Svetlana* ouvre les yeux. Au-dessus d’elle, elle reconnaît la personne âgée dont elle s’occupe ainsi que la fille de celle-ci. Les deux la montrent du doigt et se disent quelque chose en allemand. L’Ukrainienne avait perdu connaissance. “C’était l’effet d’une tension qui montait de jour en jour”, nous expliquera-t-elle une semaine après l’incident.
“Je n’en peux plus”, pense-t-elle alors. Elle contacte l’entreprise polonaise qui l’avait envoyée un mois plus tôt quelque part dans l’est de l’Allemagne pour s’occuper d’une dame âgée, mais n’entend en retour qu’un “va voir un médecin”. Or, le plus proche est à 9 kilomètres et Svetlana n’a pas de moyen de transport. À l’extérieur, il fait déjà sombre. Le village où se trouve l’assistante de vie est au beau milieu de la forêt. Pendant la nuit, elle prépare sa fuite et cherche sur Internet un moyen de rentrer en Ukraine. L’agence polonaise veut qu’elle reste jusqu’au terme de son contrat et promet de contacter sa société partenaire allemande chargée des relations avec la famille cliente.
Le lendemain, cette dernière reçoit un coup de téléphone qui l’informe de la fin de la mission. Dans l’appartement, l’atmosphère se tend : la famille ne veut pas laisser partir Svetlana. Néanmoins, l’auxiliaire fait ses valises et s’en va, elle qui est seule dans un pays étranger et séparée de son domicile par un millier de kilomètres. Le car qui doit la ramener en Ukraine ne passera que le jour suivant. Dans l’intervalle, Svetlana sonne à la porte de voisins et, par le biais d’une application de traduction, elle demande un abri pour la nuit. “Par chance, je suis tombée sur des gens bien”, se rappelle-t-elle.
Aujourd’hui, elle décrit cette période comme une série d’incompréhensions, d’humiliations et de violence verbale. “Tous les jours, j’avais le sentiment de vivre dans un camp”, relate-t-elle. Sa patiente de 80 ans, alitée en permanence, exprimait son mécontentement par des cris. Selon elle, l’Ukrainienne cuisinait mal, mangeait trop lentement, faisait trop de bruit, ne comprenait pas les consignes. “C’était une torture morale”, se souvient l’accompagnatrice.
Le 30 décembre 2020, elle est de retour chez elle, mais la nouvelle année ne met pas un terme à ses ennuis. En effet, l’agence refuse de lui verser les 900 euros dus, car, en abandonnant sa patiente, Svetlana aurait violé son contrat. Comme elle n’en a aucun exemplaire et qu’elle travaillait en Allemagne dans l’illégalité, elle aura du mal à faire valoir sa créance.
“Exploitation” et “mauvaises conditions”
Un mois plus tôt, des policiers et des douaniers allemands avaient procédé dans tout le pays à des perquisitions dans les locaux de 71 entreprises qui collaboraient avec des agences polonaises pour faire venir des “gardes-malades 24 heures sur 24”. Ce sont généralement des femmes originaires de Pologne ou d’autres pays d’Europe centrale et orientale qui vivent jour et nuit au domicile d’une personne âgée dont elles ont la garde.
L’ampleur du phénomène est très large, quoique difficile à déterminer avec précision. Selon certaines estimations, 500 000 personnes occupent un tel emploi en Allemagne, légalement ou au noir. La demande est importante car la population allemande vieillit. D’ici à 2030, un million d’Allemands pourraient avoir besoin d’une aide permanente à domicile.
En plus d’avoir mobilisé près d’un millier d’agents, l’opération policière du 25 novembre a été précédée de trois ans d’enquête. Elle a aussi débouché, côté polonais, sur une perquisition menée au début de décembre dans les bureaux d’une entreprise qui envoyait des travailleuses en Allemagne.
Bien que son chiffre d’affaires se compte en dizaines de millions d’euros, cette société avait déjà fait l’objet, en 2019, de plaintes d’Ukrainiennes qui lui reprochaient d’avoir été abandonnées sans aucune assistance dans des familles particulièrement difficiles. En outre, elles n’auraient pas perçu l’intégralité de la rémunération convenue, voire auraient reçu à la place des mises en demeure pour le paiement de pénalités financières.
Pourquoi des entreprises polonaises prennent-elles le risque d’envoyer illégalement des Ukrainiennes en Allemagne ? “Il n’y a pratiquement plus de gardes-malades polonaises, répond Kamil Matuszczyk, chercheur au Centre d’études sur les migrations de l’université de Varsovie. Cela fait des dizaines d’années qu’elles partent travailler en Allemagne. À la fin des années 1990, la majorité d’entre elles était encore au noir. Depuis l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne [en 2004] et l’ouverture du marché du travail allemand en 2011, l’activité est davantage contrôlée par des entreprises, mais cela s’est accompagné d’une multiplication des alertes sur l’exploitation et les mauvaises conditions que subissent les auxiliaires de vie polonaises en Allemagne. Pour autant, en comparaison des Ukrainiennes, leur position vis-à-vis des familles et des entreprises est bien meilleure.”
“Quand j’arrive chez une famille, je mets au clair mes attentes et mes horaires. Je sais que j’ai le droit à deux heures de pause”, témoigne Weronika*, une Polonaise qui travaille depuis des années pour une agence. Son histoire ressemble à celles des autres femmes, polonaises ou ukrainiennes, que nous avons interrogées ces deux derniers mois. Souvent dans la cinquantaine, elles avaient perdu leur emploi dans une petite ville où leurs chances de trouver un autre travail étaient minces. Dans le cas de Weronika, c’était un emploi de bureau, et pour Svetlana, un poste à l’hôpital, au demeurant très mal payé. En se décidant à aller en Allemagne, elles pensent non seulement à elles, mais aussi à leurs enfants, généralement adolescents. Grâce à l’argent gagné en Allemagne, elles peuvent leur payer études, mariage, crédit immobilier et bien d’autres choses encore.
“Les débuts sont souvent difficiles, mais, au bout de quelques années, avec une formation d’infirmière et une bonne connaissance de l’allemand, on peut fixer ses conditions. Peu de gens en Pologne sont payés plus de 1 500 euros par mois net, alors que cela tend à être la norme pour les gardes-malades. Le travail peut être pénible, les horaires ne sont pas respectés, mais ces femmes rapportent presque tout leur salaire en Pologne. Le transport est assuré en porte-à-porte, le gîte et le couvert sont gratuits. Ce ne sont pas des esclaves modernes”, assure Kamil Matuszczyk.
“Les familles allemandes veulent des Ukrainiennes”
Le processus, à l’œuvre, d’émancipation des assistantes polonaises se traduit par la possibilité pour elles de choisir leur patient et par une hausse des prétentions salariales. Grâce aux factures que lui ont montrées les familles de ses patients, Weronika sait ainsi que son agence encaisse environ 2 500 euros par mois pour son travail et elle estime injuste de ne percevoir que la moitié de cette somme.
“Si l’agence détache légalement un travailleur, elle doit payer des cotisations sociales qui coûtent plus de 200 euros, relativise Kamil Matuszczyk. Il faut également tenir compte de la commission de l’intermédiaire allemand, des coûts de recrutement et des frais administratifs.”
En revanche, les Ukrainiennes avec qui nous avons parlé ne gagnent pas plus de 900 euros. Compte tenu du nombre de gardes-malades détachées, cela représente de grosses économies pour les agences. En Allemagne, nos interlocutrices polonaises ne cessent de croiser des Ukrainiennes, et Weronika n’en pense d’ailleurs pas le plus grand bien, car elles ne parleraient pas allemand et n’auraient pas d’expérience dans l’accompagnement des personnes âgées. À l’évidence, aux yeux de la Polonaise, ce ne sont pas des collègues mais des concurrentes.
La réciproque est aussi vraie. “Les Ukrainiennes travaillent très bien, elles cuisinent, font le ménage. Elles viennent pour travailler, alors que les Polonaises viennent pour se reposer”, considère Olga*. Ukrainienne, elle a travaillé pendant des années en Allemagne pour des agences polonaises. “J’ai plusieurs fois relevé des Polonaises et, chaque fois, j’étais choquée. Pourtant, j’étais toujours payée moins, ajoute Olga sans cacher son agacement. Les familles allemandes veulent des Ukrainiennes.”
En théorie, le détachement légal de travailleuses ukrainiennes en Allemagne par des entreprises polonaises n’est pas possible. Les ressortissants non citoyens de l’UE employés par des sociétés établies en Pologne ne peuvent en effet être détachés en Allemagne que pendant un maximum de quatre-vingt-dix jours sur une période de douze mois, et ce, à condition de détenir une carte de résident de longue durée qui nécessite d’avoir vécu au moins cinq ans dans un État membre de l’UE. Or, nos témoins d’Ukraine n’ont jamais vécu en Pologne, elles n’y sont passées que pour signer leur contrat et souvent prendre le jour même un minibus en direction de l’Allemagne. L’autre voie légale est un visa spécial surnommé “Vander Elst”, qui doit être demandé en personne par le candidat auprès de l’ambassade d’Allemagne à Varsovie. Pendant nos deux mois d’enquête, nous n’avons rencontré personne qui ait tenté d’obtenir ce document.
Malgré les obstacles et les risques juridiques liés à leur contournement, les entreprises polonaises recourent aux gardes-malades ukrainiennes, car elles profitent des énormes disparités qui existent entre, à l’Ouest, le plus riche pays d’Europe et, à l’Est, l’un des plus pauvres, où les salaires sont souvent inférieurs à 200 euros par mois.
“J’ai analysé les exemples les plus divers de migrations de personnel soignant, du Japon et de Taïwan à l’Italie, en passant par des pays africains. Jamais je n’ai rencontré d’industrie migratoire aussi dynamique qu’entre l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne”, affirme Kamil Matuszczyk. En 2019, il a recensé 274 agences légalement enregistrées en Allemagne et 225 en Pologne, auxquelles il faut ajouter une armée d’intermédiaires non déclarés qui n’offrent que du travail au noir.
Le système de soins aux personnes âgées s’effondrerait
Depuis des années, les syndicats et les médias allemands tirent la sonnette d’alarme sur les conditions de travail des gardes-malades étrangers, en particulier polonais. L’expression de “garde-malade 24 heures sur 24” utilisé dans les annonces suggère de fait que la personne est prête à travailler jour et nuit, y compris pendant les week-ends, d’autant que le modèle polonais des contrats de prestation signés par les auxiliaires [et non soumis au Code du travail] ne définit ni horaires ni liste de tâches.
Pourtant, les autorités allemandes sont longtemps restées passives dans un dossier considéré comme tabou. Le sentiment dominant est que, si la situation devait évoluer, le système de soins aux personnes âgées s’effondrerait. Néanmoins, et paradoxalement, “ce sont elles qui constituent le maillon le plus faible de la chaîne, remarque Kamil Matuszczyk. Souvent, elles n’ont pas la possibilité de signaler des actes de violence ou de mauvais traitement. En outre, les auxiliaires se relaient toutes les six ou huit semaines et chacun de ces changements est difficile à vivre pour les patients.”
À l’appartement d’où s’est enfuie Svetlana, alors que nous nous attendions à un couple aux tendances sadiques, nous sommes accueillis par une aimable femme de 55 ans, fille de l’ex-patiente de notre témoin. “Je travaille huit heures par jour, mes parents vivent chacun de leur côté et sont tous deux dépendants. Ce n’est pas facile. Svetlana est partie en laissant tous ses cadeaux de Noël. Cela a été un choc pour moi”, explique-t-elle, ajoutant qu’elle était satisfaite du travail de l’assistante.
Elle suppose que son stress a pu être causé par des problèmes de communication. “Svetlana ne parlait pas allemand, et puis il y a des différences culturelles”, remarque-t-elle. Par exemple, elle disait à Svetlana geh raus [“sors”] en montrant la porte pour qu’elle aille faire une pause, mais aux gens d’autres pays, la langue allemande et son caractère direct peuvent paraître agressifs. Enfin, il y a la nature du travail. “Malgré les attentes de ma mère, personne ne peut travailler 24 heures sur 24”, reconnaît notre hôte.
Pendant que nous discutons, une jeune femme entre dans l’appartement : c’est la nouvelle garde-malade. Elle aussi vient d’Ukraine.
* Les prénoms ont été changés.
Łukasz Grajewski
Carina Huppertz
Jonas Seufert
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