Le problème, avec le montant des émoluments des hauts dirigeants, c’est qu’on a du mal à réaliser... tellement ils sont hallucinants et échappent aux ordres de grandeur qui nous sont familiers ! Noël Forgeard donc, après avoir été nommé à la tête d’EADS - en raison de ses liens d’amitié avec Jacques Chirac - et en avoir été assez rapidement démissionnaire, a bénéficié de 8,4 millions d’euros en guise de prime de départ et de prime de non-concurrence, auxquels il faut ajouter quelques centaines de milliers de stock-options, dont la valeur grimpera d’autant plus vite que Power 8 sera mis en œuvre. Power 8, on le rappelle, est un plan de « redressement » prévoyant 10 000 suppressions d’emplois et la fermeture de plusieurs sites.
Mais ce n’est pas tout : Noël Forgeard est décidément un patron que même les marxistes les plus archaïques n’auraient osé imaginer pour personnifier leurs dénonciations du capitalisme ! Non content de partir avec la caisse après avoir, par sa gestion, contribué à écrouler l’entreprise, il est actuellement visé par une enquête judiciaire pour « délit d’initié » : ayant
eu - du fait de son rôle dirigeant dans la société - connaissance des retards d’industrialisation, il en aurait profité, l’an dernier, pour vendre (ainsi que sa petite famille) une part de ses actions avant qu’elles ne chutent !
Alors, aujourd’hui, chez les dirigeants politiques, les bonnes âmes se récrient devant le scandale et, dans l’urgence, proposent de « moraliser » (François Bayrou) ou « d’encadrer » (Ségolène Royal) les rémunérations des dirigeants d’entreprise, voire d’interdire les « parachutes dorés » (Nicolas Sarkozy) ! Mais, au cours des vingt dernières années, tous ont assisté sans réagir à la mise en place de ces systèmes d’accaparement privé des richesses produites par le travail de tous. Quand ils n’y ont pas directement participé, tel Laurent Fabius « réformant » la fiscalité des stock-options. Comment croire qu’ils feront demain ce qu’ils n’ont pas fait hier ?
Car, de fait, « le cas Forgeard » n’est que le dernier en date d’une longue liste de scandales, par ailleurs parfaitement légaux. Avant lui, Jean-Marie Messier (ex-PDG de Vivendi), Antoine Zacharias (ex-PDG de Vinci), Daniel Bernard (ex-PDG de Carrefour) et Serge Tchuruck (ex-PDG d’Alcatel) avaient déjà défrayé la chronique. Dans plusieurs de ces cas, le fait d’avoir laissé l’entreprise en situation difficile n’a d’ailleurs eu aucune conséquence négative pour eux, bien au contraire. À croire que le statut d’ancien PDG « remercié » pour avoir échoué est finalement une situation encore plus profitable que PDG ! Ces mœurs nourries d’argent facile sont d’ailleurs loin de relever d’une improbable « exception française ». La même semaine, la presse a révélé le népotisme en vigueur à la Banque mondiale, dont le président accordait de très généreuses augmentations à sa maîtresse, ou encore la corruption qui sévit chez Siemens, où le président du conseil de surveillance alimentait, avec les fonds de l’entreprise, un syndicat maison, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros.
Superprofits
Pour espérer apporter des remèdes à cette question, encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic. Or, la plupart des responsables politiques et des commentateurs se cantonnent au terrain de la morale et analysent ces phénomènes comme des excès du système, les plus audacieux s’enhardissant à les trouver choquants. Mais s’agit-il vraiment de simples excès qu’une saine législation permettrait de contenir ? Absolument pas ! Naturellement, ces montants exorbitants, souvent sur fond « d’accident industriel » et de licenciements massifs, illustrent l’arrogance de la classe dirigeante et des seigneurs de la finance, qui jouissent d’une totale impunité. Cependant, ils n’expriment pas les imperfections du système mais, au contraire, sa vérité profonde. Ils ne sont que la partie émergée d’un iceberg que constituent les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises multinationales et l’ampleur des dividendes versés aux actionnaires.
La réalité du capitalisme mondialisé du début du XXIe siècle, c’est qu’un PDG d’une entreprise du CAC 40 gagne, en moyenne, 300 fois plus que ses salariés, et qu’il ne manquera pas, en toute indécence, de se plaindre d’être, en réalité, très défavorisé par rapport à ses collègues américains ! C’est 100 milliards de superprofits, dont 40 vont aux actionnaires, qui peuvent ainsi continuer paisiblement de « s’enrichir en dormant ». C’est Liliane de Betancourt, principal actionnaire du groupe l’Oréal, qui touche chaque année l’équivalent du revenu de 15 000 smicards... C’est un monde où les très riches sont de plus en plus riches, alors que les pauvres sont de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres. Et l’on voudrait nous faire croire qu’il n’y a aucun rapport entre les deux ? Anticapitaliste, vous avez dit anticapitaliste...