De la crise sanitaire au terrorisme, l’appel à la responsabilité individuelle s’intensifie toujours un peu plus. Le concept de vigilance a envahi les discours d’autorité. Au travail, dans la rue, dans les transports ou sur Internet : jusqu’où ira l’enrôlement du citoyen dans la politique sécuritaire ? Maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris-VIII, Vanessa Codaccioni retrace ce grand mouvement vers la répression des populations dans la Société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires (éd. Textuel). Le tout avec leur consentement : la politiste dessine les contours d’une surveillance « latérale », où chaque citoyen est invité se mettre en état d’alerte permanent, à scruter le moindre comportement suspect. Une logique qui redouble d’intensité depuis la pandémie. (Photo DR)
Simon Blin – Vous faites la critique du terme de résilience, abondamment employé par Emmanuel Macron. En quoi ce concept pose-t-il problème ?
Vanessa Codaccioni – Le concept de résilience pose problème dès lors qu’il est utilisé dans le domaine de la sécurité ou de la défense nationale. A l’origine, il s’agit d’un terme issu de la géologie mais qui a été très utilisé en psychologie à partir des années 90, et qui renvoie à la capacité d’un organisme, d’un individu ou d’un groupe à surmonter un choc, une attaque, à reprendre le cours normal de ses activités mais aussi à s’adapter à différents environnements, hostiles notamment. On comprend pourquoi la résilience est surutilisée dans les discours lors de la crise sanitaire ou sur la lutte antiterroriste. Emmanuel Macron l’a d’ailleurs utilisée à propos de l’une ou de l’autre, mais aussi lorsqu’il a évoqué la création du service national universel. Car appliquée à la défense nationale, la notion de résilience renvoie à deux phénomènes complémentaires : soit elle fait référence à la préparation à une crise et à un événement critique (catastrophe naturelle, attentat, guerre), soit elle signifie la résistance collective face à un choc. Dans les deux cas, les citoyens sont continuellement incités à agir, à réagir, à se préparer, se défendre, être en sécurité, rebondir, c’est-à-dire qu’ils sont censés être obsédés par les questions sécuritaires et doivent constamment s’adapter pour obtenir plus de sécurité. Et, évidemment, moins de libertés.
En décembre, le ministère de l’Intérieur a discrètement étendu les possibilités de collecte de données sur les personnes ou associations soupçonnées d’« atteintes à la sûreté de l’Etat » par la police et la gendarmerie. Est-ce la marque d’une dérive ?
Evidemment. Pendant que tout le monde, à juste titre, avait les yeux rivés sur la loi sécurité globale en décembre, le ministre de l’Intérieur a pris ces décrets étendant la collecte de données. Cet événement répressif s’inscrit dans une longue histoire de fichage des populations, mais il s’ancre également dans deux processus punitifs plus larges : d’un côté, la part de plus en plus importante accordée à la répression invisible, celle qui se traduit aussi par les écoutes, la surveillance des communications, l’usage intensif des caméras de vidéosurveillance, l’infiltration ou la reconnaissance faciale ; de l’autre côté, la volonté d’omniscience de la part de celles et ceux qui gouvernent. Ces derniers veulent tout voir, tout connaître et tout savoir. Ils exigent donc de nous une transparence totale et une acceptation passive du contrôle et de la surveillance de l’Etat.
Dans votre livre, vous insistez sur la surveillance horizontale par laquelle les citoyens sont incités à se surveiller mutuellement. Est-ce précisément cette dimension qui fait basculer dans la « société de vigilance » ?
Tout à fait. Les incitations continuelles à surveiller autrui par le biais d’appels à la vigilance, comme l’a fait Emmanuel Macron lors d’un discours sur la « société de vigilance » en octobre 2019 pour faire face au terrorisme, puis au Covid-19 et à la responsabilité collective et individuelle en matière de sécurité en sont la marque. On les retrouve dans tous les domaines : dans le cadre de lutte contre la délinquance et la criminalité de droit commun, surtout dans les pays anglo-saxons comme aux Etats-Unis où existe une tradition de « chasse à l’homme contre prime » ; en ce qui concerne l’antiterrorisme bien sûr, avec toute une rhétorique politico-policière valorisant les « yeux » et les « oreilles » des citoyens ; et on l’a vu aussi récemment à propos d’autres infractions comme le non-respect du confinement pendant la crise sanitaire. Mais l’autosurveillance, c’est-à-dire celle exercée par la société contre elle-même, ne suffit pas à caractériser la société de vigilance.
C’est-à-dire ?
S’y adjoignent la banalisation de la délation, sur les réseaux sociaux mais pas seulement et, de manière plus générale, l’enrôlement en temps de paix de toute la société dans la défense du territoire, de l’Etat ou de la nation. Non seulement ces injonctions sécuritaires envahissent l’ensemble des espaces sociaux et des institutions, mais les gouvernements tendent à stigmatiser, voire à réprimer, toutes celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette société de vigilance.
L’appel à la vigilance est-elle un usage politique des peurs ?
La vigilance est une surveillance à des fins d’autoprotection. Or, la vigilance sécuritaire qu’appellent de leurs vœux les institutions de répression, les autorités mais aussi certaines entreprises, est à la fois repli sur soi et crainte ou haine d’autrui. Elle peut avoir de nombreuses conséquences, comme la multiplication des dénonciations malveillantes, les violences physiques et armées, la stigmatisation, le harcèlement ou le voyeurisme, mais elle peut aussi transformer progressivement les populations en populations punitives. J’essaie ainsi de montrer comment plusieurs instances répressives ou disciplinaires essaient de faire de nous des auxiliaires de la police, des êtres semi-espions, traîtres, délateurs, soldats et agents des services de renseignement. Et, effectivement, ces injonctions à faire preuve de vigilance, à se méfier, à faire attention aux autres font partie des usages politiques de la peur : il s’agit de maintenir les individus dans un état d’insécurité permanent, de les contraindre à garder un lien avec les forces de l’ordre et donc de les tenir par la peur, tout en légitimant la répression.
La responsabilisation du citoyen dans l’appareil répressif a-t-elle toujours existé ou est-ce un fait des sociétés néolibérales ?
L’implication citoyenne dans le maintien de l’ordre ou dans le cadre de traques punitives est un phénomène très ancien et se retrouve très tôt par exemple au Royaume-Uni. Elle est également typique des contextes de crise ou de guerre, notamment par les appels à la délation comme le montre la période maccarthyste, tandis que la surveillance mutuelle est le propre des régimes autoritaires. On peut aussi évoquer le cas des « voisins vigilants » qui existent à des degrés divers dans de nombreux pays et qui se sont développés en France à partir des années 90. Ce qui est en revanche plus récent est la responsabilisation des populations en matière de sécurité, cette dernière allant de pair avec leur culpabilisation et leur infantilisation comme nous le voyons depuis le début de la pandémie. Cette responsabilisation est d’autant plus importante dans le cadre de la gouvernance néolibérale qui fait de chacune et chacun des « entrepreneurs », responsables dans tous les domaines, même dans celui de la sécurité.
Ces atteintes liberticides ne sont pas proprement françaises. De nombreux autres exemples dans le monde jalonnent votre livre…
En réalité, on les retrouve à des degrés divers dans de nombreux pays, en particulier dans les pays qui ont mis en place un programme de lutte contre le terrorisme ou de déradicalisation. Les appels à la vigilance, et donc à la surveillance mutuelle dans le quartier, dans la rue, dans les transports en commun, au travail, dans les écoles, se déploient ainsi dans les pays européens, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, en Australie, etc. Mais on les retrouve sous d’autres formes en Chine, avec notamment le système du crédit social chinois par lequel les citoyens sont notés en fonction de leur comportement. Tout pays dans lequel existe un ennemi public, une minorité réprimée et une volonté de surveillance généralisée va adopter un ensemble de mesures attentatoires aux libertés publiques et aux garanties fondamentales et tenter d’associer la population à la répression. Cela peut passer par les plateformes de signalement en ligne, les numéros d’urgence, les applications sur smartphones, parfois même les émissions télévisées. Dans les campagnes chinoises, les paysans peuvent même surveiller ce qu’il se passe alentour en branchant leur télévision ou leur téléphone portable sur le réseau des caméras de vidéosurveillance.
Qu’appelez-vous « une politique du détournement du regard » ?
C’est une politique de captation policière de l’attention citoyenne. Cette dernière doit être entièrement portée sur les questions sécuritaires et le regard des citoyennes et des citoyens est orienté : on lui livre des « cibles » (des potentiels terroristes, des migrants, des minorités religieuses, des ennemis politiques, etc.) et des grilles de lecture de leurs corps, pratiques et discours qui indiquent ce qui est suspect, dangereux, à signaler. En clair, un ensemble de dispositifs visent à indiquer à la population qui et comment regarder, avec inquiétude et suspicion le plus souvent. Le cas exemplaire, comme je l’indique dans le livre, est celui des caméras en réseau placées à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, pour que celles et ceux qui le souhaitent puissent voir ce qui se passe et dénoncer toute activité suspecte. Cette politique de captation de l’attention a deux avantages : renforcer la surveillance de certaines personnes ou groupes déjà réprimés par l’Etat et, dans le même temps, amoindrir - si ce n’est empêcher - le contrôle citoyen du pouvoir et de l’appareil répressif d’Etat. Les deux buts sont interdépendants : à force de nous regarder mutuellement, de nous épier, de nous observer, de vérifier si telle ou telle personne dit ou non la vérité, respecte ou non telle ou telle norme, telle ou telle règle, on finit par se replier sur nous-même, par s’isoler et par se diviser. Surtout, alors que les gouvernements incitent au renforcement de la surveillance latérale, ils tendent à empêcher les citoyens de surveiller l’Etat et ses agents. Les tentatives multiples pour empêcher de filmer la police et les crimes policiers en sont la meilleure illustration, tout comme l’est la répression des lanceuses et lanceurs d’alerte dont la surveillance est, elle, au service de la population.
Simon Blin