Un régime peut s’effondrer sans prévenir, atteint par les divers coups portés simultanément contre lui et affaibli par ses propres erreurs. Aussi ne faut-il pas écouter sans distance critique ceux qui prédisent l’échec du mouvement populaire de protestation contre le coup d’Etat (ou coup de force) qui a eu lieu en Birmanie le 1er février dernier. Certes, l’armée birmane n’a jamais hésité à tirer dans le tas : elle en a encore fait la démonstration ces dernières semaines et particulièrement ces derniers jours. Certes encore, le pire est peut-être à venir : en 1988, où un impressionnant soulèvement populaire avait également eu lieu, le nombre de victimes se chiffrait au minimum à 3000 morts. Pour l’heure, on ne peut qu’être inquiet en constatant la présence à Rangoun des unités les plus brutales de la Tatmadaw [nom de l’armée birmane], déjà impliquées dans la répression de la « révolution safran » de 2007. Un bain de sang est-il en prévision ? Des images de véhicules civils chargés à bloc, qui fuiraient Rangoun pour Naypyidaw – capitale du pays et siège de l’armée – et transporteraient des familles de militaires, contribuent à en laisser imaginer la possibilité.
Si la situation requiert donc toute notre attention, on peut observer certaines choses susceptibles de jouer en la défaveur des putschistes.
1.
La détermination des protestataires en est une. Jamais sans doute l’armée birmane n’avait fait à ce point l’unité contre elle. En 1988, la plupart des Birmans - Birmans étant ici entendu au sens du groupe social majoritaire bamar - découvraient la brutalité d’une armée dont les minorités de ce pays étaient, elles, familières. En 2007, ce n’était plus une découverte. Mais cette fois, le chef de l’armée et auteur du coup d’Etat, Min Aung Hlaing, n’est pas seulement détesté : il est haï. Et à une population bamar unie dans un rejet sans précédent du règne militaire se joignent les autres composantes du pays. Les groupes armés des minorités qui avaient signé un accord de cessez-le-feu national l’ont dénoncé en soutien à la protestation publique. En outre, nombre de Birmans-Bamar semblent revenir maintenant de leur détestation des Rohingya, cette minorité musulmane qu’ils furent incités à rejeter. Plus que jamais sans doute, l’ennemi est perçu comme commun : c’est la Tatmadaw et plus encore son chef Min Aung Hlaing.
2.
Si la déconnexion du réel n’est pas une caractéristique nouvelle de l’armée birmane, elle a sans doute atteint son paroxysme. Certes, en 1990 déjà les militaires n’avaient pas vu venir le triomphe électoral de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi. Cette fois non plus apparemment – d’où le putsch. Mais l’on peut se demander si les généraux réalisent bien ce qu’il se passe lorsqu’ils annoncent à une émissaire onusienne leur volonté d’organiser de nouvelles élections dans un an. Comme si ce qui avait été possible en 2010 – organiser des élections très contrôlées pour se garantir le résultat souhaité – était envisageable de la même façon en 2022. En 2010, en effet, différents analystes pensaient qu’il fallait à la LND faire preuve de pragmatisme et accepter la main pour la première fois tendue par le régime militaire. Fort heureusement, la LND refusa de participer au scrutin et la junte, désireuse d’en finir avec l’ostracisme dont le pays - ou plutôt elle - était l’objet à l’international [1] dut s’entretenir pour la première fois sérieusement avec Aung San Suu Kyi [2]. Il en résulta des négociations dans lesquelles la question de la levée des sanctions occidentales eut son importance puis l’entrée progressive d’Aung San Suu Kyi en politique, de parlementaire à cheffe de facto d’un gouvernement certes amputé d’une partie des pouvoirs habituels d’un gouvernement au profit des militaires. Mais recommencer en 2022 ce qui fut fait en 2010 semble peu réaliste : le monde extérieur est sûrement moins prêt aujourd’hui à considérer les offres d’ouverture démocratique de l’armée birmane comme un peu sérieuses. La période d’ouverture qui a suivi les élections de 2010 mais aussi les négociations subséquentes entre Aung San Suu Kyi et l’armée vient tout de même de s’achever par un putsch – c’est-à-dire par une reprise en main militaire complète des affaires de la nation – et par de nombreux tués. Autre expression, stupéfiante, de cette déconnexion du réel : le courrier adressé par le ministère de l’investissement birman aux chambres de commerce américaine et européenne pour discuter affaires le jour même d’une répression sanglante. Fort heureusement, ces chambres de commerce refusèrent d’y faire suite. Enfin, il y eut la tentative de l’armée de se dédouaner de la mort de Kyal Sin, cette jeune manifestante de 19 ans abattue d’une balle dans la tête et désormais érigée en symbole : des soldats déterrèrent son corps pour voir s’il était possible, à l’examiner, de contester des faits indiscutables. On se dit là encore que ces gens vivent dans un monde dangereusement parallèle : profaner la sépulture de la jeune femme, est-ce bien le meilleur moyen de rattraper le coup en termes d’image ?
3.
Reste bien sûr le fait que le pragmatisme de beaucoup, lorsqu’il s’agit d’affaires, s’encombre de bien peu de moralité et que l’isolement du régime n’est à ce stade pas absolu. Cependant la junte n’a jamais été si seule. L’Etat chinois, qui avait totalement méprisé la mobilisation de 1988 (entamant au plein moment des manifestations et de leur répression des relations économiques et militaires soutenues avec la dictature), n’est pas à l’aise. Il constate sans nul doute combien la rue birmane en veut non seulement à la Tatmadaw mais à tous ceux qui la soutiennent [3] : Pékin pratique dès lors un pas de deux, affirmant regretter la situation mais empêchant la « condamnation » des putschistes, voulue par les Britanniques, par le Conseil de sécurité des Nations unies. Si l’Association des nations d’Asie du Sud-Est, par ailleurs, se montre incapable de parler d’une seule voix, certains de ses membres ont durci le ton face à la junte. Surtout, les personnels diplomatiques ont commencé à faire défection : le représentant officiel de la Birmanie à l’ONU, en particulier, a dénoncé le coup d’Etat et a été maintenu par les Nations unies à son poste. Il a annoncé travailler avec le CRPH, comité mis en place par des élus de la LND qui est aujourd’hui reconnu par la rue birmane comme le représentant légitime de la Birmanie dans le monde. A l’international donc, la junte est dans une position plus délicate qu’elle ne l’a jamais été.
Notre détermination à soutenir la population doit être égale à leur propre détermination. La rue birmane refuse absolument les arrangements d’arrière-cour avec une armée rejetée comme jamais auparavant et plus encore avec un chef de l’armée haï. Nulle place ici pour jouer à plus malin qu’eux. Si toute réflexion pertinente sur les difficultés qui attendent les manifestants (au-delà des risques dont ils ont conscience) et même sur un possible échec du mouvement et les suites à envisager alors sont bienvenues, la priorité absolue doit être non pas de penser un après dont on ne sait pas ce qu’il sera mais de trouver les moyens d’aider les protestataires à triompher enfin d’un régime à tous égards monstrueux.
Frédéric Debomy
P.S. Au moment précis où je publie cet article ont lieu des raids nocturnes. L’armée tente toujours de réprimer discrètement (et de profiter du plus grand isolement, la nuit, des personnes ciblées).
• Mediapart : Le blog de Frédéric Debomy. 7 mars 2021 :
https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/070321/birmanie-se-tenir-aupres-des-manifestants-maintenant
Isoler Min Aung Hlaing
Nul doute que les manifestations en cours en Birmanie sont impressionnantes. La détermination populaire est là et les soutiens internationaux manquent à l’armée. Ce qu’il faut espérer : une sorte d’effet domino, de contestations en défections et de défections en contestations, avec une communauté internationale globalement peu encline à soutenir un régime absolument honni de sa population.
Nul doute que les manifestations en cours en Birmanie sont impressionnantes. Le courage et l’inventivité des protestataires doivent être salués.
Leur courage, parce qu’ils savent ce qu’ils risquent : ils ont à l’esprit la répression de 2007 et plus encore celle de 1988.
L’inventivité parce qu’ils ont réussi, depuis le début février, à maintenir l’attention internationale et à déjouer en partie les manœuvres de l’armée birmane visant à mettre fin au mouvement.
Les auteurs du coup d’Etat, plutôt que de tirer dans le tas (ce qui a malheureusement fini par arriver mais d’une façon encore exceptionnelle [4]), ont décidé d’instaurer un couvre-feu et de couper Internet pour arrêter à l’abri des regards – la nuit donc – tous ceux qui leur paraissent être des « têtes » du mouvement.
Cela a parfois été déjoué par la population du fait d’une vigilance nocturne partagée. Cela, aussi, a été immédiatement dénoncé par le biais de nouveaux slogans en anglais, affichés dans l’espace public car destinés au monde extérieur : « Cessez de nous kidnapper la nuit ! » ou « Nous nous battons pour nos droits le jour, nous nous battons pour nos vies la nuit. » [5]
Une autre manœuvre de l’armée (ou plutôt de ceux qui la dirigent) a été la libération de prisonniers de droit commun, ceux-ci constituant des bras civils pour la répression : c’est plus habile en effet que d’envoyer policiers ou soldats « casser » du manifestant. Mais voilà : là encore, les protestataires ont dénoncé cette tentative de semer le chaos pour justifier a posteriori une reprise en main de la situation par les forces de l’ordre.
En outre, il est arrivé que certains des fauteurs de troubles soient capturés par les habitants… avant d’être remis par ces derniers (qui ne se rendent dès lors coupables d’aucun abus) à la police. Parmi les détenus libérés figurait enfin le moine dit « ultranationaliste » Wirathu. Nul doute que les bonzes de cette sorte ont rendu ces dernières années un fier service à l’armée birmane : leurs diatribes islamophobes avaient dirigé les ressentiments birmans vers les musulmans de ce pays et l’armée avait pu poser en protecteur de la nation en entreprenant en 2017 une série d’atrocités à l’encontre de la minorité rohingya.
Cependant, dans le moment actuel, qui est un moment d’unité contre la Tatmadaw (nom de l’armée birmane) et de son chef Min Aung Hlaing, absolument haï, il n’est pas certain que Wirathu et ceux qui lui ressemblent puissent tellement peser dans la balance. Il faut du moins l’espérer…
La situation n’est donc pas confortable pour le putschiste [6] Min Aung Hlaing et ses camarades dont on peut penser que, vivant dans un monde parallèle, ils n’avaient pas anticipé la colère et la détermination que susciterait dans la population leur décision de se déclarer de nouveau les pleins maîtres du pays.
La détermination populaire est là – du moins jusqu’à présent – et les soutiens internationaux manquent à l’armée. Certes, le grand protecteur de toujours, détenteur d’un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), a empêché avec la Russie (détentrice d’un autre droit de veto et grande pourvoyeuse d’armes pour la Tatmadaw) que le texte du Conseil soit aussi ferme qu’il aurait pu : l’Etat chinois n’a pas voulu que le coup d’Etat soit « condamné ».
Mais il suffit de lire l’entretien accordé il y a quelques jours à la presse par l’ambassadeur de Chine en Birmanie pour sentir son malaise : il explique que Pékin n’a pas souhaité la situation actuelle, n’était pas au courant du projet de coup d’Etat, rappelle la bonne entente entre la Chine et Aung San Suu Kyi (qui dirigerait encore le gouvernement birman s’il n’y avait eu le coup d’Etat) et précise que son pays est partie prenante du processus du CSNU (certes en « oubliant » de préciser qu’il a contribué à le freiner).
En somme, l’Etat chinois n’affirme pas un plein soutien : inquiet de ses importants intérêts en Birmanie, Pékin fait preuve de pragmatisme en protégeant le régime en place – celui du coup d’Etat – mais craint certainement dans le même temps de se mettre l’entièreté d’un pays à dos (ce qui ne serait pas une excellente chose pour ces mêmes intérêts…).
Qu’en tirer dans une perspective de sortie de crise ?
Plus les auteurs du coup d’Etat seront isolés, mieux ce sera. Le soutien extérieur doit être aussi déterminé (et habile) que possible. Des questions doivent certainement être mises sur la table (qui finance l’armée birmane ? 178,6 millions d’euros auraient été versés par Total à la MOGE, compagnie pétrolière aux mains des militaires, en 2019 [7]) et les pays les plus favorables – ou les moins défavorables – à la Tatmadaw mis sous pression [8], et ce d’abord par les Birmans eux-mêmes.
L’un des activistes les plus connus de Birmanie, Min Ko Naing, a incité les diasporas à convaincre – autant qu’elles le pourraient – les représentations diplomatiques de rejoindre le mouvement de désobéissance civile. Assurément, si les ambassades abandonnaient l’armée, les protestataires en sortiraient renforcés.
Cela a-t-il une chance de se produire ? Nous n’en savons rien.
Mais c’est bien là ce qu’il faut espérer : une sorte d’effet domino, de contestations en défections et de défections en contestations, avec une communauté internationale globalement peu encline à soutenir – ou à soutenir vraiment – un régime absolument honni de sa population.
Ironie : la Tatmadaw s’est toujours vantée d’être la garante de l’unité du pays or son chef actuel Min Aung Hlaing aura réussi à unir l’ensemble de la nation dans un rejet massif de sa personne et du pouvoir de l’armée. Il y a donc en Birmanie aujourd’hui un phénomène d’unité contre un ennemi commun et la perspective d’un dépassement – ne serait-ce que partiel, n’idéalisons rien – des divisions qui marquent le pays.
Des Birmans, ou précisément des Bamar (l’ethnie dominante), semblent réaliser enfin qu’ils avaient été aveugles au moment des violences faites aux Rohingya (leur attitude étant alors un mélange de non-reconnaissance des faits et d’hostilité envers les victimes [9]).
On voit ce regret s’afficher dans les manifestations comme sur les réseaux sociaux.
D’autres s’excusent auprès des minorités en général – premières victimes assurément, et ce depuis des décennies, de la Tatmadaw. Cependant, combien sont-ils ? Est-ce un phénomène suffisamment généralisé ? On l’espère.
Du côté des groupes armés des minorités, une dizaine de groupes importants, signataires ces dernières années d’un accord-de-cessez le feu (« l’accord de cessez-le-feu national ») avec l’Etat birman dominé par la Tatmadaw, a décidé de ne plus négocier avec les militaires. Ces groupes armés, dont la KNU (Union nationale karen), ont annoncé leur soutien au mouvement de désobéissance civile et l’on a vu, aujourd’hui même, la KNU protéger les manifestants.
Quant aux Rohingya, ils ont marqué pour beaucoup leur solidarité avec le mouvement de désobéissance civile de l’intérieur des camps de réfugiés où leur vie se poursuit désormais et, nous l’espérons, pas pour toujours.
Sans prédire l’avenir – et en se gardant de fatalisme quant à l’issue, qui serait nécessairement de l’ordre de l’échec, du mouvement [10] – nous pouvons donc espérer des effets heureux de ce qui se passe aujourd’hui.
Tout en ayant à l’esprit, d’une part, les limites d’Aung San Suu Kyi (personne qui rassemble dans les urnes mais dont l’autoritarisme et le manque d’écoute sont patents), dont elle ne guérira sans doute pas miraculeusement en cas d’issue heureuse de la crise actuelle ; d’autre part le fait que, pour l’heure, si l’espoir est permis, le pire reste à redouter, Min Aung Hlaing et ceux qui l’entourent ayant peu de considération pour la vie humaine et tout à perdre en cas de réussite de la contestation.
Frédéric Debomy
• Mediapart : Le blog de Frédéric Debomy. 22 févr. 2021 :
https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/220221/isoler-min-aung-hlaing