La juge Vanessa Baraitser a motivé sa décision en invoquant la santé mentale de Julian Assange et son éventuel risque de suicide, et non la liberté d’expression ou la preuve d’une persécution d’inspiration politique par l’administration Trump. Si la juge a raison, cela doit être l’une des très rares actions non politiques de l’ère Trump aux États-Unis.
Julian Assange reste pour le moment dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, car les États-Unis vont probablement faire appel du verdict, mais il peut faire une nouvelle demande de libération sous caution.
Si les États-Unis avaient réussi à extrader Assange pour qu’il réponde à 17 chefs d’accusation en vertu de la loi sur l’espionnage de 1917, et à un chef d’accusation de piratage informatique, il aurait pu être condamné à 175 ans de prison. Sa condamnation aurait eu un effet dévastateur sur la liberté de la presse, car ce dont il était accusé n’est autre que ce que chaque journaliste et chaque organe d’information fait ou devrait faire : découvrir des informations importantes, qui peuvent ou non être qualifiées de secrètes par des gouvernements intéressés, et les transmettre au public afin qu’il puisse porter un jugement fondé sur des preuves concernant le monde dans lequel il vit.
J’ai suivi les audiences d’extradition jour après jour en septembre dernier, et il n’y a rien qu’Assange et WikiLeaks aient divulgué que moi-même et tout autre journaliste décent n’aurions pas révélé.
Il est un peu trop tôt pour dire si la saga Assange – qui a commencé lorsque WikiLeaks a publié en 2010 une grande quantité de documents du gouvernement américain donnant un aperçu sans précédent des initiatives politiques, militaires et diplomatiques des Etats-Unis – est enfin terminée.
À cette époque, des extraits des dossiers du gouvernement américain ont été publiés par le New York Times, The Guardian, Der Spiegel, Le Monde et El Pais. Ils ont été décrits comme le plus grand scoop du siècle, à l’instar de celui de Daniel Ellsberg qui a transmis les dossiers du Pentagone [7000 pages sur la guerre du Vietnam] à la presse en 1971. [Daniel Ellsberg a soutenu WikiLeaks et sa fondation, Freedom of Press Foundation, appuie les lanceurs d’alerte.]
L’élément le plus célèbre a été la révélation du film réalisé par un hélicoptère militaire américain à Bagdad en 2007, alors qu’il ouvrait le feu sur une douzaine de civils irakiens, dont deux journalistes locaux travaillant pour Reuters, les tuant tous. Le Pentagone a affirmé que les cibles étaient des « terroristes ». Il a refusé de diffuser la vidéo, malgré une demande en vertu de la loi sur la liberté d’information. J’étais à Bagdad à ce moment-là et les journalistes qui s’y trouvaient soupçonnaient ce qui s’était réellement passé, mais nous ne pouvions pas le prouver face aux démentis officiels.
C’est le contenu de la vidéo de l’hélicoptère Apache et de milliers d’autres rapports qui ont tellement choqué un analyste du renseignement militaire américain appelé Bradley Manning – qui a ensuite changé son nom et son sexe légal en Chelsea Manning – qu’elle a remis un grand dossier de documents classifiés à WikiLeaks.
Malgré les affirmations contraires, les fichiers électroniques ne contenaient pas les secrets les plus profonds du gouvernement américain, mais ils révélaient ce qu’il savait de ses propres activités et de celles de ses alliés. Cela était souvent profondément embarrassant et totalement contraire à ce que les gouvernements des Etats-Unis avaient dit à leur propre peuple et au monde.
Un fonctionnaire américain m’a expliqué à l’époque que les dossiers – 251 287 câbles diplomatiques, plus de 400 000 rapports classifiés de la guerre en Irak et 90 000 de la guerre en Afghanistan – étaient classés sur un système connu sous le nom de Siprnet (Secret Internet Protocol Router Network). Ce système a été conçu pour donner un large accès à des informations utiles à des centaines de milliers de membres du gouvernement américain. Mon ami diplomate m’a expliqué qu’avec autant de personnes capables de lire les dossiers, le gouvernement des Etats-Unis n’était pas naïf au point d’y classer ses secrets les plus profonds.
J’ai été surpris, il y a dix ans, par l’indignation des États-Unis et des gouvernements alliés face à ces révélations. L’affirmation selon laquelle Assange et WikiLeaks avaient mis en danger la vie d’agents étatsuniens a perdu de sa crédibilité lorsqu’il a été révélé en 2013 qu’un groupe de travail de 120 agents de contre-espionnage n’avait pas réussi à trouver un seul cas de personne décédée à cause des révélations de WikiLeaks. Néanmoins, cette accusation a été portée contre Julian Assange par les avocats du gouvernement étatsunien lors des audiences d’extradition qui ont débuté en septembre dernier.
La colère des gouvernements américains et alliés n’avait pas grand-chose à voir avec le niveau précis de secret des dossiers qui ont été divulgués. Beaucoup de faits étaient déjà connus ou soupçonnés par les journalistes. Mais la conservation de secrets – et leur divulgation par les autorités elles-mêmes dans leur propre intérêt – est un instrument de pouvoir que ceux qui le détiennent lutteront avec acharnement pour ne pas le perdre. D’où la détermination tenace avec laquelle Assange a été poursuivi depuis lors.
La campagne visant à le discréditer a eu beaucoup de succès. Les journaux qui l’ont autrefois considéré comme la source de leurs scoops se sont rapidement distanciés de lui et de WikiLeaks. Cela a beaucoup à voir avec son statut de suspect de viol en Suède, bien que ces allégations n’aient rien à voir avec les audiences d’extradition. J’ai l’impression que les principaux journaux de l’establishment qui avaient publié les dossiers ont été pris de court et ont été intimidés par la réaction violente des gouvernements des Etats-Unis et de leurs alliés.
La majorité de ces publications ont donc ignoré ou minimisé les audiences d’extradition d’Assange. La remise en cause de la liberté de la presse était évidente, tout comme le danger pour les journalistes de rapporter fidèlement des faits, dont n’importe lequel pourrait être considéré comme secret par le gouvernement des Etats-Unis. Eux aussi auraient pu être accusés d’espionnage exactement sur la même base qu’Assange l’a été.
Pourtant, malgré la gravité de l’affaire, une grande partie des médias ont gardé le silence ou ont lancé des attaques mesquines contre la personnalité d’Assange. L’échec de la tentative d’extradition d’Assange – si elle est confirmée en appel – leur permet de se tirer d’affaire et ils n’auront plus à prendre position. C’est l’un des aspects les plus inquiétants de l’affaire – la volonté des médias de se tenir à l’écart lors de l’une des plus grandes attaques contre la liberté de la presse de l’histoire moderne.
Patrick Cockburn