Derrière le « pari » manqué de l’exécutif en matière sanitaire, il y en a un autre, un « pari économique ». Celui-ci reposait sur l’idée que l’on pouvait maîtriser l’épidémie, ou du moins se contenter d’un certain niveau de contaminations (le fameux « plateau des 20 000 cas quotidiens »), pour laisser une grande partie de l’économie ouverte. Partant, cette stratégie permettait de construire une précieuse narration économique : l’économie française résistait à l’épidémie « mieux que prévu ». Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : l’épidémie s’adaptait à un certain niveau d’activité économique et l’économie s’adaptait à l’épidémie.
On saisit aisément le but de la manœuvre : l’économie étant d’abord une histoire de « confiance » et donc d’histoire que l’on raconte aux acteurs, cet optimisme permettait de s’assurer un vif redressement de l’activité.
Pour que tout cela tienne, il y a cependant une condition sine qua non : laisser les écoles ouvertes, autrement dit permettre aux parents, et donc à une grande partie de la force de travail du pays, de travailler, sur place ou à distance. C’est bien là l’immense différence entre le premier confinement, du 17 mars au 11 mai 2020, et les mesures annoncées à partir du 28 octobre dernier. Lors du premier confinement, il y a eu une contrainte sur le travail liée à la fermeture des écoles qui a rendu la production de biens et services impossible à grande échelle. Depuis l’automne, les écoles étant restées ouvertes, cette contrainte n’a pas existé. La baisse de l’activité a donc été limitée à certains domaines précis : commerce de détail en novembre, mais surtout, depuis cinq mois, industrie culturelle et hôtellerie-restauration. La situation de ces deux derniers secteurs est critique, mais leur impact macro-économique direct est plus faible.
D’où le développement de cette histoire de résistance économique. Un des défauts des projections sur les nouveaux « confinements » a sans doute été de prendre comme point de référence le confinement du printemps 2020. Non contraints par la garde d’enfants, de nombreux salariés ou travailleurs indépendants ont pu travailler normalement, de chez eux ou sur place. La situation n’avait évidemment rien à voir et les chiffres du PIB ont traduit logiquement cette réalité : la chute du deuxième trimestre a atteint 18,6 % sur un an, celle du quatrième trimestre 4,6 %.
En partant de la correction de cette comparaison non pertinente au départ, on a donc tout reconstruit et, logiquement, on a tout révisé à la hausse. À cela s’ajoutent les redoutables « effets de base » qui font que 2021 sera nécessairement une année de forte croissance, précisément parce que son PIB sera comparé avec celui de 2020 qui a été handicapé par le premier confinement. De sorte que Bruno Le Maire peut faire des rodomontades devant les députés en se rengorgeant d’un taux de croissance de 5 % cette année. C’était avant tout un exercice rhétorique. Car si un tel taux n’a certes pas été vu depuis longtemps, il doit néanmoins beaucoup, pour ne pas dire tout, à la chute de 8,2 % de 2020 du PIB.
En réalité, cette « résistance » de l’économie française est fort relative. Elle est redevable à une certaine lecture qui peut être aisément renversée. Les « prévisions » des uns et des autres ne sont pas des exercices de sciences exactes, et il est curieux de voir dans les révisions à la hausse de ces dernières des « divines surprises ». Le fait est que l’économie française, comme la plupart des économies européennes, dépend essentiellement de la marche de l’épidémie et des décisions qui sont prises pour la maîtriser. On peut tenter de gloser à l’infini sur son autonomie, celle-ci n’existe que tant que l’épidémie la laisse exister.
L’économie n’est, depuis mars 2020, qu’une sous-matière de l’épidémiologie. Si vous laissez les gens produire et consommer, ils produisent et consomment et vous pouvez crier à la reprise. Si vous les en empêchez, ils ne le font pas et vous pouvez hurler à l’effondrement. C’est aussi simple que cela.
D’où il ressort plusieurs conclusions essentielles. La première est que, évidemment, moins vous fermez les activités, plus votre « résistance » sera élevée. On peut y voir le fruit des réformes fiscales, du « plan de relance » ou des mesures de soutien, mais le fond de l’affaire est que l’on a laissé les gens travailler et consommer. Lorsque, fin novembre, l’exécutif rouvre les commerces de détail alors que l’objectif de contaminations quotidiennes est encore loin d’être atteint, on fabrique une « bonne résistance » de l’économie de toutes pièces.
Lorsque l’on instaure un couvre-feu qui maintient un niveau de contaminations élevé, comme entre décembre et février, on donne la priorité à la production, donc au PIB, puisque le principe de ce couvre-feu c’est de se « confiner » une fois la journée de travail terminée.
Mais ces succès ne sont que des victoires à la Pyrrhus. Car, et c’est la deuxième leçon du principe énoncé plus haut, si vous souhaitez que votre économie prospère, ou du moins traverse la crise sans trop de dommages, il faut prendre les choses dans l’ordre. Si l’économie est dépendante de l’épidémie, il faut d’abord vaincre l’épidémie. Autrement dit, casser cette dépendance, permettre à l’économie de reprendre une certaine autonomie, et ensuite il est possible d’agir économiquement. Mais construire une action économique en tentant de se faufiler entre les gouttes de l’épidémie est une course perdue d’avance.
Une résistance en trompe-l’œil
Et c’est bien ce qui s’est passé depuis novembre. Si l’on ne se réfère pas à des « projections » ou à des « attentes », mais aux faits, que voit-on ? Que, depuis novembre, le PIB français se situe de façon chronique à 5 % en dessous de son niveau d’il y a un an. Les notes de conjoncture récentes de l’Insee ont confirmé ce rythme depuis janvier. Ce niveau correspond à la fermeture d’une grande partie des services déjà cités. En février 2021, la production dans les services, de loin le secteur le plus important de l’économie française, était ainsi inférieure de 5,3 % à son niveau de février 2020. On serait étonné, en temps ordinaire, de voir dans cette performance une forme quelconque de « résistance ».
L’argument le plus souvent avancé est cependant celui de la résistance de l’industrie. Sur un mois en janvier, la production de l’industrie manufacturière a progressé de 3,3 %. Mais là encore, il faut se méfier des effets de base. Sur onze mois, donc en comparant avec février 2020, cette même production manufacturière est encore en recul de 2,6 %. Sur un an, le recul est de 3,2 % en terme trimestriel. C’est certes moins que dans les services, mais là encore, on peine à y voir un motif de satisfaction. D’autant que, dans le détail, les principales hausses annuelles de production sont celles, sans surprise, de la pharmacie et de l’industrie électrique (+ 3,6 %), dopée par les confinements.
Certes, le « climat des affaires » calculé par l’Insee s’est nettement redressé en mars dans l’industrie et dans les services. Mais dans les deux cas, il reste sous la moyenne de long terme et loin des niveaux d’avant-crise. Et dans l’industrie comme dans les services, il s’agit d’une amélioration dans la misère : les perspectives deviennent un peu moins sombre et la situation présente s’améliore un peu. Mais dans tous les cas, les soldes restent négatifs : l’heure est bien à une dégradation. Peut-on alors se réjouir d’une moindre dégradation ? Peut-être, sauf si elle dure des mois et n’est, comme on le verra, que le prélude à une nouvelle crise épidémique.
D’autant que cette sous-performance chronique conduit à l’accumulation de pertes ou de profits insuffisants qui entrent en contradiction avec le besoin d’accumulation de profits du capitalisme. Une fois les mesures de soutien levées, il faudra bien s’ajuster à cette accumulation. Quand bien même le retour au niveau de PIB de 2019 se ferait, comme l’annonce la Banque de France pour la mi-2022 (ce qui serait logique dans la perspective d’une sortie de l’épidémie), les pertes seraient considérables. Si on compare le choc avec celui de 2008, on peut dire qu’il est certes moins long, mais qu’il est plus puissant. On ne sera donc pas sorti de la crise avec un PIB, autrement dit un flux de création de richesse, revenu au troisième trimestre 2022 à son niveau de 2019. Car, entre-temps, les pertes se sont additionnées et ces pertes ne se calculent pas seulement au regard d’un niveau fixe « normal », celui de 2019, mais au regard de la croissance que les entreprises étaient en droit d’attendre en 2020, 2021 et 2022. Dès lors, le gouffre est vertigineux.
Il n’y a donc aucune « résistance » à voir un PIB se stabiliser à 95 % de son niveau d’avant crise. Au reste, on voit clairement l’impact de cette « résistance » sur le marché du travail. Au quatrième trimestre, 320 200 emplois ont été détruits dans le secteur privé sur un an. Là encore, certains se sont pâmés de joie parce que, à l’été, quelques instituts avaient prédit 500 000 pertes d’emplois… Maigre consolation alors même que l’État paie en quasi-totalité les salaires dans les secteurs stoppés. En réalité, le bilan sur l’emploi est déjà très sombre et pourrait l’être encore davantage par la suite, alors que les entreprises tenteront de redresser leurs marges.
En bref, la narration de la « résistance » ne tient guère. La stratégie de l’exécutif de poursuivre la production coûte que coûte est d’autant plus discutable qu’elle place le pays en état de faiblesse permanente face au virus. Rappelons que la belle performance économique du troisième trimestre (+ 17,9 % sur un trimestre) s’est traduite sur le plan épidémique par les mesures de novembre. En réagissant tard pour ne pas perturber les activités touristiques, l’exécutif a laissé l’épidémie s’emballer et a dû resserrer la vis. C’est un peu ce qui se passe actuellement : pour sauvegarder la « résistance » de l’économie française, on maintient écoles et collèges ouverts. Jusqu’à ce que l’on soit contraints de les fermer et de reconfiner selon un mode plus sévère.
C’est bien d’ailleurs pour cette raison que la confiance des ménages reste faible et qu’ils continuent à ressentir une forte envie de consommer, comme le signalent les études de l’Insee. La gestion du gouvernement fragilise cette confiance. Et pour rajouter de l’inquiétude à la nervosité, le gouvernement ne cesse d’appeler à la réduction de la dette et aux réformes structurelles. De quoi fragiliser encore l’avenir.
Il est donc peu probable qu’une telle stratégie soit plus efficace qu’une suspension de l’activité précoce pour briser la courbe épidémique. Avec cette méthode, on cumule un niveau d’activité faible entre deux serrages de vis plutôt que de réaliser des épisodes de suspension totale de l’économie. C’est bien là le problème majeur de la stratégie du gouvernement : l’exécutif pense « protéger » l’activité par des restrictions durables plutôt que par des épisodes de vrais confinements. Mais comme c’est le virus qui mène la danse, y compris sur le plan économique, la partie est toujours perdue. Il faut, au bout du compte, de toute façon, reconfiner, plus longtemps.
De fait, c’est une stratégie des plus malheureuses qui est menée. Les ménages sont sous la contrainte des couvre-feux, réduits à n’être que des agents simples de production, soumis à la menace permanente d’un durcissement, confrontés à une incertitude radicale face à une épidémie qui dure et que l’on ne sait pas gérer, assaillis par la crainte du chômage. C’est la face cachée de l’autosatisfaction économique des dirigeants et des économistes sur la « résistance » de l’économie et la protection des activités en temps de pandémie. Si on y ajoute les discours sur la dette et les réformes, on a un cocktail pour transformer ce désastre épidémique en un désastre économique durable. Les illusions du gouvernement vont coûter cher aux Français.
Romaric Godin