Dans un opuscule de 96 pages, Le Séparatisme islamiste (Éditions de l’Observatoire), le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, revient sur une idée force qu’il poursuit depuis un lustre : « Que l’État impose aux musulmans ce que Napoléon a imposé aux Juifs. »
© Éditions de l’Observatoire
La Ve République, tout comme le Consulat puis l’Empire, en dépit des fulgurances parfois agitées au sommet, reste marquée par l’esprit de caserne, qui n’aime toujours à voir « qu’une seule tête ». Au diable la diversité, la complexité, l’altérité ! Seule règne une conception réductrice de la citoyenneté : intégrer, c’est obliger à se renier. Être intégré, c’est se soumettre ; c’est être maté ; c’est accepter le principe d’une fusion-acquisition d’ordre politique.
« Et tout ça, ça fait d’excellents Français », au nom de grands idéaux nationaux, en un pays qui jamais ne saurait se satisfaire de la moindre mosaïque de communautés juxtaposées : les protestants sous la monarchie absolue, les Juifs sous l’Empire et, dorénavant, les musulmans sous la République Ve du nom.
Or si les dragonnades louis-quatorziennes et la révocation de l’édit de Nantes (1685) sont unanimement condamnées par le tribunal de l’Histoire, il n’en va pas de même de la brutalité discriminatoire de Napoléon à l’égard des Juifs.
Là où Jaurès distinguait une « contre-révolution césarienne », le roman national veut voir, dans l’épisode napoléonien, la continuation de la Révolution par d’autres moyens. En particulier en ce qui concerne l’organisation du judaïsme français,
Une quinzaine d’années plus tard, c’est au prétexte de grondements judéophobes montés d’Alsace – où vivent la moitié des 40 000 Juifs de France – que Napoléon allait façonner des institutions consistoriales relevant davantage de la défiance d’un despote que du libéralisme d’un réformateur éclairé. Telle est la démonstration du maître livre de l’historien et sociologue Pierre Birnbaum : L’Aigle et la Synagogue. Napoléon, les Juifs et l’État (Fayard, 2007).
© Éditions Fayard
L’auteur y écrit : « 1806-1808 : la France redevient catholique et aristocratique, une “monarchie chrétienne” s’appuyant sur une noblesse titrée, revêtue d’uniformes chamarrés ; de leur côté, les Juifs, durant cette même brève période qui marque un profond tournant régressif de la France révolutionnaire et républicaine, se voient, au contraire, progressivement rejetés, leur citoyenneté acquise en septembre 1791 leur étant implicitement retirée. Ils redeviennent l’Autre, quasiment l’Étranger qui relève, comme auparavant, de lois particulières. »
En dépit du mythe napoléonien, qui connaît de nouveaux feux en 2021 – à l’occasion du bicentenaire de la mort à Sainte-Hélène du tyran glorifié –, l’Empereur très chrétien avait instauré avec succès une sorte d’osmose entre le catholicisme restauré par ses soins et le culte organisé autour de son auguste personne. Dans un tel paysage politique et mental, les Juifs n’avaient de place qu’imposée d’en haut, pour servir d’exemple.
Napoléon prétend faire d’eux des Français. Ils sont pourtant censés l’être depuis 1791. S’ils ne le sont pas encore, le seront-ils un jour ? Et à quelles conditions ? Pierre Birnbaum, dans des pages qui ne sont pas sans faire écho à la perception actuelle des musulmans, détaille comment les Juifs sont alors considérés telle une cinquième colonne de l’Orient inquiétant, prompte à saper, débiliter, avilir le mode de vie occidental, européen, français : « Les femmes juives copient les usages des Maures », remarquait en 1787 l’abbé Grégoire (Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs).
En 1806, le contre-révolutionnaire Louis de Bonald s’effraie d’un grand remplacement avant la lettre en pointant, de la part de ces populations nomades, saute-frontières et migrantes, une « marche d’Asie vers l’Europe » (Sur les Juifs). Le judaïsme apparaît incompatible avec la modernité, d’un point de vue philosophique comme politique, pour être cramponné à de vieilles croyances, de vieux usages et de vieux grimoires.
© Capture d’écran Twitter
L’un des objets de fixation, riche, hélas !, de concordance des temps, concerne la polygamie supposée des Juifs. « Est-il licite aux Juifs d’épouser plusieurs femmes ? » Telle est la première des douze questions que fait poser l’empereur des Français à une assemblée de notables juifs qu’il instaure par décret en juillet 1806. « Cette question en elle-même, écrit Pierre Birnbaum, charrie tout un univers d’associations renvoyant les Juifs à leur orientalisme : elle revêt une importance telle dans l’idée que Napoléon se fait des Juifs qu’elle figure étrangement en tête de ce questionnaire destiné à déterminer dans quelle mesure ceux-ci peuvent ou non prétendre à s’intégrer à la nation française. »
Nonobstant la légende dorée de l’émancipation napoléonienne, le Petit Caporal s’avère plus proche d’un Bonald que de la générosité ambiguë d’une Révolution « régénératrice ». L’Aigle déclare ainsi, lors d’une séance du Conseil d’État qu’il préside, en avril 1806 : « La législation est un bouclier que le gouvernement doit porter partout où la propriété publique est attaquée. Le gouvernement français ne peut voir avec indifférence une nation avilie, dégradée, capable de toutes les bassesses, posséder exclusivement les deux beaux départements de l’ancienne Alsace ; il faut considérer les Juifs comme nation et non comme secte. C’est une nation dans la nation ; je voudrais leur ôter, au moins pendant un temps déterminé, le droit de prendre des hypothèques, car il est trop humiliant pour la nation française de se trouver à la merci de la nation la plus vile. Des villages entiers ont été expropriés par les Juifs ; ils ont remplacé la féodalité ; ce sont de véritables nuées de corbeaux. »
Et Napoléon d’ajouter : « Les Juifs ne sont pas dans la même catégorie que les protestants et les catholiques. Il faut les juger d’après le droit politique et non d’après le droit civil, puisqu’ils ne sont pas citoyens. Il serait dangereux de laisser tomber les clefs de la France, Strasbourg et l’Alsace, entre les mains d’une population d’espions qui ne sont point attachés au pays […]. On pourrait leur interdire le commerce, en se fondant sur ce qu’ils le souillent par l’usure, et annuler leurs transactions passées comme entachées de fraude. »
Pierre Birnbaum rappelle que l’accusation d’usure est contredite ou relativisée par les préfets, qui précisent à quel point des sujets catholiques se livrent massivement à une telle activité dans bien des provinces : les sornettes judéophobes font néanmoins leur chemin. Dans l’ultime chapitre de son ouvrage, « Le prince des antisémites », l’historien et sociologue établit un lien entre Napoléon – celui-ci voyait donc les Juifs comme « des chenilles, des sauterelles qui ravagent la France » et les considérait « non seulement comme une race distincte mais comme un peuple étranger » – et les nationalistes antisémites, d’Édouard Drumont à Céline.
© Capture d’écran Twitter
D’où le haut-le-cœur intellectuel, moral et politique d’avoir à constater, en 2021, à quel point Gérald Darmanin reprend à son compte l’antijudaïsme impérial et ses clichés ; calquant sur les Français musulmans d’aujourd’hui les mêmes ignorances ou préventions haineuses dont faisait montre, voilà deux siècles, Napoléon au sujet des Juifs de France. Comme si, au sommet de l’État, il n’y avait aucun enseignement ni apprentissage, aucune leçon à tirer du passé ; aucun vaccin, aucune cicatrisation, aucun apaisement : l’amer, l’amer toujours recommencé…
Antoine Perraud