2020 restera dans l’histoire économique de la France. Ce vendredi 29 janvier, l’Insee a annoncé que le PIB avait reculé de 8,3 % sur l’ensemble de l’année dernière. C’est certes une chute un peu moins forte que ce que la majorité des économistes, et le gouvernement, redoutaient. Cela n’en reste pas moins la plus forte baisse depuis le début du calcul du PIB en 1949, et, sans doute, une des plus fortes chutes enregistrées par le pays en temps de paix. C’est aussi plus de deux fois la chute annuelle enregistrée en Allemagne en 2020 (– 3,9 %).

Evolution du PIB français jusqu’au quatrième trimestre 2020 © Inse
Évidemment, la première raison de ce recul est le confinement des mois de mars à mai qui a conduit à une baisse vertigineuse des PIB trimestriels de 5,9 % et 13,7 % respectivement. La reprise du troisième trimestre, celui de l’été, a été très nette avec une hausse de 18,5 %, mais le deuxième « confinement », ou plutôt semi-confinement, a conduit, au dernier trimestre, à une nouvelle chute du PIB de 1,3 %. Le PIB français a donc, sans surprise, été dépendant toute l’année de la crise sanitaire.
La relative « bonne surprise » concernant la chute annuelle tient en grande partie à la résistance du troisième trimestre. Elle s’explique de façon relativement « mécanique » par la limitation des contraintes : à la différence du confinement du printemps dernier, les lieux de production et les chantiers sont restés ouverts et les commerces de détail n’ont fermé qu’au mois de novembre, permettant un rebond des ventes en décembre. Ainsi, sur le trimestre, la production totale de biens a augmenté de 2,3 %, contre un recul de 16,8 % au deuxième trimestre, et celle de la construction s’est stabilisée à – 0,2 %, contre – 19,7 % au deuxième trimestre. C’est donc une évidence qui se voit confirmée, et rien de plus : moins on ferme administrativement de secteurs, moins la chute du PIB est forte.
Mais on se tromperait en pensant que le confinement de novembre a été presque sans effet. D’ailleurs, la différence avec l’Allemagne qui n’a pas confiné au dernier trimestre et a connu une croissance trimestrielle de 0,1 % (mais aussi avec l’Espagne où le PIB est en hausse de 0,4 %) est parlante. Du reste, si l’on regarde l’évolution du PIB par rapport au dernier trimestre 2019, ce qui est sans doute plus significatif quant au niveau réel de l’économie française sur les trois derniers mois de 2020, on constate un recul de 5 % qui est assez proche de celui du premier trimestre 2020 (– 5,7 %). C’est donc loin d’être indolore. D’autant que le dernier trimestre de 2019 était un mauvais trimestre.
Sur un an, la production de biens manufacturés recule de 4,6 % entre octobre et décembre et la consommation des ménages, de 6,8 %. L’investissement recule de 5,3 % sur un an. Autrement dit : le deuxième confinement a bien conduit à une rechute du PIB qui, si elle est moins forte qu’au printemps, n’en reste pas moins notable. D’autant que plus la sous-production de richesse dure longtemps, plus la reprise sera périlleuse.
Deuxième élément à souligner : le (relatif) bon chiffre du quatrième trimestre est porté par la production manufacturière et les exportations (+ 4,8 %). La croissance de ces dernières s’explique relativement aisément par le fait que la France seule a confiné sa population en novembre. Ailleurs en Europe, les restrictions ont été très limitées cet automne et se sont plutôt accélérées au début de l’hiver. Il y a donc eu un décalage qui explique que les marchés des produits français ne se sont pas fermés alors même que, confinés, les Français étaient moins demandeurs de produits d’importation. Il en est alors résulté une baisse du déficit commercial qui a apporté 0,9 point de PIB en plus.
À cela s’ajoute l’effet de l’investissement. S’il affiche une croissance globale de 2,4 % sur le trimestre, c’est uniquement en raison de la spectaculaire hausse de l’investissement en « services marchands », de 7,1 %, autrement dit, comme le souligne l’Insee, « d’un effet de rattrapage des transactions immobilières ». À l’inverse, l’investissement dans les produits manufacturés, autrement dit l’investissement productif, recule sur le trimestre de 1,1 %. Or c’est cet investissement qui prépare l’avenir et permettrait, éventuellement, de créer de nouveaux emplois et d’améliorer la productivité. D’ailleurs, sur l’ensemble de l’année, cet investissement productif recule de 12,4 %, ce qui est très préoccupant. Derrière le chiffre global, ce quatrième trimestre n’apparaît donc nullement comme un « bon » trimestre.

Comparaison des évolutions du PIB 2019 et 2020 © IESEG
Quant à la consommation, qui constitue plus de la moitié du PIB français, la chute au dernier trimestre 2020 est lourde, même si les restrictions n’ont duré qu’un mois. Sur le seul trimestre, la consommation recule de 5,4 %, soit autant qu’au premier trimestre (– 5,7 %), mais sur un an, la chute est plus dure encore (– 6,8 %, contre – 4,7 %). Le pari de « sauver Noël », ou plutôt de sauver l’activité commerciale de la fin d’année, a donc été clairement perdu. Le mois de décembre n’a pas compensé le mois de novembre et les ménages français n’ont pas rattrapé leurs dépenses non réalisées de novembre en décembre.
Si le rebond de la consommation de biens en décembre a fortement rebondi selon l’Insee de 23 % sur un mois, le recul sur le trimestre reste notable (– 4,2 %). Surtout, la consommation de services est restée très faible, notamment en raison de la quasi-absence de tourisme : sur un an, les dépenses des ménages en services au dernier trimestre 2020 chutent de 11,8 %, contre – 4,5 % au premier trimestre. Ces éléments sont essentiels parce qu’ils vont déterminer les restructurations et les faillites futures dans le secteur des services qui est un secteur fortement créateur d’emplois.
Il existe enfin une dernière raison qui amène à ne pas se réjouir de ce « bon » chiffre du quatrième trimestre : il pourrait se payer très fortement dans les prochains jours. En ayant fait le choix d’un semi-confinement et en rouvrant tous les commerces de détail dès le 30 novembre, le gouvernement n’a pas entièrement brisé la seconde vague. Le niveau des contaminations est resté élevé, l’obligeant à maintenir des restrictions élevées qui n’ont pas eu d’effets sanitaires notables. À la différence du premier confinement, ce deuxième ne pourra pas être suivi du même rebond. Et il le sera d’autant moins que se profile désormais un troisième confinement et que, cette fois, les principaux pays européens ont progressivement eu recours à des mesures plus restrictives. Résultat : si la chute a été moins forte, elle pourrait perdurer.
Il ne faudrait donc pas se bercer d’illusion parce que cette première estimation de l’Insee (qui peut, par ailleurs, être largement révisée) dépasse les espérances des économistes. À ce niveau de chute, un ou deux points de PIB en plus ou en moins n’est pas un élément essentiel. La réalité reste préoccupante : la France s’apprête à entrer dans un troisième confinement dont on ignore encore les contours mais qui, comme on l’a vu, aura encore à n’en pas douter un effet très négatif sur les chiffres du premier trimestre 2021. L’année 2021 qui devait être celle du rebond s’annonce d’ores et déjà, au moins partiellement, comme une deuxième année consécutive de crise sanitaire.
Son PIB sera évidemment supérieur à celui de 2020, sauf si l’on recourt au même type de confinement qu’au printemps de l’an dernier, mais on devra toujours se souvenir que la base de calcul est celle d’une des pires années de l’histoire économique du pays.
L’enjeu va être désormais celui de la traduction sociale de cette chute vertigineuse de l’économie française. Malgré les multiples aides gouvernementales, très largement centrées sur les entreprises, les effets se font déjà très nettement sentir sur les plus jeunes et les plus précaires. Déjà, le nombre de chômeurs inscrits en catégories A,B et C a progressé sur l’année 2020, selon la DARES, l’institut statistique du ministère du travail, de 4,5 % (+ 7,5 pour la seule catégorie A).
Mais l’effet de la crise sur le chômage doit être apprécié à plusieurs aunes. D’abord, il faudra prendre en compte le « halo » du chômage, ces demandeurs d’emplois qui cessent toute recherche active, découragés par la fermeture du marché du travail. C’est ce qui explique que sur le dernier trimestre, le nombre d’inscrits en catégorie A a reculé de 2,7 %. Ce phénomène s’était déjà vu lors du premier confinement : lorsque les entreprises sont fermées, à quoi bon chercher un emploi ?
Ensuite, il y a un effet décalé dans le temps. Une fois la crise sanitaire passée et les aides levées, les entreprises vont chercher à rétablir au plus vite leur rentabilité. Certaines n’y parviendront pas et feront faillite sous le coup des dettes (y compris celles contractées pendant cette crise à la demande des autorités comme les « prêts garantis »), d’autres réduiront leurs effectifs. C’est le moment où la crise économique prendra le dessus sur la crise sanitaire. Cela sera sans doute moins spectaculaire en termes de chiffres de PIB, mais les effets sur la population seront plus sévères. Le risque, c’est que les Français contractent à terme leurs dépenses pour se prémunir contre ces effets. Et aggravent ainsi encore la crise.
Face à ce risque, que fera le gouvernement ? Sortira-t-il de son plan de relance brouillon, aveugle aux menaces sociales et centré sur l’offre ? L’OFCE a, cette semaine, estimé que la situation exigeait un doublement de ce plan de 100 milliards d’euros pour relancer rapidement la machine. Le pays dispose de la marge de manœuvre budgétaire pour ce qui, effectivement, apparaît comme une nécessité.
Reste à savoir si cette vision est partagée par les gouvernants. Olivier Dussopt, le ministre du budget, a, en début de semaine, prévenu qu’il souhaitait au plus vite la fin du « quoi qu’il coûte » et on ne voit guère se dessiner de nouvelles stratégies pour l’après-crise. Il faut aussi prendre en compte l’agenda politique. Jusqu’à l’élection de 2022, il est possible que rien de décisif ne soit fait en dehors du sauvetage de l’existant.
Une fois cette échéance passée, il existe en revanche un risque net que le futur gouvernement se lance dans une politique de restriction budgétaire, des baisses d’impôts et des réformes structurelles pour favoriser l’offre productive, l’investissement et la productivité. C’est un peu la promesse qu’a faite Emmanuel Macron aux investisseurs internationaux cette semaine : continuer une politique « pro-business ». Dans ces conditions, la décennie à venir s’annonce difficile. Cette chute historique du PIB sonne donc peut-être moins la fin que le début d’une longue et grave crise.
Romaric Godin
• MEDIAPART. 29 janvier 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/290121/2020-annus-horribilis-pour-leconomie-francaise ?
Après le Covid-19, un retour aux « Années folles » semble peu crédible
Certains estiment qu’une fois la pandémie passée, l’économie pourrait connaître une forte croissance digne des années 1920. Mais l’analyse de la situation rend cet espoir très discutable.
Dans les premiers jours du mois de janvier, le Financial Times a publié un éditorial plein d’espoir. Intitulé partiellement « Bonjour aux Années folles » (« Hello Roaring Twenties »), le texte tente un parallèle avec le siècle dernier.
Le schéma est simple : voici cent ans, le monde sortait de la double horreur de la guerre mondiale et de la pandémie de grippe espagnole. De ces deux événements, cumulant pas moins de 100 millions de victimes sur une population mondiale estimée alors à 1,8 milliard de personnes, va surgir une envie de vivre qui, économiquement, se traduira par la première poussée consumériste, les « Années folles », connues en anglais sous le nom des « Roaring Twenties », des « rugissantes années 1920 ».
C’est ce retour que l’éditorialiste du Financial Times, Martin Sandbu, croit possible pour la décennie à venir, insistant sur le fait que la « croyance en des jours meilleurs est le plus oublié des ingrédients de la croissance économique, mais [que] ce n’est pas le moins fondamental pour autant ». Avec la fin de la pandémie reviendra la confiance, et avec elle, l’envie de « faire de plus grands achats » pour les consommateurs, « d’investir dans de plus grandes capacités » pour les entreprises, pour les « travailleurs de se former pour de meilleurs emplois », et même pour les familles « d’avoir plus d’enfants ».
Bref, le désastre de la pandémie pourrait déboucher sur une nouvelle prospérité, comme dans les années 1920 le double cauchemar de la guerre mondiale et de la grippe espagnole a conduit à une période de prospérité alors inédite.
Au-delà de la comparaison commode entre les années vingt des deux siècles, l’espoir ici entretenu est plus proche d’un retour aux « Trente Glorieuses » et à l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. L’article rappelle d’ailleurs que les années 1920 se sont fort mal terminées. « Nous pouvons faire mieux aujourd’hui », explique l’éditorialiste, en rendant la croissance « plus inclusive ».
Autrement dit, il faudrait ajouter à l’enthousiasme de la fin de la pandémie des politiques redistributives pour, précisément, soutenir cette croissance et permettre aux « Années folles » du XXIe siècle de durer davantage que celles du siècle précédent.
Il y a quelques raisons, effectivement, de croire à ce scénario optimiste. Après tout, le but des politiques publiques a été de sauvegarder le tissu productif avec force subventions. Dès lors, une fois la menace écartée, tout pourrait être prêt pour une reprise vigoureuse, alimentée par un regain d’optimisme général lié au retour de la vie « normale ». À cela s’ajouterait la poursuite d’un soutien public à l’économie.
Désormais, des économistes keynésiens néolibéraux comme Olivier Blanchard, un des plus influents de l’époque, appellent à ne pas se soucier des niveaux de la dette publique et à favoriser l’investissement public. Il semble être entendu aux États-Unis, où la nouvelle administration paraît décidée à « agir fortement » (« go big ») pour soutenir l’activité, selon les termes de la nouvelle secrétaire au Trésor Janet Yellen.
Au-delà de ces éléments, il existe un espoir plus vaste que la pandémie, en favorisant l’automatisation et le recours au numérique, permette au capitalisme de retrouver une dynamique en termes de croissance de la productivité qu’il avait perdue depuis des décennies. Or cette reprise permettrait de disposer enfin de marges de manœuvre pour à la fois réinvestir fortement, augmenter les salaires et accroître les profits.
Le doux rêve d’une nouvelle « expansion » (comme on appelait la croissance pendant les Trente Glorieuses) sociale-démocrate prendrait alors corps : la demande soutiendrait la croissance, l’État retrouverait des marges de manœuvre et l’innovation irriguerait l’économie.
Mais jusqu’à quel point ce scénario idyllique est-il réaliste ? Les obstacles, en tout cas, seront nombreux. Le premier sera sans doute le plus déterminant. Y aura-t-il une « fin » à la pandémie qui pourrait être conçue comme la sortie définitive du risque lié au Covid-19 ? La question mérite sans doute d’être posée, même si la réponse est médicale et non économique.
Si la grippe espagnole a duré deux ans, certaines pandémies, de la peste au choléra, ont duré plusieurs décennies. Avec les multiples mutations du virus, une persistance de l’épidémie malgré la vaccination ne peut plus être entièrement écartée. Cela supposera alors nécessairement le maintien durable d’un régime de restrictions et, partant, d’un régime d’exception économique. Ce régime pourrait s’accompagner d’un mouvement de protestation sociale lié aux restrictions ou à leurs conséquences sociales, comme on a pu le voir s’ébaucher dans plusieurs pays, notamment le 24 janvier aux Pays-Bas. Dans ces conditions, l’espoir d’une décennie rugissante ferait long feu.
Mais partons du principe que la pandémie pourrait sinon disparaître, du moins cesser de jouer un rôle perturbateur majeur dans l’économie à un certain moment. Dès lors, l’après-pandémie pourrait-il voir émerger une période de forte croissance ? Bien sûr, la sortie de la crise sanitaire, ou du moins son apaisement significatif, signera un soulagement immense dans la population et pour les entreprises.
Un tel soulagement aura, à n’en pas douter, un effet mécanique de hausse des dépenses : on fera ce que l’on n’a pas pu faire pendant des mois. Longtemps privés de restaurants, de voyages ou de culture, les ménages auront sans doute pendant quelque temps la volonté de « rattraper le temps perdu ». On a pu observer un avant-goût de ce phénomène lors de l’été 2020 en France, alors que beaucoup croyaient que la pandémie était passée.
Mais la vraie question est de savoir, si, comme le pense l’éditorialiste du Financial Times, cette euphorie ouvrira un cycle vertueux de croissance ou s’il s’agira d’un simple feu de paille. Et là aussi l’été français nous apporte un début de réponse : la croissance avait été rapide, mais elle avait aussi été insuffisante et elle s’était vite essoufflée.
Dès la fin août, soit avant même la reprise épidémique, la croissance des dépenses de consommation avait commencé à ralentir. C’est que, une fois l’effet de soulagement et de rattrapage passé, il faut faire face à la réalité de la situation économique.
Le point de départ, pour comprendre cette dernière, c’est la réaction du tissu productif. Après une guerre, l’outil productif doit être en grande partie reconverti pour les besoins d’une économie de paix et, parfois, reconstruit. Cela provoque souvent une crise de sous-production où il est difficile de produire suffisamment pour faire face à la demande. Il s’ensuit généralement une poussée inflationniste.
Les années 1920 avaient ainsi été marquées par une crise profonde durant les premières années de la décennie. Aux États-Unis, le produit national brut par habitant a reculé de plus de 6 % entre 1919 et 1920. La crise a duré plus longtemps en Europe, où les capitaux étaient moins disponibles.
Pour sortir d’une telle crise, il faut souvent ou une reprise forte de l’investissement public (comme après la Seconde Guerre mondiale), ou le réinvestissement des profits réalisés pendant la guerre (c’est l’afflux, par exemple, de crédits étasuniens en Europe dans les années 1920). Il faut aussi, bien sûr, que la demande reparte.

PNB aux États-Unis durant les années 1920. © Capture d’écran eh.net
La situation actuelle est assez différente. Tout a été fait, on l’a dit, pour préserver le tissu productif. Mais il ne faut cependant pas croire que ce dernier soit indemne. Pendant les mois de pandémie, l’investissement a été réduit et une partie de l’outil productif n’a pas été renouvelé. Il y a donc une dégradation certaine du capital, à laquelle doit s’ajouter une forte baisse de la rentabilité des entreprises.
Les aides d’État ne remplacent pas le fonctionnement normal d’une entreprise. Tout juste peuvent-elles la maintenir en vie lorsque, comme cela commence à être le cas en France, ces aides prennent en charge les « coûts fixes » de l’entreprise.
Mais une fois revenues à la situation « normale », les entreprises doivent rétablir rapidement leurs marges et même les porter à un niveau plus élevé qu’auparavant pour faire face à la dégradation du capital, aux exigences de rentabilité des investisseurs et aux frais financiers, particulièrement élevés dans un pays comme la France, où la dette privée a beaucoup augmenté avant la crise.
La nécessité de l’accumulation va donc se faire plus pressante. Or, si la reprise est contemporaine partout dans le monde, il faudra faire face à une augmentation du prix des matières premières.
Beaucoup d’entreprises, parmi les plus fragiles, ne survivront pas à cette configuration. Déjà,
Or, les réformes néolibérales du marché du travail vont rendre l’ajustement à la baisse de la masse salariale plus aisée. Il est plus facile de licencier et de contraindre les salariés à réduire leur rémunération horaire pour « sauver leur emploi », et donc de rendre l’emploi plus rare.
Les ordonnances Macron de 2017 ont encore affaibli la capacité de réponse et de protection du monde du travail. Logiquement, dès que les protections vont être levées, le chômage ou le sous-emploi vont exploser. Pour la France, cela va se traduire, selon les chiffres de l’OFCE, par un taux de chômage pouvant atteindre 10,6 % en 2021, dans un scénario d’apaisement de la crise sanitaire.
Mais alors, le risque de perte d’emploi ou de revenu conduira à maintenir une épargne de précaution et à la réduire pour compenser. L’épargne « contrainte » réalisée pendant les confinements, et sur laquelle beaucoup de politiques et d’économistes comptent, devrait alors faire long feu. Les plus précaires l’ont déjà utilisée. Ceux qui ont été épargnés jusqu’ici, eux, la conserveront au cas où, effrayés par la croissance de la pauvreté que l’on peut déjà constater.
Quant aux plus riches, qui ont la plus grosse part du gâteau, ils n’en ont guère besoin et ils l’investiront, si ce n’est déjà fait, dans des produits financiers portés par le soutien des banques centrales. Des actions technologiques aux crypto-monnaies, les opportunités ne manquent pas. Mais l’économie réelle risque de ne jamais revoir cet argent.
On comprend pourquoi l’euphorie de la « libération » du Covid pourrait être de courte durée. Les ménages vont vite ajuster leurs dépenses à ces nouvelles conditions. La crise sanitaire va alors se transformer en crise économique. Cette spirale peut-elle cependant être freinée ? Sans doute, mais trois obstacles majeurs se dressent devant cette possibilité.
Les obstacles au scénario idyllique des « Roaring Twenties »
Le premier, c’est la politique budgétaire. Certes, chacun pense aujourd’hui que les vannes sont grandes ouvertes. Mais ces vannes viennent compenser une économie marchande à l’arrêt. C’est une politique de substitution, pas de relance. Quant aux bonnes résolutions d’Olivier Blanchard et des autres, elles risquent de se confronter à un refus de laisser, malgré les taux bas voire négatifs, la dette publique augmenter encore.
Olivier Dussopt, ministre français du budget, a prévenu dans un entretien aux Échos publié le 21 janvier : il veut que le « quoi qu’il en coûte » s’arrête avec la pandémie. Autrement dit, il faudra laisser les ajustements se faire « naturellement », ou plutôt conformément à la seule dynamique économique interne.
Mieux, même : le FMI, dont les économistes, comme ceux de l’OCDE, ne cessent de vanter les bienfaits théoriques de la dette publique, ont appelé dans une note publiée le 25 janvier à mettre en place « dès maintenant » un « processus de planification » des « efforts de rééquilibrages budgétaires » afin de « proposer une solution budgétaire à moyen terme crédible qui vise à la réduction de la dette publique ». Une stratégie qui est, d’ailleurs, conforme à celle du gouvernement, lequel vient de lancer une commission « pour l’avenir de la dette publique » à la composition très austéritaire.
Évidemment, le cas français – et plus largement européen – ne sera peut-être pas celui des États-Unis ou de la Chine. Mais sur le Vieux Continent, il semble que l’on ne perdra pas les vieilles habitudes perdantes et les années 2020 seront, post-Covid, des années de consolidation budgétaire et d’austérité.
Certes, il y a fort à parier que l’État apportera son écot à la reprise de l’accumulation par des baisses d’impôts ou des subventions pour le capital. Mais cela sera payé par une réduction des transferts et une destruction de l’État social. Cela se traduira donc par moins de redistribution. Car, désormais, chacun peut le constater : le ruissellement n’existe pas. Une telle poursuite d’un néolibéralisme un peu réformé sera un obstacle majeur à une « décennie rugissante ».
Le deuxième obstacle sera l’absence de locomotive mondiale. La particularité de la crise pandémique est qu’elle a frappé le monde entier. Même la Chine, qui affiche une croissance en 2021, a subi un contrecoup puissant qui a divisé la hausse de son PIB par trois. C’est une situation assez inédite. Pendant les deux guerres mondiales, les États-Unis avaient été les grands vainqueurs économiques des conflits, puisqu’ils avaient été les producteurs majeurs de matériel militaire et que leur territoire avait été épargné par le conflit. Une fois la paix revenue, ils avaient pu prêter les capitaux accumulés au reste du monde pour financer sa demande en produits étasuniens. La Chine, gagnante évidente de la pandémie, pourrait-elle alors jouer le même rôle ?
C’est possible, et c’est sans doute un des espoirs des dirigeants européens, qui ont conclu récemment un accord d’investissement avec Pékin. Mais c’est peu probable. Pour une raison simple : la Chine de 2020 et les États-Unis de 1920 ou 1945 sont deux réalités très différentes.
Lorsque Washington entre dans le premier conflit mondial, son développement est déjà très avancé, c’est le pays le plus riche du monde en termes de PIB par habitant et son marché intérieur est mûr. La Chine doit encore engager son fameux tournant vers la consommation de masse. Et c’est une tâche sur laquelle elle achoppe clairement. Confronté à la constitution de bulles immobilières et financières immenses, le pays a clairement d’autres priorités que de financer la demande des pays dits développés. La Chine n’a ni la capacité ni la volonté de jouer le rôle étasunien de l’après-guerre.
Il convient, d’ailleurs, de se souvenir que la Chine a déjà relancé l’économie mondiale à plusieurs reprises entre 2008 et 2017, ce qui a conduit, faute de vraie politique de redistribution interne, à ces bulles. D’ailleurs, Christopher Dembik, directeur associé à la banque privée allemande Beremberg, souligne que la Chine n’a pas pratiqué cette relance massive en 2020. « La vision chinoise est très différente de celle des États-Unis, c’est plutôt celle de la recherche d’une croissance autonome, constituée autour d’un hinterland, que d’une volonté d’irriguer l’économie mondiale », ajoute-t-il. Autrement dit, la Chine pourrait n’être ni la locomotive ni le créancier du monde d’après, et cela change tout par rapport aux années 1920 et 1940.
Le troisième obstacle à la croissance, et le plus important, c’est la question de la stabilité financière. Depuis 2008, les banques centrales ont mis en place une forme d’assurance-vie pour les marchés financiers. Elles assurent, par leurs injections de liquidités, une forme d’accès permanent et gratuit à la matière première.
Mais ce développement devient problématique. D’abord parce qu’il aspire une grande partie des profits : les rendements financiers sont désormais plus sûrs et parfois plus rentables que les investissements dans l’outil productif lui-même. Cela entretient une faible croissance de la productivité qui pèse sur les salaires.
Et c’est le deuxième problème : ce système est un formidable activateur d’inégalités et donc d’instabilité politique, mais aussi de sous-performance économique et de manque de demande. L’incroyable résistance des marchés à la pandémie a ainsi eu pour corollaire la résistance des fortunes des plus riches, comme le montre le récent rapport d’Oxfam. Mais il ne faut pas oublier aussi l’effet sur l’immobilier, qui est un fort générateur d’inégalités sociales et patrimoniales.
Enfin, ce système donne naissance à des bulles monstrueuses en ce que le capital fictif qui y est brassé n’a plus aucun autre contact réel avec la capacité de profits de l’économie que les injections de liquidités. C’est donc ici un immense dilemme du prisonnier dans lequel les banques centrales sont enfermées, où les marchés atteignent des niveaux injustifiables mais où elles ne peuvent se permettre de rétablir le rapport à la réalité économique. De ce point de vue, nous sommes davantage en 1928 qu’en 1920…
Un des points d’équilibre de ce système financier est la faible inflation. C’est en effet au nom de cette faible inflation que les banques centrales peuvent toujours alimenter les marchés. Et c’est un cercle vicieux puisque, précisément, les bulles financières permettent d’éponger les excès de liquidité et donc maintiennent une faible inflation générale. Mais que se passerait-il si les prix rebondissaient ? La perspective n’est pas impossible. La pandémie a provoqué un ralentissement des prix mais la reprise devrait provoquer une accélération de ces prix, notamment ceux des matières premières. À
cela pourrait s’ajouter l’effet d’euphorie. Or, pressées de retrouver leurs marges, les entreprises pourraient jouer sur les prix dans ce cas. Déjà, jeudi 21 janvier, la BCE a prévenu que « lorsque les effets de la pandémie s’estomperont, une reprise de la demande, soutenue par une politique monétaire et des politiques budgétaires accommodantes, exercera une pression à la hausse sur l’inflation à moyen terme ».
Certes, structurellement, la faiblesse de la demande devrait réduire les effets de cette hausse, qui pourrait alors avoir un effet récessif. Mais le vrai danger résidera dans la réaction des banques centrales. Devant la poussée des prix, elles pourraient décider de réduire leurs politiques accommodantes. Ce qui conduirait à des réactions en chaîne non seulement sur les politiques budgétaires, mais aussi sur les marchés financiers. La bulle pourrait ne pas survivre à une telle réaction.
Au reste, toutes les bulles financières éclatent après un durcissement monétaire. C’est ce qui s’est passé en 1920, 1929, 1987, 2000 et 2008. On pourrait alors oublier les « Roaring Twenties », car l’ampleur de la bulle ne présage rien de bon.
La question centrale : la productivité
En fait, la question clé de l’avenir est celle de la productivité du travail. C’est par elle que passe la capacité essentielle du capitalisme contemporain de construire des profits. Sans elle, tout rêve social-démocrate moderne est promis à l’impasse car la seule alternative pour les entreprises est de réduire la part du travail dans le partage de la richesse. Mais il faut également qu’elle soit suffisamment large pour irriguer l’ensemble de l’économie.
Dans les années 1920, l’économie des États-Unis a profité à plein de la deuxième révolution industrielle, celle de l’électricité et du pétrole. Non seulement ces innovations ont permis d’augmenter formidablement la productivité des entreprises, mais elles ont aussi créé de nouveaux besoins (téléphone, électrification, automobile, produits électroménagers…) qui allaient irriguer l’économie pendant encore un demi-siècle. Certes, cette seule « révolution » n’a pas suffi à stabiliser l’économie parce qu’elle était alimentée par le moteur financier qui s’est effondré en 1929, mais les Trente Glorieuses ont ensuite repris le flambeau en utilisant davantage la redistribution et la Sécurité sociale.
Si l’on veut reconstruire une croissance forte, fondée sur des salaires plus élevés, il faudra reconstruire un schéma identique. Le problème, c’est que, depuis quarante ans, les gains de productivité s’amenuisent. Ils ont été divisés par cinq depuis un demi-siècle. Et c’est d’autant plus étrange que l’on a, entre-temps, connu la « troisième révolution industrielle », celle de l’informatique et de la cybernétique.
Les raisons de ce ralentissement constituent un des sujets principaux de débat entre économistes. Certains orthodoxes estiment que la faute en revient aux structures étatiques et de solidarité qui empêchent la « création destructrice » de donner son plein potentiel, d’autres estiment qu’il faut encore augmenter le taux de profit pour permettre les investissements. Tous ceux-là considèrent donc qu’en laissant le marché faire, l’innovation débouchera sur les gains de productivité nécessaires.
Mais cette vision est affaiblie par la réalité puisque le capitalisme néolibéral est précisément ce processus qui permettrait à l’innovation de donner son plein effet. On peut toujours contourner le problème en prétendant qu’il faut aller plus loin, attendre encore ou changer le mode de calcul. La réalité est bien que, malgré les ordinateurs, Internet et les GPS, la productivité n’accélère pas.
Beaucoup estiment que cette baisse s’explique par la « tertiarisation » de l’économie. Sans doute, les services ont une capacité de gains de productivité plus faible. Mais ce fait ne résout pas le problème global du capitalisme qui a réalisé des gains de productivité élevés dans l’industrie et doit désormais s’en remettre à des secteurs sans dynamique de productivité.
Dans ces conditions, l’issue est celle que l’on a constatée : une précarisation accélérée de la population, la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée et des inégalités immenses. Des méthodes, donc, qui ont une efficacité limitée.
La grande question, dès lors, est de savoir si la pandémie va accélérer les gains de productivité en favorisant l’automatisation et le plein usage des technologies de la troisième révolution industrielle. C’est un espoir qui, évidemment, irrigue les partisans de la théorie schumpétérienne. Mais la question reste ouverte.
L’économiste Michel Husson, qui a beaucoup travaillé sur ce sujet [1], parle de deux tendances contradictoires. D’un côté, évidemment, la pandémie met en évidence l’intérêt de disposer de schémas de production automatisés, non dépendants de la présence et donc de la santé des hommes. Cela pourrait agir comme un accélérateur de la robotisation, notamment dans certains secteurs des services.
De l’autre, les incertitudes globales, la perturbation des chaînes de valeur et la baisse de la rentabilité peuvent conduire à réduire la productivité. Une étude réalisée sur les quatre dernières pandémie (Sras, Mers, Ebola et Zika) et citée par Michel Husson a montré un effet négatif de 4 % sur trois ans, tandis que les premiers calculs faits sur la situation britannique estiment que l’effet négatif sera de 1 % sur le moyen terme.
Dans les années 1920, la baisse de la productivité induite par la grippe espagnole avait sans doute été compensée par la dynamique de l’avant-guerre. On ne peut compter sur ce phénomène cette fois. Il est donc possible que les deux phénomènes décrits plus haut ne soient pas exclusifs l’un de l’autre. Ainsi, certains secteurs amélioreraient leur productivité par l’automatisation, mais l’économie en général verrait sa productivité stagner.
Dans le schéma classique, les emplois détruits par une augmentation de la productivité sont compensés par la croissance des profits qui permettent d’investir et d’embaucher dans d’autres secteurs. Depuis les années 1970, l’amélioration de la productivité industrielle a ainsi alimenté l’emploi tertiaire.
Mais si le tertiaire s’automatise aussi, où iront les employés chassés par ce processus ? En l’absence de demande réellement nouvelle, la seule solution sera de diviser le travail disponible et donc les revenus. Et donc aussi la productivité globale de l’économie sera réduite. C’est la différence avec les années 1920 ou 1940-70.
Mais cette faible demande tient autant à l’absence d’innovations aussi massives qu’alors qu’à la croissance des inégalités et à l’affaiblissement du travail. Voilà comment le capitalisme contemporain se retrouve dans un cercle vicieux, où il s’enferme dans ses propres contradictions : la recherche de la porte de sortie l’enterre un peu plus dans son problème.
Et c’est finalement bien ici qu’est désormais la vraie question. Celle de savoir si le capitalisme est capable de sortir une nouvelle fois du guêpier où il s’est lui-même mis ou bien s’il va survivre, au prix d’un renforcement de l’exploitation du travail. C’est la véritable ligne de fracture entre les économistes et c’est là où Keynes, persuadé de trouver dans le capitalisme la force de sa propre survie, s’oppose clairement à Marx. Car si c’est la deuxième option qui se révèle juste, alors il y a urgence à éviter le chaos qu’elle nous promet. Et donc à modifier le mode de production vers un système durable et centré sur les besoins sociaux.
Au reste, le risque climatique qui induit de futures catastrophes et pandémies ajoute une pression supplémentaire dans ce sens et rend l’horizon des « années folles » peu crédible. Finalement, le retour à ces divisions fondamentales entre l’économie politique et sa critique est un point commun avec les années 1920. C’est peut-être le seul.
Romaric Godin
• MEDIAPART. 27 janvier 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/270121/apres-le-covid-19-un-retour-aux-annees-folles-semble-peu-credible