Au fil de la rivière Hindon (Inde) envoyé spécial
Alors que les habitants de l’Etat d’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, son appelés à voter aujourd’hui pour renouveler leur Parlement régional, de milliers d’entre eux ont décidé de boycotter le scrutin. « Pourquoi ? Regardez », lâche Anirul, 20 ans, en amorçant l’une des pompes à eau du petit village de Bhanera Kemchend. L’eau jaillit, orange et puante. « Toutes les pompes du village sont comme ça, explique Anirul. Ça fait des années que ça dure, mais les autorités ne font rien. La plupart d’entre nous sont malades, nous dépensons plus d’argent en médicaments qu’en nourriture. » Bhanera Kemchend a la malchance de se trouver en aval d’une gigantesque sucrerie qui, doublée d’une distillerie, déverse ses déchets dans la rivière voisine, laquelle contamine à son tour les nappes phréatiques des environs. Au total, près de 400 villages situés le long de la rivière Hindon et de ses affluents sont dans la même situation. La pollution est telle que ces cours d’eau n’abritent plus aucune espèce vivante. « La Hindon n’est plus une rivière, c’est un égout, commente le professeur Sivram Reddy, spécialiste des déchets industriels à l’université de Patiala. 90 % de l’eau qui y coule arrive directement des usines. »
« Inspection ». Sucreries, papeteries, distilleries, laiteries, abattoirs, tanneries : sur 260 kilomètres, des dizaines d’usines rejettent leurs déchets dans l’eau sans aucun traitement, en toute impunité. Situation d’autant plus choquante que toutes ces industries, privées mais aussi publiques, sont pourtant équipées d’une unité de traitements des eaux usées, obligatoire pour obtenir la licence d’exploitation. Mais « pour faire des économies, les propriétaires ne les mettent jamais en marche, explique Krishenpal Singh, coordinateur régional du mouvement Jal Biradari, qui tente de fédérer les villageois pour lutter contre cette injustice. Au mieux, ils les allument une fois par an, lors de l’inspection. Tout le monde sait ce qui se passe, mais comme ils soudoient les inspecteurs et les politiques, personne ne fait rien ». Pour preuve : ceux qui ont tenté, par le passé, de porter plainte au commissariat se sont fait tabasser par les policiers...
La Hindon n’est pas un cas isolé : la plupart des cours d’eau en Inde sont contaminés par des rejets industriels en tout genre, sans compter les déchets municipaux qui s’y déversent et les pesticides issus de l’agriculture. Mais du fait de la taille restreinte de la Hindon et de la forte concentration industrielle dans la région, le drame est ici décuplé. Les concentrations en plomb ou en chrome sont par endroits plus de cent fois supérieures aux limites officielles. Or bien que plus personne ne se risque à utiliser directement l’eau de la rivière, les habitants sont directement touchés, via les nappes phréatiques. Dans tous les hameaux, on retrouve les mêmes maladies : allergies, problèmes digestifs, asthme, tuberculose, troubles gynécologiques, cancers...
« Nos cultures sont contaminées, le lait de nos vaches aussi. Nous sommes tous en train de crever à petit feu », se lamente Mohamed Faizali, en exhibant les centaines de petits boutons qui recouvrent son corps. Son village, Begrajpur, est coincé entre la rivière et le canal venant d’une zone industrielle. « Quand j’étais petit, on se baignait ici, l’eau était transparente », assure un voisin en désignant ce canal, aujourd’hui recouvert d’une épaisse couche de mousse blanche manifestement toxique, qui se déverse directement dans la rivière.
Représailles. Mobilisés par Rajendra Singh, activiste de l’eau à l’origine du mouvement Jal Biradari, les paysans ont finalement décidé de prendre leur courage à deux mains pour affronter administration et industriels. Une rébellion qui, dans cette région où politique, industrie et crime organisé marchent souvent main dans la main, leur vaut des représailles en série. Swami Yojamuni, un religieux, raconte ainsi comment il s’est retrouvé face à deux hommes armés d’un pistolet après avoir organisé une réunion d’information dans un village. « Les patrons d’usine envoient régulièrement leurs gros bras, mais nous n’avons pas peur, affirme Thakur Singh, 30 ans. De toute façon, nous sommes déjà en train de mourir, alors quelle différence s’ils nous tirent dessus ? » Le professeur Reddy confirme : « Les industriels sont devenus des gangsters. Mais les plus grands coupables, ce sont les fonctionnaires, qui ferment les yeux en se remplissant les poches. » D’où la décision de boycotter les élections. « Cela n’aura probablement que très peu d’impact sur le scrutin, reconnaît Rajendra Singh. Mais ça permet au moins de mobiliser et d’attirer des médias. » Certains villages sont allés plus loin en boycottant la dernière campagne de vaccination contre la polio. « Nos enfants souffrent déjà de dizaines de maladies, mais le gouvernement ne fait rien. Alors pourquoi tiennent-ils tant à les vacciner contre la polio ? » interroge Gurmit, dont le dernier-né souffre déjà de problèmes respiratoires. Une attitude discutable mais paradoxalement efficace.
Point faible. Alors qu’elle était censée éradiquer la polio en 2007, l’Inde a connu, l’an dernier, une recrudescence du virus qui lui vaut d’être montrée du doigt par la communauté internationale. L’Organisation mondiale de la santé l’accuse même publiquement d’avoir réexporté la maladie dans des pays où elle avait été éradiquée, notamment en Afrique. D’où la détermination des autorités sanitaires à prouver leur efficacité. Car sans le savoir, les riverains de la Hindon ont touché un point faible. Après que plusieurs villages ont chassé à coups de pierre les équipes chargées de la vaccination, les autorités locales ont donné un avertissement aux usines des deux districts les plus problématiques. Sans qu’aucune ne remette son usine de traitement en marche.