifiant, nous sommes descendues dans la rue.
Le simple fait de l’existence de la loi n’aurait probablement pas suffi, car nous avions mémorisé l’arrêté du Tribunal.
En 2002, les féministes ont décidé de révéler l’existence du Grand Compromis sur le forum international. L’Entente des femmes du 8 mars a adressé une lettre de cent femmes au Parlement européen demandant son soutien pour un débat démocratique sur la situation des femmes en Pologne, l’informant qu’un « accord spécifique a été conclu entre l’Église catholique et le gouvernement à propos de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Ainsi l’Église soutiendra l’intégration européenne et en échange le gouvernement abandonnera le débat sur la modification de la loi anti-avortement ». Et aussi : « Dans les coulisses de l’intégration de la Pologne à l’Union européenne, il y a donc une sorte de commerce des droits des femmes ».
Signée par des femmes éminentes dans les domaines de la science, de la culture et de l’art, la lettre n’a reçu aucune réponse des institutions européennes – l’UE évitait les débats de société, elle était donc de facto favorable au Grand Compromis. Par contre, les deux parties de la conspiration décrite dans la lettre ont réagi avec un mélange de paternalisme, de moqueries et de menaces.
L’évêque Zycinski a déclaré qu’il s’agissait de « la lettre de protestation la moins sérieuse qu’il ait lue récemment », ajoutant avec un clin d’œil que les évêques pourraient aussi renoncer à leur soutien à l’intégration.
Le rédacteur en chef de la section nationale du quotidien [libéral] Gazeta Wyborcza, Rafał Zakrzewski, a confirmé l’existence du compromis : « L’Église est un allié solide pour l’intégration dans l’UE. Et je suis convaincu qu’il est plus important pour nous de nous retrouver au plus vite dans une Europe commune que d’entamer dès maintenant une dispute enflammée. »
Les scènes suivantes de ce drame, ce sont des tentatives plus ou moins réussies pour que la voix des femmes atteigne les médias et l’opinion publique (action sur le navire Langenort [5] en 2003, les manifs suivantes), les institutions européennes (procès d’Alicja Tysiąc à Strasbourg en 2007) et la conscience publique, efficacement endormies par la novlangue de l’Église et la légalité intouchable (en 2011 Katarzyna Bratkowska a publiquement déclaré avoir avorté).
Je parlerai des manifestations de 2016 un peu plus loin, car elles constituent un autre chapitre de cette histoire – le début de la fin du Grand Compromis.
N’irritez pas l’Église, ou tout s’effondrera…
Lorsque nous parlons du Grand Compromis, il ne s’agit pas d’un conflit ouvert sur la conception de la société, qui peut être gagné ou perdu, ni d’un débat sur un sujet controversé dans un pays démocratique. Nous parlons d’une conspiration du silence, de l’absence de débat. Nous parlons d’un État qui a donné à une institution antidémocratique le droit de décider de la vie intime de ses citoyennes, tout en leur ordonnant de garder un silence honteux.
C’est l’histoire d’un pays au centre de l’Europe dont les élites politiques ont cédé à l’Église le pouvoir dans le domaine des valeurs. Le Grand Compromis était instable, il devait être réaffirmé sans cesse par les politiciens. Cela a été fait à différentes occasions et pour différentes raisons : par la droite, parce qu’elle partageait ces valeurs, par les libéraux et la gauche, parce qu’ils étaient convaincus que l’Église était une puissance qu’il ne fallait pas irriter.
Essayons de reproduire les motivations de ceux qui ont été les gardiens du Compromis. Nous retournions en Europe, c’était un grand processus historique. Il y avait une conviction profonde que sans le soutien de l’Église, il pourrait ne pas marcher. L’Europe, en revanche, était prête à considérer l’hostilité aux droits des femmes comme notre « exception culturelle ».
D’ailleurs, on nous promettait qu’après l’adhésion ce serait mieux – que le temps de l’égalité viendrait. Mais lorsque nous nous sommes retrouvés dans cette Union tant désirée, il s’est avéré que le Grand Compromis était toujours en vigueur. Pourquoi ? Parce que l’Église – elle et seulement elle – peut empêcher l’entrée de l’extrême droite nationaliste sur la scène politique. Sinon, le rêve de l’Europe et d’une Pologne démocratique sera clos, définitivement.
Le thème du genre – non seulement les droits reproductifs des femmes, mais aussi la violence domestique, l’éducation sexuelle et les droits des minorités sexuelles – a été étouffé depuis de nombreuses années afin de ne pas irriter l’Église.
On croyait que sans l’Église, tout s’écroulerait. Il en a été ainsi au temps des gouvernements de l’Union de la liberté (UW), puis de l’Alliance de la gauche démocratique (SLD) et même du premier gouvernement PiS. Huit années de gouvernements de la Plateforme civique (PO) ont été huit années d’esquives et de concessions.
Aujourd’hui, nous savons que ces calculs étaient faux. Cela n’a pas marché justement parce qu’ils ont fait trop confiance à l’Église.
Le PiS a remporté les élections avec le soutien de l’Église. Les acquis de la IIIe République ont été détruits avec son plein accord. Était-il possible de le prévoir au début des années 1990, lorsque les bases du Grand Compromis ont été construites ? Probablement pas entièrement. L’Église a viré à droite de manière progressive. Tadeusz Rydzyk a mis un certain temps pour construire son empire médiatique.
Entre-temps, de puissants mouvements internationaux ultra-conservateurs, que peu de gens ont remarqués, se sont développés. Leurs antennes locales sont Ordo Iuris [6], Kaja Godek [7] et de nombreuses organisations travaillant pour les « valeurs familiales » et de facto contre l’égalité des sexes. Ils sont fortement liés aux réseaux internationaux, le Congrès mondial des familles, « Tradition, famille et propriété », Citizen Go – dont aucun n’existait lorsque le Compromis était en cours de construction en Pologne.
Tous ces changements ont mis fin au Grand Compromis sous nos yeux, car sa nature violente est devenue évidente pour tous.
Vous rappelez-vous du Lundi noir ?
L’actuel bouleversement n’est pas le produit de Julia Przylebska ( [8]), mais celui des Protestations Noires des années 2016-2018. Les coordinatrices sont en partie les mêmes : Marta Lempart et la Grève nationale des femmes, les groupes locaux de la Grève et des Dziewuchy dziewuchom [9].
Les émotions aussi sont dans une large mesure dans la continuité de la rébellion de l’époque, mais le langage a beaucoup changé. Il y a quatre ans, nous avons découvert les véritables intentions des fondamentalistes religieux d’Ordo Iuris, l’impitoyabilité de l’épiscopat et du gouvernement et – et c’est peut-être le plus important – notre propre force et notre colère.
Vous souvenez-vous du Lundi noir ? Le 3 octobre 2016, les manifestations ont eu lieu dans 200 villes, des milliers de femmes se sont rendues au travail habillées en noir. Alors, sous la pluie, sous des parapluies, dans une foule de milliers de personnes sur la place Zamkowy (la place du Château, à Varsovie) et sur d’autres places des villes polonaises, une nouvelle entité politique s’est formée : les femmes en colère.
De nombreuses femmes qui crient aujourd’hui dans la rue « Allez vous faire b…r ailleurs » et « C’est la guerre » ont commencé leur rébellion en 2016. Elles étaient là en tant que filles et très jeunes filles, avec des mères, des grands-mères, des sœurs aînées. Maintenant, elles sont revenues avec beaucoup de compagnie et avec des slogans beaucoup plus radicaux.
Il n’y a plus de références à la tradition de Solidarnosc, il n’y a plus la symbolique de l’insurrection de Varsovie transformée en prière féministe – il y a blasphème, ironie et humour noir. « Maman m’a permis de dire des gros mots aujourd’hui » – cette pancarte dans les mains d’une jeune fille en dit long sur l’atmosphère de ces manifestations et sur le lien féminin intergénérationnel dont elles sont issues.
Le Grand Compromis s’est irrévocablement terminé. Il s’effondrait morceau par morceau. Il y a environ dix ans, l’Église elle-même a abdiqué son rôle d’alliée de la démocratie et de la modernisation (ou peut-être a-t-elle cessé de le prétendre), puis les femmes ont refusé d’obéir – 2016 restera dans l’histoire comme la naissance du mouvement de masse des femmes en Pologne.
Il y a un mois, Kaczynski a abattu ses cartes pour surenchérir sur Ziobro [10] et détourner l’attention de l’incapacité du gouvernement à faire face à la pandémie – ce fut la décision du pseudo-Tribunal. Et là un nouveau joueur intransigeant est apparu : la génération Z, née après 1995.
• Les jeunes de vingt ans se comportent comme n’ayant jamais entendu parler du Grand Compromis.
• Elles et ils ne considèrent pas l’Europe comme la civilisation de la mort.
• Elles et ils n’ont pas le réflexe de dire « Dieu soit loué » en croisant un prêtre.
• Pour elles et pour eux, Jean-Paul II est un personnage historique, pas un saint.
Et ces jeunes considèrent les symboles de Solidarnosc comme une source d’idées.
C’est la rébellion de la génération smartphone : l’individualisme, le réseau et un sens de l’humour spécifique règnent en maître. Chacun et chacune s’exprime personnellement et à sa manière. Ensemble, elles et ils font l’histoire et en sont conscients.
Il est probable que bientôt quelqu’un comptera les actes d’apostasie [abandon public de la religion catholique] et constatera qu’ils se comptent par milliers. Toutefois, la clé d’un changement culturel puissant réside dans les images – les vidéos, les photos, les clips.
• Un groupe de jeunes filles à Szczecinek entoure un prêtre en criant, l’obligeant à rentrer dans l’église.
• Dix personnes se tiennent sous les fenêtres de l’archevêque Jędraszewski avec une grande pancarte : « La maison de satan ».
• Des lycéennes de Varsovie se représentent en victimes potentielles d’un pape lanceur de pierres dans un étang devant le Musée national.
Il y a aussi des changements dans le paysage et des photos de ces changements : des éclairs [11] sur les murs, des inscriptions « Vous avez du sang sur les mains », des cintres et des affiches sur les clôtures des églises. Ces images sont éphémères, mais ensemble, elles constituent une nouvelle donne dans la mémoire collective de cette société. Et cette donne sera inévitablement reprise par les livres d’histoire.
La droite insiste sur le fait que les méchants, les fauteurs de troubles, les barbares ont envahi les rues. Kaczyński a vu en elles et eux des enfants manipulés par des adultes. En fait, nous avons affaire à des jeunes qui ont refusé de participer à un jeu que les adultes tentent de leur imposer.
C’est une entité collective consciente d’elle-même qui écrit l’histoire aujourd’hui, qui dit « je vérifie » aux générations de la transformation. Elle émerge sous nos yeux, remettant en cause les fondements du contrat social qu’elle a trouvé. L’avortement a été le déclencheur, et le slogan « B…r PiS » oblige de poser la question de l’avenir du parti au pouvoir.
À long terme, c’est une question beaucoup plus complexe que la loi sur l’avortement et la carrière du président Kaczynski : la jeunesse a rejeté l’hégémonie culturelle de l’Église en Pologne. Il est amusant de constater que les conclusions des générations précédentes en la matière ont été rejetées par les jeunes parfois appelés la génération JP2 [12], des jeunes qui avaient à l’école plus de catéchisme que de leçons d’informatique.
Agnieszka Graff