En 1992, la philosophe jamaïcaine Sylvia Wynter faisait paraître une lettre ouverte à ses collègues en sciences humaines et sociales consacré au traitement du sort des hommes noirs pauvres au sein de ces disciplines. Les chômeurs et travailleurs au salaire minimum des centres-villes étatsuniens désertés par classes moyennes parties s’installer dans les banlieues résidentielles ne présentent pas, aux yeux des intellectuels critiques, le même attrait que les prolétaires blancs d’antan. Ils peuvent être objets de commisération au mieux, de crainte au pire, mais ne sauraient être envisagés comme des sujets politiques.
L’élan marxiste qui consistait à lier son destin à celui de la classe exploitée a fait long feu, car le visage des « nouveaux pauvres » n’est pas de nature à susciter l’identification de nos chercheurs. En somme, écrit Wynter, « les intellectuels d’aujourd’hui, alors qu’ils ressentent et expriment de la compassion, se gardent bien de proposer de marier leurs pensées avec cette variété particulière de souffrance humaine [1]] ».
Un texte du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel, récemment publié par Le Monde diplomatique, présenté comme extrait d’un ouvrage à paraître, montre la pertinence de ce diagnostic dans le contexte de la France actuelle [2]. J’entends y apporter quelques commentaires car il me semble emblématique de l’incurie et de la désinvolture avec laquelle se mène la recherche sur la question raciale dans ce pays, mais également de la perversité de la stratégie politique à laquelle cette recherche s’articule. Pour le dire en deux mots, il s’agit d’un texte intellectuellement navrant et politiquement hostile aux intérêts des minorités raciales.
La race est le seul objet d’étude où tout chercheur qui a obtenu ses galons en travaillant sur autre chose peut s’aventurer comme en terrain conquis et revendiquer une parole à valeur oraculaire. En outre, c’est le seul domaine où le dédain de l’objet d’étude est non seulement largement admis, mais où il est encore encouragé comme s’il était la garantie d’une probité intellectuelle supérieure.
La thèse du texte des deux chercheurs se résume en deux points. Le premier relève de l’analyse scientifique et le second de la synthèse stratégique : 1. La revendication d’une appartenance raciale est aujourd’hui le lieu d’un « enfermement identitaire ». 2. Afin d’en sortir, nous avons besoin d’une politique centrée sur les « classes populaires » et attentive à « la question essentielle des alliances politiques à nouer dans le camp des forces progressistes ».
Théorie
Qu’en est-il d’abord du constat d’un « enfermement identitaire » ? Il ne peut découler d’une conception sommaire de la question raciale. Et en effet, suivant un biais extrêmement commun dans les discussions publiques à ce propos, Beaud et Noiriel n’envisagent a priori l’appartenance raciale que comme une altération de l’appartenance de classe. Dans le contexte français, la notion de la race la plus souvent mobilisée est centrée sur les discriminations. On pense spontanément la race comme un facteur d’accès à du capital, c’est-à-dire à différents avantages matériels comme le logement ou l’emploi. En somme, selon cette conception, la race est centralement étudiée comme un facteur d’inégalité dans l’accès à certaines ressources. Les exemples qu’ils citent pour illustrer leur conception sont parlants :
« Les personnes issues de l’immigration postcoloniale (pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne) - qui appartiennent pour la majorité d’entre elles aux classes populaires - ont été les premières victimes des effets de la crise économique à partir des années 1980. Elles ont subi des formes multiples de ségrégation, que ce soit dans l’accès au logement, à l’emploi ou dans leurs rapports avec les agents de l’État (contrôles d’identité « au faciès » par la police). En outre, ces générations sociales ont dû faire face politiquement à l’effondrement des espoirs collectifs portés au XXe siècle par le mouvement ouvrier et communiste. »
Cette approche ne serait pas complète sans une sommaire explication du fonctionnement de la race. Or dans la plus grande partie de la recherche française actuelle, la race est spontanément ramenée au thème de l’illusion. Contrairement à la classe sociale, toujours envisagée comme objective, l’appartenance raciale relève de la fausseté.
À propos de la jeunesse non Blanche pauvre, les auteurs écrivent ainsi que « cet enfermement identitaire […] empêche ces jeunes révoltés d’apercevoir que leur existence sociale est profondément déterminée par leur appartenance aux classes populaires ». On voit ici la race conçue comme idéologie, c’est-à-dire comme un rapport imaginaire qu’entretiennent les individus à leurs propres conditions d’existence. Une telle idée forme un couple idéal avec une analyse de la race centrée sur les discriminations.
Selon cette vision du monde, nous sommes tous victimes de notre fausse conscience, nous sommes saturés par l’idéologie fautive de la race qui nous pousse à discriminer. Notre idéologie nous conduit à traiter les individus et les groupes de manière inégalitaire et c’est pourquoi nous devrions nous en débarrasser. « Identité », « identitarisme » sont les noms que les auteurs ont choisi de donner à ce qu’ils conçoivent comme l’idéologie spécifique actuellement attachée à la question raciale.
C’est pourquoi, après avoir pris la peine de dissiper les brumes de l’idéologie identitaire, les auteurs nous dévoilent leur ultime vérité : « la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes ».
Mais faut-il s’étonner de parvenir à une telle conclusion après avoir introduit une conception de la race centrée sur les discriminations ? C’est-à-dire après l’avoir définie comme un facteur d’accès à du capital ? C’est la loi de Maslow : si l’on ne possède qu’un marteau, tous les problèmes apparaissent comme des clous. Dès lors qu’on a décidé dès le départ que le problème central de la race résidait dans l’accès aux capitaux économique et culturel, on au beau jeu de retrouver la même idée au bout du compte. On tiendra toujours la classe pour plus importante que la race si on n’étudie cette dernière que comme une excroissance de la classe.
Il existe pourtant quantité d’autres approches de la question raciale, mais elles sont le plus souvent ignorées dans notre contexte francophone. Sylvia Wynter ou encore le philosophe David Livingstone Smith se sont par exemple intéressés à la race comme liée au phénomène de la déshumanisation. Déshumaniser autrui, c’est le tenir pour une créature sous humaine, mais dotée d’une apparence et de certains traits humains, par lesquels on ne doit pas se laisser abuser [3]. La déshumanisation expose à des actes d’extermination. Ne peut-on voir la violence gratuite subie par Michel Zecler comme un symptôme, non pas d’une exposition à des discriminations, mais d’une déshumanisation dont sont victimes les Noirs [4] ?
D’autres approches insistent sur la centralité de la question de la vie. C’est le cas de l’anthropologue français Didier Fassin, ou de la géographe africaine-américaine Ruth Wilson Gilmore qui a notoirement défini le racisme comme « la production et l’exploitation, sanctionnée par l’État ou extralégale, de la vulnérabilité à la mort prématurée d’un groupe spécifique [5]. » Le philosophe Leonard Harris lui emboîte le pas : « La probabilité de la mort définit le racisme : qui meurt, qui bénéficie de ces morts, qui voit sa vie indument écourtée, et où sont les cibles des abrégements de la vie [6]. »
L’intérêt de ce tournant épidémiologique de la recherche sur la race est qu’il permet d’identifier la surmortalité prématurée comme une constante de l’existence des populations noires, et plus généralement non blanches, qui transcende l’appartenance de classe. C’est l’une des manières d’objectiver l’impact réel et concret de la race sur nos vies, au-delà des bavardages sur l’identité et le réductionnisme de classe.
L’article de Beaud et Noiriel consacre plus d’un paragraphe à déplorer une prétendue « américanisation » de la société française, et voilà que je m’égare à citer à la chaîne des auteurs Américains. Mais c’est que plutôt que de balayer ces travaux d’un revers de main, il faudrait prouver qu’ils ne sont pas pertinents pour comprendre la société française. Or je crois qu’ils sont infiniment plus pertinents que la doxa du schéma « idéologie + discrimination » dont les deux auteurs font leur miel.
L’an dernier, j’expliquais dans un article de la Revue du Crieur que l’assimilation de la question raciale aux débats sur l’identité constituait une erreur grossière. Je rendais compte d’une recherche de l’INED et de l’Université de Pennsylvanie en ces termes : « une étude démographique a démontré l’existence, en France, d’une surmortalité touchant les hommes adultes descendants de seconde génération d’immigrés nord-africains : le taux de décès entre dix-huit et soixante-cinq ans est, chez ces populations, 1,7 fois plus élevé que dans la population de référence. Même en tenant compte des différences de niveau d’éducation, ces disparités demeurent conséquentes et le taux de mortalité des hommes maghrébins excède considérablement celui des groupes démographiques issus de l’immigration sud-européenne [7]. » La revendication d’une appartenance raciale n’est pas une affaire d’identité : c’est la compréhension des conséquences présentes d’une histoire de violence, de déshumanisation et d’abrègements de la vie.
Beaud et Noiriel négligent absolument ces questions pourtant primordiales.
C’est ainsi qu’ils décrivent en ces termes les personnes non blanches issues des classes populaires parvenues à une condition plus confortable : « ceux qui ont bénéficié d’une mobilité sociale leur ayant permis d’accéder aux classes moyennes (enseignants, éducateurs, travailleurs sociaux, intermittents du spectacle, etc.), voire aux classes supérieures (journalistes de télévision ou de radio, écrivains, vedettes de la chanson ou du cinéma, etc.). La quasi-totalité de ces “transfuges de classe”, comme on dit, mettent à profit les ressources que leur offre leur ascension sociale pour diversifier leurs attaches affectives, professionnelles ou culturelles, car ils savent pertinemment que c’est un cheminement vers davantage de liberté ».
En d’autres termes, pour les auteurs, l’ascension sociale est essentiellement synonyme d’ouverture d’esprit, de découverte du monde, de décloisonnement des atavismes raciaux et probablement d’extirpation hors de l’arriération culturelle. Il faudrait pouvoir mettre ce conte de fées à l’épreuve du décompte des faits.
Aux États-Unis, les garçons noirs issus de familles à hauts revenus sont les plus sujets à la dépression [8]. Ces mêmes garçons noirs sont le seul groupe démographique fortement victime de déclin social : nés dans une famille bourgeoise, ils rejoignent le prolétariat à l’âge adulte.
Ces données américaines trouvent elles un équivalent en France, comme celles qui concernent la surmortalité des hommes d’origine nord-africaine ? C’est précisément ce qu’une recherche sur la race devrait avoir tâche de questionner, plutôt que de recycler toujours les mêmes schémas de pensée usés et stéréotypés.
Si l’exploitation capitaliste est un rapport social basé sur la captation de la plus-value produite par le travail des prolétaires, le racisme est un rapport social basé sur l’extraction de quantité et de qualité de vie de populations définies comme inhumaines. Aborder la question raciale sous l’angle privilégié de l’identité de race est aussi superficiel que d’aborder la question du capitalisme sous l’angle de l’identité de classe. C’est une façon de confondre les effets et les causes. Or les auteurs tombent dans le piège sans parachute, sourire nigaud aux lèvres.
En général, le rôle de la recherche universitaire est d’élaborer des outils intellectuels visant à mettre à distance les présupposés, les lieux communs et les clichés. Mais dans le cas de la recherche sur la race, l’effort consiste bien souvent à rationaliser des stéréotypes, quitte à se baigner dans la doxa. Il s’agit d’étayer en toute candeur les définitions de la race les plus naïves en empilant le maximum d’exemples et d’anecdotes. On fortifie les clichés ; on édifie des citadelles de poncifs. Il y a toutes les raisons de croire que le lecteur de l’ouvrage à paraître de Beaud et Noiriel, pompeusement titré Race et sciences sociales : Essai sur les usages publics d’une catégorie, le refermera en en sachant moins sur le sujet qu’avant lecture.
Non seulement la classe n’efface pas la race, mais une prise en compte sérieuse de la diversité des effets quotidiens de la violence raciale devrait transformer notre conception même de ce que signifie appartenir à une classe sociale.
Stratégie
L’inconsistance conceptuelle du traitement de la question raciale est de mauvais aloi dans la recherche universitaire. Mais elle est véritablement toxique lorsqu’elle prétend se prolonger dans le domaine du militantisme et de la stratégie politique. Or c’est là précisément l’objet du texte de Beaud et Noiriel, qui se clos sur quelques prescriptions à l’usage des activistes antiracistes. Tout tourne autour d’une citation du philosophe étatsunien Michael Walzer, que nos Français applaudissent des quatre mains :
« Nous, nous pensions que le nationalisme noir, même s’il était compréhensible, était une erreur politique : pour se faire entendre, les minorités doivent s’engager dans des politiques de coalition, les Juifs ont appris cela il y a longtemps. Vous ne pouvez pas être isolés lorsque vous représentez 10 ou 2 % de la population. Vous avez besoin d’alliés et vous devez élaborer des politiques qui favorisent les alliances. C’est ce qu’a refusé le nationalisme noir, et c’est cela qui l’a conduit, je crois, à une impasse (...). Les « politiques de l’identité » ont pris le dessus dans la vie politique américaine et ont conduit à des mouvements séparés : les Noirs, les Hispaniques, les femmes, les gays. Il n’y a pas eu de solidarité entre ces différentes formes de lutte pour la reconnaissance. « Black Lives Matter », par exemple, est une expression fondamentale de la colère légitime des Noirs, liée notamment au comportement de la police. Mais les Hispaniques ne sont pas mieux traités ; il n’y a pas, que je sache, de « Hispanic Lives Matter » et pas d’effort coordonné pour la création d’une coalition de groupes ethniques pour une réforme de la police. »
Ce passage traite d’un problème important dans l’histoire des mouvements révolutionnaires en Amérique du Nord : celui de l’échec relatif du mouvement noir. Pourquoi cette défaite ? Selon Walzer, la réponse est claire. Le principal responsable est le mouvement lui-même, dans son incapacité à mener une politique d’alliances efficace. La méfiance des révolutionnaires noirs à l’égard des coalitions aurait causé leur perte.
Cependant, ce qui saute aux yeux de quiconque s’est intéressé un minimum à cette conjoncture, c’est l’absence de toute prise en compte par Walzer de la répression sans précédent subie par les militants. Des mouvements comme l’Organization of Afro-American Unity (OAAU) fondé par Malcolm X ou le Black Panther Party ont dû faire face à l’exécution sommaire de militants par les forces de l’ordre ou sous faux drapeau ; au noyautage des organisations par d’innombrables espions et à tout l’arsenal du COINTELPRO ; à une surveillance sans trêve ; à des poursuites pénales intenses et arbitraires, entre autres moyens de terreur [9].
Le plus riche empire de l’histoire a investi des moyens financiers, intellectuels et stratégiques démesurés pour décapiter le mouvement noir. Or Walzer passe totalement sous silence le rôle du FBI, de la CIA et plus généralement de la répression d’État dans le déclin du mouvement noir. Ce faisant il évite de poser la seule question qui importe : non pas de savoir pourquoi les Noirs révolutionnaires ne se sont pas alliés avec davantage de non-Noirs, mais pourquoi ces derniers ne sont pas engagés plus radicalement et plus franchement contre la répression subie par le mouvement noir. La réponse est simple : leurs aspirations penchaient du côté de la contre-révolution.
Par une opération que la malveillance dispute à l’analphabétisme politique, Noiriel et Beaud font passer le réformiste centriste Walzer pour un révolutionnaire lucide et les révolutionnaires authentiques du nationalisme noir pour des réactionnaires. On ne peut être que frappé de la désinvolture avec laquelle on présente comme un échec total un mouvement populaire qui a construit d’authentiques partis de masse : dans les années 1920, l’UNIA fondé par Marcus Garvey pouvait revendiquer 6 millions de membres à travers le monde. Cette organisation, comme celles qui s’inspireront de ses méthodes étaient authentiquement internationalistes, de l’OAAU au Black Panther Party. C’est un mouvement qui a participé, dans son rapport complexe avec les franges plus intégrationnistes [10]], à arracher la déségrégation, la fin des lois Jim Crow ou la fin des restrictions illégales du droit de vote à l’État colonial étatsunien. Il a bâti une véritable culture politique dont l’histoire continue de s’écrire.
Mais revenons à la question des alliances. Noiriel et Beaud s’émeuvent de la façon dont Walzer « rappelle la force des liens noués dans le Sud entre des étudiants des grandes universités du Nord-Est (Harvard, Brandeis), notamment des étudiants juifs comme lui, et des pasteurs et militants noirs ». On peut donc supposer que l’alliance des Juifs et des Noirs constituerait le point de départ du programme de coalition que tout ce beau monde appelle de ses vœux.
Il me faut ici réitérer un passage de Walzer, afin qu’on ait bien en tête la manière dont le nom Juif y fait la leçon au nom Noir : « les Juifs ont appris cela il y a longtemps. Vous ne pouvez pas être isolés lorsque vous représentez 10 ou 2 % de la population. Vous avez besoin d’alliés et vous devez élaborer des politiques qui favorisent les alliances. C’est ce qu’a refusé le nationalisme noir, et c’est cela qui l’a conduit, je crois, à une impasse. » Il faudrait beaucoup de temps, d’hypothèses et d’analyses pour épuiser la question de savoir ce qui fait du nationalisme noir une impasse et du nationalisme juif un succès de l’intelligence aux yeux de Walzer, mais c’est un autre sujet.
L’idée d’une alliance entre les Juifs progressistes et le mouvement noir est un lieu commun qui n’est évidemment pas sans fondement. Mais ce qu’on oublie souvent de rappeler, ce sont les termes exacts du divorce. Walzer le déclare au tort exclusif des Noirs, emprisonnés dans un atavisme identitaire stérile. Cette analyse n’est pas fidèle à la réalité.
En dernière instance les intérêts des Juifs étatsuniens, dans leur vaste majorité des Blancs de la classe moyenne, et ceux des Noirs qui appartiennent pour l’essentiel à la classe ouvrière, divergent. Tant sur le plan des intérêts de race que des intérêts de classe, ce mariage était celui de la carpe et du lapin, né de la philanthropie, de l’intelligence politique et des convictions généreuses de certains intellectuels juifs, mais ne reposant sur aucune base matérielle.
Toute coalition est conditionnelle. Or la condition posée par les organisations juives pour leur soutien de la communauté noire était d’abandonner le nationalisme noir, la perspective révolutionnaire c’est-à-dire, en somme, de sacrifier toute autonomie politique. Consentir à une telle alliance, c’était se renier et admettre que règne une suspicion permanente. L’un des principaux spécialistes universitaires de l’histoire du nationalisme noir américain, le trinidadien Tony Martin, en a fait les frais au début des années 1990 : il a été la cible d’une série de calomnies, de harcèlement public, et d’accusations d’antisémitisme parce qu’il entendait faire étudier à ses étudiants un ouvrage du leader de la Nation of Islam, Louis Farrakhan.
À l’occasion de la controverse suscitée par l’affaire, Tony Martin donne quelques exemples de la manière dont des organisations se revendiquant comme juives ont réellement et concrètement nui à la communauté noire et à l’avancée de ses droits – non en paroles mais en actes. C’est ainsi que dans les années 1980 le Religious Action Center of Reform Judaism a sciemment cherché à saboter les rapprochements stratégiques entre nationalistes noirs et intégrationnistes en recourant abondamment à l’accusation d’antisémitisme [11]. Trouverait-on des exemples de semblables nuisances d’organisations revendiquées comme noires envers les Juifs ? Rien n’est moins sûr. Pourtant c’est sur les épaules des organisations noires que pèse le poids de la faute selon Walzer.
La vérité de telles alliances est que les Noirs étaient contraints de prêter allégeance à d’autres groupes minoritaires qui bénéficient de davantage de légitimité, de pouvoir, de capitaux économique et symbolique qu’eux dans la société. C’est une façon de les tenir en respect ; de contrôler la longueur de la laisse. Il s’agit de leur faire abjurer toute autonomie.
Les accusations d’antisémitisme sont depuis des décennies l’outil indispensable pour que la classe moyenne blanche puisse exprimer sa haine de la classe populaire noire dans un langage progressiste, en dissimulant les instincts racistes et contre-révolutionnaires qui en sont la vérité.
C’est de cette technique d’intimidation que le rappeur Freeze Corleone ou la militante Houria Bouteldja ont récemment fait les frais en France. Cette pratique systématique de la dissuasion vise à faire de l’allégeance à certaines organisations contre-révolutionnaires ou de l’adoption de certains discours stéréotypés un critère fondamental de respectabilité politique. Il n’y a aucune raison rationnelle de céder à un tel chantage.
Sans doute une politique d’alliance bien pensée serait-elle souhaitable. Mais le texte de Noiriel et Beaud est le plus accablant témoignage des nombreux obstacles auxquels se heurtent les mouvements centrés sur la question de la race dans leurs rapports aux autres factions de la gauche : incompréhension totale des mécanismes de la violence raciale, chantage à l’exemplarité, discrédit jeté sur les aspirations de des minorités.
Les questions de la lutte de classes, de l’exploitation et de l’accumulation capitaliste n’ont rien perdu de leur actualité. Il faudrait véritablement penser la manière dont cette indéniable réalité interagit avec celle, non moins prégnante, de la déshumanisation raciale. Or ce geste exige d’abandonner tout réductionnisme de classe, non de s’y vautrer. On ne pensera ni ces phénomènes, ni les meilleures réponses stratégiques à y apporter, à partir d’un concept naïf de la race.
Conclusion : une troupe grandiose et triste d’impuissants
On mesure maintenant à quel point le constat de Sylvia Wynter que je rappelais en ouverture de ce billet s’applique à notre situation française. Il ne s’agit pas un seul instant pour Beaud et Noiriel de sauver un projet socialiste POUR les prolétaires noirs et arabes mais de le sauver DES prolétaires noirs et arabes, et notamment des traditions politiques autonomes dont leur histoire est porteuse.
Les travaux français sur la race, leur texte du Monde Diplomatique en est l’exemple, illustrent la très étrange idée que se font les chercheurs de leur utilité sociale. Il ne s’agit pas de mettre au jour les effets réels du racisme sur ceux qui le subissent, d’objectiver les réels problèmes auxquels ils sont confrontés dans la société française, mais de voler au secours des décombres d’une gauche française qui a tout trahi (sans pourtant subir un dixième de la répression des mouvements noirs aux États-Unis) et face à l’échec de laquelle il faut trouver des bouc-émissaires : Noirs, Arabes, ou pourquoi pas même Américains.
Face à ces manœuvres, rappelons ces sages paroles du philosophe béninois Stanislas Adotevi, en réponse à la morgue des marxistes de France : « Donc camarades d’Afrique, ce n’est pas à nier les réalités que les analyses révèlent que je te convie, mais à te méfier désormais définitivement de cette troupe grandiose et triste d’impuissants qui n’a jamais su manier que l’arme des impuissants : les pronostics et les tics. Nous ne recevrons plus de conseils, pas plus que nous n’en donnerons [12]. »
Norman Ajari
Professeur assistant de philosophie, Villanova University (Pennsylvanie).