L’histoire commence par un sabotage. Aujourd’hui, c’est difficile à croire, mais il fut un temps où le Québec produisait lui-même, grâce à l’Institut Armand-Frappier (IAF), ses vaccins de base contre la tuberculose, la poliomyélite, la diphtérie, la coqueluche, le tétanos et j’en passe. En plus de 20 vaccins ou sérums, humains ou vétérinaires, l’IAF fabriquait 300 produits diagnostics, milieux de culture bactériologiques, cultures cellulaires de différentes espèces animales ainsi qu’une variété de produits biologiques, tels que le sang et ses dérivés. Et l’IAF, un joueur détenu par le pouvoir public, en vendait. La beauté de la chose, c’est que tous les profits étaient réinvestis au profit de la recherche et du développement des connaissances et de nos capacités sanitaires. C’est à l’Institut, à Laval, que le fameux médicament 3TC contre le sida commence sa vie en 1988.
Le vol du siècle
Victime de son succès, guidé par la nouvelle doctrine néolibérale affairiste très en vogue chez ses dirigeants, l’IAF s’aventure en Bourse puis octroie des parachutes dorés composés d’options d’achat d’actions, de caisses de retraite et d’indemnités de départ qui entraînent des ennuis financiers. C’était tout ce qu’il fallait pour justifier sa privatisation par Claude Ryan, alors ministre libéral, qui trouvait de toute façon que l’IAF faisait une « compétition déloyale au secteur privé » ! C’est dire à quel point l’IAF avait du succès et était utile à l’intérêt public !
Acquis pour moins de 4 millions $ par Biochem Pharma, le tout a été vendu 10 ans plus tard pour 5 milliards à Shire, une pharmaceutique anglaise, qui a déménagé la production ailleurs. Résultat : le Québec a subi ce que certains ont décrit à l’époque comme le plus grand vol du siècle et se retrouve incapable aujourd’hui de produire une fraction de ce qu’on produisait comme vaccins et produits biologiques il y a 30 ans !
Je raconte tout ça pour dire que contrairement à ce que certains laissent penser, le Québec a l’expérience, les compétences, le savoir-faire et la capacité industrielle pour produire des vaccins nécessaires pour nous protéger sans être à la merci de l’industrie pharmaceutique dont les pratiques commerciales douteuses ruinent les deniers publics.
Ce qui nous manque, c’est la volonté du pouvoir public.
On paie trop cher
Au début des années 2000, L’envers de la pilule, de Jean-Claude St-Onge, m’a fait découvrir avec stupéfaction que les Québécois paient leurs médicaments plus cher que partout au Canada alors que certains pays empruntent différents chemins pour réduire les prix des médicaments et conserver leur mainmise sur la chaîne d’approvisionnement : la Nouvelle-Zélande (encore elle !) fonde un pôle d’achat groupé de médicaments génériques qui prend les pharmaceutiques à leur propre jeu ; la Suède compte sur une entreprise pharmaceutique publique occupant 10% de son marché, mais capable de produire des médicaments génériques en cas de pénurie ; au Brésil, une compagnie publique dirigée par une brillante chimiste redécouvre les molécules à la base de la trithérapie pour sauver des millions de Brésiliens atteints de VIH de la griffe des prix exorbitants des pharmaceutiques à brevet.
C’est dans l’urgence d’agir pour freiner la facture galopante des médicaments au Québec qui entrainait la chute du financement des soins aux malades qu’en 2006, à peine fondé, Québec solidaire lance un pavé dans la mare : Pharma-Québec.
Pharma-Québec s’inspire des meilleures pratiques internationales et du succès québécois de l’Institut Armand-Frappier. Son premier volet consiste à faire ce que fait la Nouvelle-Zélande : mieux négocier les prix des médicaments. Le deuxième volet s’inspire des pratiques de l’Institut Armand-Frappier et de la Suède : produire des vaccins et des médicaments génériques si le besoin le commande. Finalement, à l’instar de la lutte du Brésil contre l’épidémie du sida dans les années 90, Pharma-Québec soutiendrait la recherche et l’innovation au profit du public. Le tout pourrait aller là où se trouvent maintenant des besoins pressants : produire des réactifs et des tubes pour nos tests et des fournitures médicales, comme les masques, les blouses et les visières dont nous avons manqué au début de la pandémie.
Manque de volonté politique
Dès mon élection en 2008, j’ai présenté un projet de loi pour instaurer Pharma-Québec. Puis deux autres fois. Au total, trois projets de loi, sous trois gouvernements différents. Dès 2011, le projet récolte des appuis de taille : l’Union des consommateurs applaudit des économies de plusieurs milliards pour les contribuables québécois tandis que les Médecins québécois pour le régime public, menés par le Dr Alain Vadeboncœur, saluent les vertus de Pharma-Québec pour l’équité et l’accès aux médicaments. Malheureusement, la volonté politique n’a pas suivi.
La pandémie a changé la donne. De nombreux journalistes et plusieurs acteurs politiques me parlent spontanément des vertus qu’ils découvrent dans l’idée de Pharma-Québec. Même dans le proche entourage du premier ministre, une personne qui a toujours privilégié les initiatives du secteur privé m’a surpris par son ouverture étonnante et son intérêt pour le concept de Pharma-Québec. On a convenu ensemble que cela aurait pu éviter de nombreux décès si le Québec avait la capacité de produire, par exemple, l’équipement de protection individuel dont le réseau de la santé avait tant besoin.
C’était avant les cafouillages de l’approvisionnement en vaccins. Mais 30 ans après le sabotage de l’Institut Armand-Frappier, à quoi sert de s’en mordre les doigts ! Ce serait plus utile de s’entendre, à droite comme à gauche, qu’on peut et qu’on se doit d’agir.
On ne peut plus être pris au dépourvu
La COVID-19 est loin d’être vaincue, mais on prédit déjà d’autres pandémies. Le Québec ne peut plus se permettre d’être pris au dépourvu. J’espère qu’à chaque article sur les pénuries de masques, chaque reportage sur les retards de Pfizer, on l’affirmera noir sur blanc : la solution existe - son idée germe et grandit depuis 15 ans ! C’est Pharma-Québec.
J’espère aussi que la réflexion dans l’entourage du premier ministre débouche sur des gestes concrets. Des gestes rassembleurs grandissent tous les acteurs. Un bon point de départ serait que le gouvernement étudie le projet de loi sur Pharma-Québec déposé en septembre dernier par le député de Jean-Lesage, Sol Zanetti.
Je tire une certaine fierté de voir Manon, Gabriel et les collègues de Québec solidaire défendre Pharma-Québec avec autant de fougue 15 ans plus tard. Mais pour le Québec, ce serait une plus grande fierté collective s’ils sont rejoints par des parlementaires de tous les partis pour doter le Québec d’un joyau à l’exemple de l’Institut Armand-Frappier, dont la seule évocation suscite tant d’admiration.
En droite ligne avec la réussite qu’était l’IAF, Pharma-Québec serait assurément une source de grande fierté et une manière de mieux protéger notre plus grand bien : la santé !
Amir Khadir
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