Ségrégation Des Musulmans, Criminalisation Des Dissidents
Il ne fallait pas être devin pour prédire la menace existentielle que représenterait le gouvernement de Narendra Modi pour la trame de l’Inde. Depuis son élection en 2014, l’homme fort du pays a asséné ses coups, sans relâche ni concessions, pour bâtir sa « Nouvelle Inde », visant à assimiler la nation et l’identité indienne à la seule majorité hindoue. La démocratie se meurt, la Constitution expire. L’Inde est un pays où l’on incite à la haine, où l’on assassine de sang-froid, en toute impunité. L’État, qui se veut plus hindou qu’indien, s’arc-boute sur des privilèges et des pouvoirs pour défendre ses intérêts et concrétiser ses fantasmes.
Pour aboutir à ses fins, tous les moyens sont permis. Le « monopole de la contrainte légitime » est ainsi devenu une justification de la violence envers le peuple. Armée et police sont déployées sans vergogne dans les forêts, les rues, les universités pour traquer les « anti-nationaux » [1]. But non avoué : écraser les opinions dissidentes, taillader les « cœurs séditieux ». Les milices et groupes vigilantistes hindous d’extrême droite écument les villes et villages, violent la loi pour imposer leur suprémacisme et « libérer l’Inde » comme ils l’affirment haut et fort - entendez des musulmans. Dans le même temps, presse et médias dominants, au service du régime, distillent avec zèle une propagande sur mesure pour lisser les récits et manipuler les esprits.
Les politiques provocatrices et les coups de force orchestrés par le gouvernement Modi-Shah à l’encontre de la principale minorité du pays (soit 200 millions de personnes) se sont accumulés ces dernières années, obéissant à une idéologie, des stratégies et un agenda politique précis. Après la révocation du statut d’autonomie du Jammu-et-Cachemire, et le lancement du chantier, un an plus tard, jour pour jour, du temple de Ram d’Ayodhya, site emblématique des tensions intercommunautaires, l’adoption de la loi sur la citoyenneté – Citizen Amendment Act, CAA – en décembre 2019, a constitué une nouvelle étape dans l’offensive du nationalisme hindou.
Pour la première fois dans l’histoire de la République, la religion s’est imposée comme un critère d’éligibilité à la citoyenneté, malmenant le sécularisme qui garantissait jusque-là, dans les textes du moins, une égale bienveillance de l’État envers tous les cultes. Le caractère pernicieux du CAA est amplifié par le Registre national de la population (NPR) et le Registre national des citoyens (NRC) qui lui sont joints pour sa mise en œuvre. Le premier définit les critères de sélection, les deux autres fournissent les données permettant d’établir le profil de la population à partir de documents que chaque candidat est tenu de rassembler pour « prouver » son ascendance indienne, et à défaut se voir déchoir de sa nationalité. La menace désormais bien réelle est que l’application à géométrie variable du CAA attise à l’extrême la polarisation du pays, d’un côté, en excluant les musulmans, de l’autre, en favorisant les non-musulmans.
Cette loi que nombre de citoyens jugent anticonstitutionnelle – des requêtes ont été déposées auprès de la Cour suprême pour la suspendre - a été la goutte de trop au regard du climat antimusulman que le parti nationaliste hindou, le BJP, fait régner depuis son accession au pouvoir en 2014. En dépit de la peur et de l’insécurité, les musulmans indiens – rejoints notamment par des militants des droits humains et des étudiants – sont descendus massivement dans les rues, déclenchant l’un des plus vastes mouvements de contestation que le pays ait connu ces dernières décennies.
La répression brutale menée par les forces de l’ordre, le 15 décembre 2019, contre des étudiants de l’université musulmane Jamia Millia Islamia de New Delhi qui manifestaient contre la promulgation de la loi, a fait monter la tension d’un cran. La colère s’est alors propagée comme une trainée de poudre. De Jamia à Shaheen Bagh. De Delhi à l’Inde entière. Les protestations se sont transformées en un mouvement de grande ampleur. Contre les violences policières, mais surtout contre le gouvernement.
Shaheen Bagh, Épicentre De La Contestation
Dans la foulée de l’attaque contre les étudiants, les femmes de Shaheen Bagh – ghetto urbain essentiellement musulman situé à proximité de Jamia Millia - ont manifesté leur soutien aux protestataires, en occupant pacifiquement un tronçon d’autoroute reliant le sud de la capitale à l’un des principaux bassins d’emplois, situé à Noida, dans la périphérie. Un sit-in de résistance et de solidarité – appelé dharna en hindi – a été organisé spontanément un soir de la mi-décembre et s’est poursuivi sans interruption, pendant trois mois, dans le froid de l’hiver.
Grands-mères, femmes aux foyers, jeunes étudiantes ou travailleuses, toutes ces figures traditionnellement marginalisées et invisibles de la société indienne, n’ayant pour la plupart jamais participé à d’autres rassemblements, sont sorties de l’ombre pour revendiquer leurs droits les plus élémentaires, dont le premier, celui d’exister. Elles ont fait comprendre que les femmes musulmanes, n’étaient pas des « victimes » sans voix et impuissantes réclamant d’être secourues, comme Narendra Modi l’avait laissé entendre en 2017 lors de l’adoption de la loi interdisant la répudiation immédiate, dite du triple talaq.
La relation symbiotique entre les étudiants de Jamia et les femmes de Shaheen Bagh a joué un rôle clé dans l’effet de contagion qu’a pu connaître le mouvement anti-CAA. De l’université au quartier. De la ville à l’ensemble du pays. La réponse pacifique et inclusive – presque morale – des femmes, en dépit des provocations et des intimidations exercées, a gagné l’attention puis le cœur du public. Etudiants et professeurs, stars, artistes et simple quidam se sont mobilisés à l’échelle du pays et au-delà [2].
Le mouvement est certes né au sein des populations opprimées – musulmans, femmes, dalits, adivasis, travailleurs migrants, etc. –, mais nombreux sont les défenseurs de l’unité panindienne, identités et profils confondus, qui sont venus se greffer au mouvement. Une coalition hétéroclite s’est ainsi formée, bien décidée à prendre le contre-pied du pouvoir. Elle s’est appuyée sur une conception inclusive et plurielle de la nation – pas seulement hindoue - et s’est ré-approprié la figure du peuple (« Nous, le peuple », « Everyone is the leader »), détournée par le Premier ministre prétendant l’incarner.
Elle a aussi mobilisé plusieurs symboles et emblèmes du discours nationaliste indien – Constitution, drapeau, hymnes, etc. – omniprésents dans les dharnas et brandis comme des biens et des valeurs communs et partagés pour écrire un nouveau récit national et citoyen. Loin d’être anecdotiques, ces espaces de contestation ont démontré que l’agenda nationaliste populiste n’était pas invincible. Au populiste Modi, s’est opposé le sujet collectif et populaire.
Shaheen Bagh a produit un double effet. Celui d’attirer, de magnétiser les forces d’opposition, transformant cette localité modeste de la capitale en un centre névralgique de résistance au gouvernement, mais aussi d’inspirer de nombreuses protestations similaires à Delhi et dans d’autres villes, ce que certains ont appelé des « mini-Shaheen Bagh » ou « le modèle Shaheen Bagh ».
Incarnant l’opposition au CAA-NRC et NPR et la résistance au gouvernement central, elle a occupé l’avant-scène des débats et est devenue la cible privilégiée des hauts dirigeants du BJP, en particulier lors de la campagne électorale régionale du 8 février, qui s’est distingué, selon Harsh Mander, militant des droits humains, par « un niveau de venin communautaire sans précédent, jamais vu dans une élection auparavant ». Kapil Mishra, figure du BJP à Delhi, a ainsi attisé les tensions dans une série de tweets incendiaires affirmant notamment que « le Pakistan avait fait son entrée à Shaheen Bagh » et que ce serait « l’Inde contre le Pakistan, ce 8 février à Delhi ». Dans des vidéos de rallyes, on le voit chanter et crier des slogans tels que « tuez les traîtres, tuez les anti-nationaux » [3].
Le parti du Premier ministre a finalement perdu son pari de gouverner la capitale et de faire de ce scrutin un référendum en faveur de la loi controversée sur la citoyenneté. Cette défaite n’a toutefois pas entamé la détermination du gouvernement à imposer sa politique. Après avoir tenté de consolider leur contrôle et étouffer l’opposition à travers le jeu des élections, les autorités cherchent désormais à renforcer l’arsenal répressif pour faire taire leurs adversaires.
Une Violence « Planifiée » Pour Écraser L’opposition Anti-CAA
Des émeutes ont semé la terreur dans plusieurs quartiers du nord-est de la capitale, du 23 au 26 février 2020. Au total, 53 personnes ont été tuées, plus de cinq cents ont été blessées et de nombreux biens ont été détruits.
Ces événements ont, depuis, fait l’objet d’enquêtes partisanes et partiales. Par la police de Delhi, qui dépend directement du ministre de l’Intérieur Amit Shah et par deux groupes « indépendants » [4], situés dans la sphère d’influence de la droite hindoue. Ces investigations ont débouché sur la création d’un récit officiel de propagande, déformé et politiquement motivé, largement repris par des médias à la solde du gouvernement. L’idée maîtresse qui s’en dégage est que ces émeutes sanglantes – qualifiée d’anti-hindoues – résultent d’une « conspiration » menée par des « éléments jihadistes de gauche » et d’activistes anti-CAA, NPR, NRC.
Cette version des faits a été méthodiquement démentie par la Commission des minorités de Delhi et par des médias nationaux non affiliés. Elle démontre en effet le caractère prémédité des émeutes, mais renverse l’accusation en pointant la responsabilité des autorités (acteurs politiques et forces de l’ordre) qui ont soufflé sur les braises communautaires et contribué ainsi au déchaînement de violence incontrôlée.
Le rapport contradictoire souligne les incohérences et les manquements du discours officiel. Le narratif de la « conspiration anti-hindoue » ne colle pas avec la réalité et les chiffres. La plupart des victimes sont à compter parmi la principale minorité (40 sur 53), l’essentiel des biens et propriétés détruits appartiennent à des musulmans et la quasi-totalité des édifices religieux vandalisés sont des mosquées, ce qui laisse présumer que les agressions à l’encontre de la communauté musulmane de Delhi étaient ciblées et planifiées.
Cet épisode meurtrier de la fin février fait écho aux nombreux pogroms que le pays a connu aux cours des dernières décennies, dont celui de 1984, durant lequel 3000 sikhs ont été massacrés par vengeance à la suite de l’assassinat d’Indira Gandhi ; et celui de 2002, lorsque la police et le gouvernement de Modi - qui dirigeait alors l’état du Gujarat - ont « laissé faire » un carnage qui a causé la mort de 2000 personnes, en majorité des musulmans. Dans chacun de ces cas, « des foules ciblant un groupe religieux ont été autorisées à conduire des émeutes sans que la police n’intervienne. C’est la définition même d’un pogrom », rappelle l’écrivaine Mira Kamdar.
La complicité des dirigeants locaux du BJP et le parti pris de la police lors des derniers événements sont flagrants et documentés par de nombreux témoignages et vidéos qui ont été diffusés sur les réseaux sociaux. Toutefois, ces figures influentes ou protégées ont systématiquement été exonérées de leurs responsabilités. Ni Kapil Mishra, l’un des principaux instigateurs présumés dans le déclenchement des affrontements, ni la participation d’un haut fonctionnaire de la police, ni le mutisme ou l’(in)action calculée d’agents de terrain n’ont été condamnées. L’impunité dont jouit la police de la capitale, sous couvert des autorités, dans ce qu’il convient d’appeler désormais un pogrom, a été sévèrement critiquée par de nombreux activistes indiens [5] et étrangers, conduisant certains d’entre eux à conclure que l’Inde partageait aujourd’hui davantage les attributs de la tyrannie que de la démocratie.
En agissant de la sorte, malgré les objections, les dirigeants de « la plus grande démocratie du monde » ont atteint un double objectif : en écrasant physiquement leurs opposants, ils ont tout d’abord fait taire une contestation gênante, visible et soutenue, avec un fort capital de sympathie. Ensuite, en distillant, à travers les outils à leur disposition, l’imaginaire hindutva du musulman intrinsèquement brutal et agressif ( « anti-hindou », « naxalite » ou « jihadiste »), et en plaquant cette image sur le mouvement contestataire contre la loi sur la citoyenneté, le gouvernement a réussi à déprécier, auprès de sa base de soutien, les manifestations anti-CAA, considérées jusque-là comme morales et pacifiques.
Criminalisation Des Manifestations Et Chasse Aux Sorcières
L’arrivée de l’épidémie de coronavirus et la décision brutale d’un confinement généralisé ont eu pour effet de stopper net les manifestations, le 24 mars 2020 au petit matin, après 101 jours d’occupation. Elle a servi de prétexte aux autorités pour démanteler les principaux sites de contestation, dont Shaheen Bagh et interdire les rassemblements publics.
Une occasion, tombée du ciel, dont le gouvernement a profité pour neutraliser toute opposition. Au fil des semaines de confinement, la progression exponentielle des cas covid-19 s’est accompagnée d’une hausse symétrique d’accusations et d’arrestations à l’encontre d’activistes anti-CAA, en vertu de la loi draconienne de prévention des activités illégales et terroristes – l’UAPA ou Unlawful Activities Prevention Act. De nombreux professeurs, militants, intellectuels ou étudiants ont été traqués et mis sous les verrous sans preuve établie. Motifs officiels ? Implication présumée dans des actes de violence, possession d’armes ou casiers judiciaires. Motifs non avoués ? Intimider et faire taire les voix contestataires.
Usant de son appareil répressif, les autorités ont ainsi criminalisé des manifestations pacifiques et citoyennes d’opposition à la politique de Modi et désigné les opposants, coupables de « conspiration » ayant entrainé une frénésie de violence. La leçon apprise est que toute critique est considérée désormais comme subversive et passible d’emprisonnement. Comme l’écrit le politiste Pratap Bhanu Mehta : « Nous assistons à un projet conçu pour écraser la société civile. (…) L’intérêt de l’État n’est pas d’établir la culpabilité ou l’innocence. Ce qui l’intéresse, c’est de démontrer qu’il peut détruire votre vie en toute impunité ».
Aujourd’hui, les différentes manifestations anti CAA ont été réduites au silence – temporairement du moins – en raison d’un contexte hostile marqué par la covid-19 et le durcissement du régime. Toutefois, le souvenir de ces soulèvements inédits – par leur ampleur, dans leurs formes et leur composition – ne peut être balayé d’un revers de la main. Cette séquence a vu la politisation de jeunes femmes et de jeunes hommes, de personnes marginalisées en raison de leur sexe, leur âge, leur religion, leur caste ou leur orientation sexuelle, qui se sont réapproprié les idées de citoyenneté, de nation, de peuple et ont revendiqué de pouvoir exercer leurs droits élémentaires. Des femmes musulmanes, au plus bas de l’échelle sociale, ont ainsi démontré comment en dépit, ou plutôt à cause d’un environnement terriblement précaire et insécurisant, il était possible de magnifier un acte minime de résistance ou de solidarité en une « résilience butée », potentiellement transformative.
Que la leçon apprise de Shaheen Bagh puisse l’emporter sur celle de Modi…
Aurélie Leroy
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