Les manifestations du samedi 23 janvier dans différentes villes de Russie sont remarquables par leur extraordinaire concentration autour de deux slogans : “Liberté pour Navalny” et “Honte à Poutine”. Autrement dit, la radicalisation de la vie politique a fini par réduire le débat à un choix binaire entre “pour” et “contre”.
La veille, tout le monde s’inquiétait de voir les collégiens et lycéens qui s’étaient largement exprimés sur TikTok en faveur de Navalny et de sa dernière enquête [sur le “palais de Poutine”] participer en masse aux manifestations non autorisées. Les autorités ont mis beaucoup de moyens pour mobiliser les parents et éviter que les adolescents ne descendent dans la rue. Les sociologues ont défini le noyau dur de la contestation : il s’agit de jeunes adultes entre 30 et 35 ans, ce qui correspond davantage à la thématique et au durcissement visible du mouvement.
Dieu merci, il n’y a pas eu de morts ni d’effusion de sang. Des violences isolées semblent avoir touché autant les manifestants que les forces de l’ordre. Il faut s’attendre à une riposte de la part des autorités, avec des manifestations de partisans de Poutine. Reste à savoir comment ils pourront contourner l’interdiction des rassemblements liée à la pandémie. Mais les autorisations nécessaires seront sûrement délivrées, puisque les partisans de Navalny se disent prêts à manifester à nouveau le week-end prochain [du 30 janvier]. Laisser Poutine seul face à la contestation, à l’exemple d’Alexandre Loukachenko durant les trois premières semaines de manifestations en Biélorussie, serait en effet une erreur politique.
Samedi, les manifestants ont délivré un autre message générationnel, adressé cette fois aux forces de l’ordre : “Nous n’avons pas peur.” Il s’agit d’une nouvelle dimension de la contestation en Russie en réponse à la série de lois répressives votées par la Douma [fin décembre 2020]. En attendant, la plupart des experts et des analystes peinent à formuler une interprétation cohérente des événements et à dire où ce mouvement va mener la société russe. La logique de Navalny, qui s’est rendu aux autorités, sans doute pour longtemps, n’est pas non plus tout à fait claire.
Navalny n’est pas Mandela
Peut-on vraiment guider un mouvement de protestation depuis son lieu de détention ? Ce n’est pas une question rhétorique. Théoriquement, c’est possible, à condition d’être devenu le symbole indiscutable de la lutte, façon Nelson Mandela. Or nous ne saurions définir Navalny en ces termes. Que peut-on alors espérer ? Que le pouvoir abandonne les poursuites judiciaires contre lui ? C’est très peu probable. D’autant qu’il ne va, lui, certainement pas laisser le pouvoir tranquille.
Pour faire pression, les pays de l’Union européenne pourraient adopter une résolution en faveur de Navalny et exiger de Poutine sa libération. Seulement, cela fait vingt ans que Poutine résiste à toute pression extérieure. Et plus encore, cela fait vingt ans qu’il convertit systématiquement les pressions extérieures en mesure de politique intérieure de plus en plus conservatrices, voire réactionnaires. Le concept de la forteresse assiégée est familier au cercle rapproché de Poutine, mais également à une bonne moitié des citoyens russes. Les pressions extérieures, voilà l’argument favori des partisans d’un pouvoir russe de plus en plus musclé.
En y regardant de plus près, les manifestations de samedi nous amènent à la conclusion suivante : en Russie, les trentenaires n’apprécient pas de vivre dans des conditions qui voient les revenus stagner et les possibilités de travail s’amenuiser. Du point de vue du développement économique, la dernière décennie est juste synonyme de temps perdu. Et attendre encore dix ou quinze ans un hypothétique changement de dirigeant et, potentiellement, de politique économique, personne n’en a envie.
Pour ces trentenaires en colère, Navalny sert donc de prétexte pour se faire entendre. Peu importe si le “palais de Poutine” est en or, en argent ou en bois. Ce palais est le symbole de la prospérité de certains. Les jeunes adultes continueront à descendre dans la rue et à manifester parce qu’ils n’ont quasiment rien à perdre. Et le pouvoir ne devrait pas se faire d’illusions : les revendications économiques sont un puissant carburant pour un mouvement qui a de fortes chances de s’étendre.
Courrier International
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