À l’heure où nous écrivons ce texte, les quartiers montréalais vibrent au son des casseroles afin de protester contre la récente la loi spéciale qui, en s’attaquant à certaines libertés fondamentales [1], vise à écraser le mouvement étudiant. Depuis, citoyens de tous âges se regroupent tous les soirs pour faire entendre leur indignation, en permettant aux enfants de se défouler un peu sur les chaudrons avant l’heure du coucher. De coin de rue en coin de rue, la foule s’agrandit progressivement au point de former, dans plusieurs quartiers montréalais, une manifestation de quelques centaines, voire de quelques milliers de personnes. Alors que l’un des buts de la loi spéciale était de restreindre les manifestations spontanées, celles-ci sont de plus en plus nombreuses et parcourent, simultanément et sans itinéraire prévu, la ville dans tous les sens.
Si le tout se fait dans une ambiance festive, l’enjeu politique est néanmoins dramatique et constitue, comme le rappellent Natalie Zemon Davis et Jonathan Sterne, un appel à la restauration des solidarités de base face aux abus autoritaires des élites et de l’État dans la tradition du charivari médiéval et moderne [2]. En effet, le recours à la loi spéciale [3] est une mesure de dernier recours pour le gouvernement afin de restaurer l’ordre social qu’il croit menacé. Or, plusieurs Québécois interprètent la loi comme une menace bien plus grande à l’ordre social et à la démocratie que le mouvement de grève étudiante… Qu’une telle loi soit ouvertement défiée par une partie importante de la population est une preuve évidente de la perte de légitimité du gouvernement et de la crise sociale qu’elle a engendrée.
Ce n’est là que l’un des multiples rebondissements qu’a pris cette grève étudiante extraordinaire, qui a donné naissance à ce qui est désormais internationalement connu comme le « printemps érable » québécois. Au-delà des aspects spectaculaires de la grève, sur lesquels nous reviendrons brièvement, cette résonance internationale s’explique parce que le mouvement étudiant a su insérer ses revendications dans le cadre des résistances populaires à plus de trente ans de politiques néolibérales d’austérité et d’accumulation scandaleuse de richesses tout en haut de la pyramide sociale.
Un projet néolibéral [4]
Commençons par la question des droits de scolarité, au cœur du mouvement de grève actuel. En 1964, en pleine Révolution tranquille, l’ambitieux projet de réforme de l’éducation nationale présenté dans le Rapport Parent recommande la gratuité scolaire pour l’enseignement supérieur au Québec. Quelques années plus tard, le gouvernement créé ainsi les Collèges d’enseignement général et professionnel (les cégeps) qui offrent dès lors une formation postsecondaire gratuite de deux ans (enseignement général), lequel précède l’université. En 1969, le gouvernement se lance également dans la construction d’un réseau d’universités publiques parallèle aux universités privées. Refusant pour le moment la gratuité scolaire au niveau universitaire, le gouvernement impose des droits de scolarité uniformes de 500 dollars [5] par année pour l’ensemble des universités.
À partir de ce moment, le niveau des droits de scolarité devient l’un des enjeux majeurs des conflits entre les étudiants et les gouvernements du Québec. Pendant vingt ans, grâce à un mouvement étudiant combatif, on assiste à un « gel » des droits de scolarité au niveau de 1969. Toutefois, à la fin des années 1980, dans la foulée de l’élection d’un gouvernement libéral qui veut en finir avec la Révolution tranquille, les droits de scolarité sont augmentés à plus de 1 500 dollars par année. Après avoir tenté sans succès de couper dans le programme de bourses pour les étudiants les plus démunis en 2005, le gouvernement libéral revient à la charge en 2007 avec une nouvelle hausse des droits de scolarité, les faisant passer de 1 500 dollars à plus de 2 100 dollars par année en 2011.
C’est dans ce contexte de « dégel » que le gouvernement libéral annonce, à la fin de l’année 2010, son « plan de refinancement des universités » dont la pierre angulaire est une seconde vague d’augmentations des droits de scolarité. D’environ 2 100 dollars, ces droits doivent passer à près de 3 800 dollars en 2016 et être indexés par la suite à l’augmentation du coût de la vie. Pour le gouvernement, cette augmentation doit non seulement permettre le refinancement de l’université, mais également de rétablir ce qu’il appelle la « justice sociale » : en tant que « futurs privilégiés » de la société, les étudiants universitaires doivent « investir » personnellement dans leur avenir, en payant dès maintenant leur « juste part ». Il n’est pas inutile de souligner que cette « juste part » est déterminée à partir du niveau des droits de scolarité de 1968, indexé à l’inflation. Cette décision est hautement symbolique : 1968 est l’année qui précède le premier gel des droits de scolarité et la mise en place du réseau des universités publiques, deux mesures qui avaient précisément pour objectif de favoriser l’accessibilité aux études supérieures…
Pour justifier le paiement de la « juste part » étudiante, le plan de refinancement insiste principalement sur la « rentabilité privée » des études universitaires. Le plan affirme ainsi qu’un diplômé universitaire gagnera, sa vie active durant, en moyenne 600 000 dollars de plus qu’un non-diplômé. Or si on se limite à la stricte logique comptable, ce plan ne fait guère référence au fait que ce surplus de salaire engendrera en moyenne, pour le diplômé, le paiement de plus de 250 000 dollars d’impôts supplémentaires au cours de sa vie active… Ce simple constat illustre, comme l’a souligné le mouvement étudiant, que la façon la plus équitable de financer les études supérieures est l’impôt progressif sur le revenu et non des droits de scolarité élevés. De plus, l’augmentation des droits de scolarité fait l’impasse sur le problème bien plus préoccupant de l’endettement étudiant qui profite scandaleusement aux institutions bancaires. Selon l’avis de plusieurs, cet endettement sera probablement à l’origine de la prochaine grande crise financière qui pourrait frapper l’économie nord-américaine [6].
Ce plan de refinancement n’est qu’une des pièces de la politique gouvernementale de l’université, pensée essentiellement comme une productrice de valeurs ajoutées pour l’économie québécoise. Depuis plusieurs années, les pressions gouvernementales sont fortes pour adapter l’université aux besoins du marché : mise en concurrence des universités ; encouragement à recourir à des sources de financement privée ; alignement des grands objectifs de recherche aux besoins des entreprises et de l’État ; présence grandissante des représentants du monde des affaires sur les conseils d’administration ; reddition de comptes selon le modèle gestionnaire privé ; augmentation des salaires des recteurs en phase avec les prix du marché ; etc. On assiste, comme l’a souligné récemment Normand Baillargeon, à une dérive profonde de l’université comme lieu de savoir autonome et critique [7].
Au-delà du monde universitaire, ce plan de refinancement s’insère dans un ambitieux projet néolibéral de transformations des institutions visant à favoriser l’accumulation privée de la richesse au détriment du bien commun. Les exemples sont nombreux : investissements spéculatifs de la Caisse de dépôt et de placement ; vente secrète des droits de forage d’Hydro-Québec à des compagnies privées sur l’Île d’Anticosti dont le potentiel gazier est estimé à 4 000 milliards de dollars ; allégations de corruption généralisée dans l’attribution des contrats publics ; réduction massive des impôts pour les entreprises ; lourds investissements publics pour le bénéfice des grandes compagnies minières dans le cadre du Plan Nord ; etc. Alors que le gouvernement libéral met l’État au service des grandes corporations, son ministre des finances tente d’imposer la « révolution culturelle [8] » de l’utilisateur-payeur afin de « responsabiliser » les citoyens qui doivent apprendre, tout comme la « clientèle étudiante », à payer leur « juste part ». Si la grève étudiante a pris la forme d’une véritable crise sociale, c’est qu’elle met à jour les fondements même de l’ordre néolibéral actuel.
Une grève historique
Plusieurs l’ont souligné : cette grève est déjà historique. Lancée à la mi-février, elle est bien plus longue et mobilise plus d’étudiants que toutes les grèves précédentes. Les manifestations du 22 mars et du 22 mai ont réuni environ 200 000 personnes à Montréal. Le 22 avril, la manifestation du Jour de la Terre a rassemblé autant de gens car les deux mouvements – étudiant et environnemental – se sont rejoints pour contester la marchandisation de tous les aspects de l’existence collective. En plus de ces manifestations nationales, quelques milliers de personnes accompagnées d’un panda anarchiste géant manifestent quotidiennement dans les rues du centre-ville de Montréal, et ce malgré l’adoption de la loi spéciale. À tout cela se sont ajoutées non seulement les manifestations de casseroles, mais de nombreuses activités : école populaire, forums sociaux, occupations, perturbations économiques, etc.
La grève est aussi historique pour le nombre des arrestations et pour la violence de certains affrontements avec la police. Depuis le début du conflit, près de 3 000 personnes ont été arrêtées par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM), essentiellement pour avoir participé à des « attroupements illégaux ». Une analyse des interventions policières a récemment dénoncé la violation systématique du Code de déontologie : « insultes, refus de s’identifier (voir même suppression des matricules d’identification), menaces, vols, détentions illégales, arrestations arbitraires, utilisation abusive de la force, attaques directes envers les journalistes et autres tactiques visant à soustraire l’action policière de l’œil des caméras, etc. [9] »
Parallèlement, on a assisté à une judiciarisation sans précédent de la grève étudiante, une façon d’en nier le caractère collectif et politique. En effet, de nombreux étudiants opposés à la grève ont fait valoir devant les tribunaux leur droit individuel de recevoir les services pour lesquels ils ont payés. Privilégiant sans surprise le droit individuel sur le droit collectif, les juges ont répondu positivement à ces requêtes, sommant même les collèges et universités à forcer le retour en classe malgré les votes de grève des assemblées étudiantes. Face au piquetage désormais « illégal » des étudiants grévistes, certaines directions ont fait appel aux policiers pour forcer le retour en classe, sans grand succès. La direction de l’Université du Québec en Outaouais a même poussé le zèle jusqu’à confier le campus aux forces policières pendant quatre jours consécutifs, bien que les étudiants de cette université aient été pacifiques. L’opération a néanmoins mené à l’arrestation de nombreux étudiants et d’un professeur dans l’exercice de ses fonctions. Du jamais vu.
Ce recours aux tribunaux et aux forces de l’ordre a été encouragé par le gouvernement qui a refusé, depuis le début, toute légitimité politique à la grève étudiante en faisant plutôt référence au « boycott » des cours. Selon le gouvernement, parler de grève n’a aucun sens puisque les étudiants ne sont pas engagés dans un rapport collectif d’éducation, mais bien dans un rapport individuel de consommation de services, offerts par le collège ou l’université. Image saisissante de la novlangue néolibérale, la loi spéciale promulguée dans le but de casser le mouvement étudiant s’intitule d’ailleurs « Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent »…
Enfin, la grève est historique pour des raisons plus profondes, puisqu’elle ouvre la voie à une refondation d’une gauche radicale au sein des mouvements sociaux. Jamais une grève étudiante n’a réussi à pénétrer aussi profondément dans la conscience politique des Québécois. Partie de la volonté de s’opposer à une augmentation des droits de scolarité, la grève étudiante a canalisé une foule de revendications s’opposant au projet néolibéral de transformation des institutions publiques. Dès le début de la grève, les appels du mouvement étudiant aux différents acteurs de la société civile ont été nombreux – et globalement bien entendus. La loi spéciale, en niant aussi clairement la légitimité politique du mouvement étudiant, a raffermi les liens entre les différents mouvements sociaux. Seule organisation parmi les quatre fédérations étudiantes à appuyer ouvertement la désobéissance civile pacifique à la loi spéciale, la Coalition large pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE, évidemment !) s’est de nouveau positionnée comme un acteur fondamental au cœur de la refondation du mouvement social québécois. Si la grève étudiante a mené à une crise de légitimité de l’ordre néolibéral, c’est principalement grâce à cette organisation qui réunit actuellement environ 70 % des grévistes étudiants.
Le mouvement étudiant
Le mouvement étudiant, et surtout la CLASSE, est porteur d’une conception non autoritaire de la démocratie, qui est de plus en plus étrangère au système politique oligarchique en place. C’est, croyons-nous, la grande contribution du mouvement étudiant au débat politique actuel. L’organisation étudiante principale dans ce mouvement de grève, la CLASSE, est une organisation décentralisée, non hiérarchique, se réclamant de la démocratie directe, du féminisme et du « syndicalisme de combat ». Cette organisation n’a pas de « président » ou de « chef » – contrairement à l’effet créé par les média qui parlent des « leaders » étudiants – mais deux « porte-parole ». Ceux-ci se font le relais des décisions prises lors des congrès hebdomadaires constitués des « porte-parole » des associations étudiantes locales. Au-delà des positions politiques particulières, qui appartiennent globalement à la gauche altermondialiste, ce sont les principes de l’autonomie des assemblées locales et du militantisme de la base qui caractérisent le mouvement.
La fondation de l’ASSÉ – dont la CLASSE est l’émanation temporaire pour le temps de la grève [10] – a donc été étroitement associée au développement du mouvement altermondialiste. Dès le départ, elle a émergé d’une volonté de rompre avec un « syndicalisme de concertation » des années 1980 et 1990, en vogue autant chez les associations de salariés que d’étudiants. Au Québec, le mouvement altermondialiste a pris son envol lors du Sommet des Amériques de 2001 et est devenu la voie de la contestation radicale d’une nouvelle vague de réformes néolibérales incarnée par le projet de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA).
Méfiants à l’égard du gouvernement et de la stratégie de concertation en vogue, les militants altermondialistes ont alors repensé les formes organisationnelles du mouvement social dans le sens de la démocratie directe et participative. L’ASSÉ, et donc la CLASSE actuelle, est issue de ces débats qui se sont déroulés en marge des organisations syndicales et étudiantes existantes. La lutte étudiante contre la réforme du programme des prêts et bourses en 2005, qui s’est terminée par un recul partiel du gouvernement, a grandement contribué à la popularité de l’ASSÉ et de sa forme organisationnelle. Depuis, elle est devenue majoritaire au sein du mouvement étudiant, une tendance qui s’est accélérée dans l’actuel mouvement de grève.
C’est l’affrontement de deux principes irréconciliables de légitimité politique – bien plus que toute autre considération plus tactique dans la dynamique de négociation entre le mouvement étudiant et le gouvernement – qui explique qu’une grève ciblée sur les droits de scolarité ait pu déboucher sur une crise de légitimité des institutions politiques. Face à un système politique oligarchique, qui réduit la démocratie au respect de la loi et l’État au rôle d’entremetteurs pour gens d’affaires, le mouvement étudiant se présente comme le porteur d’une conception radicale d’une société fondée sur la participation de tous à l’élaboration des petites et des grandes finalités de l’existence collective. Tous les Québécois ont pu mesurer l’ampleur de la crise politique lorsque le premier ministre du Québec et le maire de Montréal, tous deux largement discrédités par de graves allégations de corruption, ont eu l’incroyable audace de donner des leçons de civisme aux étudiants en grève.
Conclusion
Il est encore trop tôt pour connaître les résultats de ce vaste mouvement de contestation sociale qui s’enlise en ce début d’été. Depuis le début, la stratégie du gouvernement est de laisser pourrir le conflit, espérant ainsi obtenir des gains politiques par son intransigeance face au « désordre de la rue ».
Pendant ce temps, l’idée d’États généraux de l’Université, afin de discuter des grandes orientations et de la mission sociale de cette dernière, semble s’imposer à la plupart des intervenants du monde de l’éducation. Malgré les demandes répétées des étudiants et des professeurs en ce sens depuis des années, le plan gouvernemental de refinancement des universités n’a jamais eu l’intention de favoriser une telle discussion. En effet, c’est bien toute la logique d’instrumentalisation et de marchandisation de l’université que risqueraient de questionner les États généraux de l’Université, à condition bien sûr que ceux-ci relèvent davantage de la logique démocratique des forums sociaux que des « grandes sommets » qu’affectionne particulièrement « l’État partenarial ».
De tels États généraux auraient le mérite de renouer avec l’idée fondatrice d’autonomie de l’université. Déjà, les étudiants en grève montrent la voie en refusant d’être réduits à de simples consommateurs de service et en s’engageant collectivement comme partie prenante dans le devenir d’une université autonome à l’égard des intérêts privés et du gouvernement. L’universitas médiévale, aux origines de notre institution, peut alors servir d’inspiration : le terme désigne une association jurée d’intérêts communs de la communauté des scolarii, des étudiants et des maîtres, comme à Paris au début du XIIIe siècle. Les scolarii se sont alors unis pour faire reconnaître leur autonomie juridique, administrative et intellectuelle à l’égard des autorités religieuses et laïques. Ils y sont parvenus à travers une série de luttes qui s’est terminée, après une grève de deux ans, en 1231 avec la reconnaissance pontificale de l’autonomie de l’université de Paris [11]. Plus de sept siècles plus tard, c’est une telle solidarité entre scolarii, alimentée par les aspirations démocratiques portées actuellement par le mouvement étudiant, qui pourra faire face aux menaces pesant sur l’université. De leur côté, les professeurs, dont plusieurs se sont mobilisés aux côtés des étudiants [12], devront apprendre à mieux résister à leur instrumentalisation par des institutions en mal de reconnaissance sur le marché mondial de « l’économie du savoir ». Tout cela, comme nous le rappelle le slogan « La grève est étudiante, la lutte est populaire », passe par la longue lutte contre le projet néolibéral de marchandisation de tous les aspects de la vie collective. Peu importe l’issue du conflit actuel, la grève étudiante porte conséquemment les germes d’un projet radical de transformation démocratique de la société québécoise. C’est déjà énorme.
Piroska Nagy
Martin Petitclerc
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