“Andolan hamari majboori hai.” [“Manifester, pour nous, c’est vital.”] C’est par ces mots que Mohit Khatiyan, paysan de 30 ans, commence son histoire. Alors que nous nous dirigeons vers un mahapanchayat, un rassemblement de paysans, dans le village de Bhainswal, dépendant du bourg de Shamli [à une centaine de kilomètres au nord de Delhi], Khatiyan me raconte comment ses espoirs ont cédé la place à un sentiment de trahison, et exprime des remords pour les violences qui ont agité la région il y a quelques années [En 2013, des émeutes entre hindous et musulmans ont fait une soixantaine de morts, en majorité musulmans, en Uttar Pradesh]. Il dit d’une voix ferme :
“Nos esprits ont été assiégés. J’ai voté en tant qu’hindou [c’est-à-dire pour le parti nationaliste hindou du Premier ministre, Narendra Modi]. La prochaine fois, je voterai en tant que paysan.”
En cette matinée ensoleillée de début février, Mohit Khatiyan est dans le même état d’esprit que la plupart des personnes rassemblées ici. Cela fait plus de deux mois que des centaines de milliers de paysans convergent vers Delhi pour demander le retrait de trois réformes votées par le Parlement indien en septembre dernier [qui prévoient la dérégulation des tarifs agricoles, et donc, à terme, la fin des tarifs minimaux garantis par l’État]. D’abord apparue dans les États du Pendjab et de l’Haryana [deux grands producteurs agricoles], la contestation gagne à présent l’Uttar Pradesh, grand centre d’élevage bovin.
“Les agriculteurs du Pendjab sont intelligents, ils ont été les premiers à comprendre. Nous avons mis plus de temps, mais nous sommes là aussi maintenant”, déclare Khatiyan.
“Le gouvernement doit plier”
Sur un terrain communal, à peine plus grand qu’un terrain de football, une foule ininterrompue se presse pour assister au mahapanchayat, bien qu’il n’ait pas été autorisé par les autorités locales. Les participants semblent indifférents au fort déploiement de police, et sifflent et jouent du tambour. Certains tentent même de prendre la pose avec eux, installés sur un char à bœuf décoré du drapeau national indien.
D’autres brandissent de longues cannes à sucre – la principale production de leur région. Ils sont nombreux à arborer le couvre-chef ou le drapeau d’un parti politique régional – le Rashtriya Lok Dal (Parti national du peuple, RLD) – qui avait bénéficié du soutien des agriculteurs jats hindous et musulmans, avant d’être balayé après les émeutes communautaires de 2013.
Le rassemblement compte maintenant plus de 15 000 personnes. Sur la scène, les notables locaux peinent à maintenir le calme.
“Ce gouvernement a tourné le dos à vos besoins, tournez-lui le dos aux prochaines élections”, lance Jayant Chaudhary, ancien parlementaire et vice-président du RLD.
En périphérie de la foule, près d’un étroit canal, se trouve Jitendra Malik, un paysan venu d’un village à 25 kilomètres de là. “Le gouvernement doit plier”, dit-il.
Intensification des rassemblements
Malik me raconte comment il a écourté son dîner et est parti pour Ghazipur (dans la banlieue de Delhi), dans la nuit du 28 janvier, après avoir appris que la police s’apprêtait à disperser les rassemblements d’agriculteurs en raison de violences survenues lors d’un défilé de tracteurs dans la capitale, le jour de la fête nationale..
Rakesh Tikait, un des leaders de la mobilisation, venu du district voisin de Muzaffarnagar et qui campait à Ghazipur, a déclaré les larmes aux yeux qu’il résisterait à toute tentative d’éviction, qu’il était prêt à donner sa vie mais ne céderait pas un pouce. Des milliers d’autres comme Malik se sont alors précipités pour le rejoindre.
Le lendemain matin, la foule des manifestants à Ghazipur avait doublé. Et Ghazipur était devenu le cœur de la mobilisation – avant d’être éclipsé par des rassemblements encore plus importants à Singhu et Tikri, à la frontière entre Delhi et l’Haryana.
“Après ce qui s’est passé ce jour-là, le BJP (Bharatiya Janata Party, le parti de Narendra Modi) n’aura nulle part où organiser des rassemblements dans ces régions”, déclare Malik.
L’appel vibrant de Tikait [fils d’un grand leader paysan] a ainsi fait apparaître toute une série de manifestations paysannes dans les communautés jats de l’Uttar Pradesh. L’assemblée de vendredi à Shamli était la cinquième consécutive, et elle a été suivie par d’autres démonstrations de force ailleurs dans l’Haryana et le Rajasthan.
Pas encore d’accord entre le gouvernement et les syndicats
“La journée du 28 janvier a été un tournant. Les larmes de Tikait ont été l’expression de nombreuses années d’angoisse liée à la misère. Cela a obligé tout l’écosystème du village, et pas seulement les agriculteurs, à faire front commun en signe de soutien”, explique Sudhir Panwar, professeur à l’université de Lucknow [capitale de l’État] et habitant du village de Bhainswal.
Jusqu’à présent, les réunions entre les syndicats des agriculteurs et le gouvernement n’ont pas abouti à un accord. Après les violences du jour de la fête nationale, le mouvement a été la cible d’une répression immédiate. Plus d’une centaine de responsables syndicaux ont été arrêtés. Le 8 février, s’adressant au Parlement, le Premier ministre, Narendra Modi, a soutenu que ses réformes profiteraient aux petits cultivateurs et a fustigé les manifestants, comparés à des parasites.
La persistance du mouvement au cœur du pays hindou pourrait toutefois contraindre le gouvernement à revoir sa position. Et tandis que dans le Pendjab et l’Haryana, les agriculteurs sont restés à l’écart de tous les responsables politiques, dans l’Uttar Pradesh, certains partis comme le RLD jouent un rôle essentiel, mobilisant leurs cadres et apportant un soutien logistique. Des élections sont prévues l’année prochaine dans cet État qui pourraient avoir valeur de test pour les réformes votées par le BJP, actuellement au pouvoir.
“C’est un revirement important de voir des figures de la communauté jat comme Tikait reconnaître publiquement qu’ils ont fait une grave erreur en 2013 [en s’en prenant aux musulmans]. Mais les répercussions politiques ne sont pas encore claires, explique Nakul Singh Sawhney, un documentariste qui a beaucoup travaillé dans la région. Cela dépendra de la réaction des autres castes d’agriculteurs et de la façon dont l’opposition renforcera ou non sa base en se concentrant sur les paysans au lieu de jouer la carte de l’identité de caste.”
Des réglements de livraisons qui se font attendre
À l’issue du rassemblement de Shamli, un homme imposant d’une cinquantaine d’années, Vinod Rana, m’a pris à part pour m’expliquer en détail les raisons locales du mécontentement. Alors que le Premier ministre avait assuré aux cultivateurs de canne à sucre qu’ils seraient payés dans les deux semaines suivant leur livraison aux moulins, ces derniers ne leur ont toujours pas réglé les livraisons de la saison 2019-2020.
Au total, les moulins ont accumulé une dette de 110 milliards de roupies [1,13 milliard d’euros] envers les agriculteurs, dont 11 milliards rien que pour l’année dernière.
Alors que les agriculteurs du Pendjab et de l’Haryana s’opposent aux réformes parce qu’ils craignent de subir la loi du marché et de voir leurs revenus entamés par la disparition des achats à prix garanti, ceux de l’Uttar Pradesh reprochent au gouvernement de ne pas avoir tenu sa promesse de payer les cultivateurs de canne à sucre dans les délais prévus.
Rana explique :
“Cette année, nous fournissons les moulins sans même savoir combien nous serons payés”
(puisque le gouvernement n’a pas encore annoncé le prix recommandé par l’État). Le prix de la canne à sucre n’a pas changé depuis 2014, explique-t-il, mais les dépenses des agriculteurs en carburant, en électricité et en fertilisants ont augmenté. Cette année, les paysans paient, par exemple, 27 000 roupies d’électricité, contre 12 000 roupies en 2014. “Est-ce que c’est comme ça que nos revenus vont doubler ?” demande Vinod Rana, en référence à la promesse du gouvernement de doubler les revenus d’ici à 2022 (par rapport à 2015-2016). “Il ne s’agit pas seulement des réformes. Cela fait des années que les promesses ne sont pas tenues. J’ai voté pour le BJP en 2014, 2017 et 2019, mais ça va changer.”
Contrairement au Pendjab, les paysans ici doivent déjà vendre leur riz et leur blé au prix du marché, inférieur aux prix minimum annoncés par le gouvernement. Alors que les paysans du Pendjab se battent pour protéger leurs revenus soutenus par l’État, ceux de l’Uttar Pradesh, qui connaissent déjà les caprices du marché, veulent pouvoir profiter d’un système d’aide similaire.
Dans le village de Kheda Gadai, non loin de celui de Bhainswal, un groupe d’agriculteurs exprime sa gratitude envers les paysans du Pendjab, qui ont été les premiers à faire entendre leurs doléances partagées.
Se référant à la récente loi sur l’agriculture sous contrat (qui fait partie des trois réformes contestées), ils affirment que la production de canne à sucre est déjà encadrée par un contrat de ce type entre les cultivateurs et les moulins. “Mais chaque année, les moulins manquent à leurs obligations et nous paient en retard. Et ils ne nous paient pas de pénalités de retard. Alors comment pourrions-nous croire que ces nouvelles lois seront bénéfiques pour les autres productions ?”
Des années pour retisser les liens
Depuis 2013, les tensions entre communautés dominent le paysage politique dans la région. Interrogé sur les conséquences que cela pourrait avoir sur la mobilisation des agriculteurs, sachant que des élections sont prévues l’année prochaine, Vinod Rana répond par un aphorisme : “On ne peut pas éternellement cuisiner dans une marmite en bois.”
Le sentiment des agriculteurs musulmans est quelque peu différent. Zahid Malik, paysan du village d’Hasanpur Lohari, à Shamli, résume :
Il est vrai qu’hindous et musulmans sont ensemble dans cette contestation, mais cela ne signifie pas que les relations entre nous sont réparées
Il faudra des années pour retisser les liens qui ont été rompus pendant les émeutes de 2013. Aujourd’hui encore, même dans les conseils agricoles, nous ne sommes pas traités sur un pied d’égalité. Nous voterons peut-être pour le même parti aux prochaines élections, mais ce sera par obligation, et non le résultat d’une amitié communautaire”, ajoute Zahid Malik.
La plupart des paysans hindous de la communauté jat à qui nous avons parlé étaient prêts à enterrer la hache de guerre. Ils voulaient se concentrer sur les problèmes actuels. Dans le village voisin de Gandhewada, les représentants locaux du BJP commencent à quitter le parti. “Je suis membre du parti depuis 2013 (après les émeutes). Il m’a fallu plusieurs années avant de comprendre que nous étions avant tout des paysans”, explique Yogesh Kuhar, 35 ans. “C’est un mouvement porté par nos sentiments. Ce que les dirigeants font ou disent maintenant ne changera pas grand-chose”, conclut-il.
Sayantan Bera
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