Le texte qui suit est issu de notes pour une formation pour Anticapitalistas (organisation politique marxiste révolutionnaire de l’État Espagnol) que j’ai retravaillée. Il s’agissait de revenir sur les “polémiques” posées par les nouveaux courants transphobes dans le féminisme, d’un point de vue théorique et stratégique et dans le contexte des débats sur la “Ley Trans”. Il ne s’agit donc pas d’un texte qui aborde en profondeur les thématiques explorées ou qui prétend être exhaustif, mais plutôt d’une présentation, d’une introduction à la problématisation théorique et stratégique de l’oppression des personnes trans d’un point de vue marxiste.
1-L’oppression des personnes trans : fantasme ou réalité matérielle ?
A-Essentialisme/matérialisme / marxisme
1- Le débat porte ici sur “une femme n’a pas de pénis”, etc. L’idée n’est pas d’aller trop loin dans le débat théorique, mais plutôt de dégager des éléments généraux. Disons simplement que de De Beauvoir à Bulter, il est assez facile de remonter le fil de la pensée matérialiste sur la question du sexe et du genre. Quand De Beauvoir disait “on ne nait pas femmes, on le devient”, il s’agissait de mettre en avant que l’ “être femme” est construit socialement par la domination culturelle et idéologique des hommes. Pour elle, les hommes et les femmes sont originellement égaux et les différences biologiques ne sont que des particularités jusqu’au moment où des rapports de dominations ont commencé à être mis en place. Ces rapports sont justifiés par le besoin de certains humains de dominer d’autres humains et d’en trouver une justification. Cette justification, c’est la différence biologique dans les capacités d’enfanter : ainsi, les personnes qui n’enfantent pas vont dominer et soumettre celles qui le peuvent. L’altérité va se créer à partir de cette domination.
2- Butler emmène une dimension encore plus dynamique dans la construction du genre dont le cœur est l’expérience pratique quotidienne. Il y a une participation active dans la construction de rôles de genre : c’est nous qui “performons” le genre, c’est-à-dire qui produisons notre genre selon ce que nous faisons. Mais comme chez De Beauvoir, ce n’est pas idéel (uniquement des idées) : il y a un fondement culturel, idéologique, social à ce que nous performons, cela s’inscrit dans des systèmes de dominations. Elle emploie le terme de “réitération” du genre. C’est-à-dire que ce que nous performons, ce que nous produisons comme genre de nous-mêmes, c’est en fait une répétition quotidienne de ce que la société nous donne à voir de ce que devrait être notre genre : c’est toute la pression, tous les attendus qu’on met sur une personne, etc.
Et bien entendu dire tout ça ne signifie pas qu’il n’y a aucune attache au sexe biologique dans la construction du genre. Y compris dans l’exemple que prend Butler sur le médecin qui donne le genre de l’enfant selon le sexe biologique qu’il voit, elle ne dit pas que c’est fantasmagorique, juste une idée en l’air. De manière générale, il y a des tendances lourdes à l’assignation d’un rôle genré selon le sexe de l’individu et personne ne remet à priori en cause ce constat.
Après, faire des propositions pour l’avenir, dire qu’il faudrait que ce ne soit plus le cas, que les individu-e-s soient libres de devenir qui ielles veulent, c’est autre chose. Et par ailleurs il faut noter aussi que tout le monde dans le mouvement féministe semble s’accorder sur ces perspectives : il semblerait que de manière très générale les féministes revendiquent l’abolition du système d’assignation des rôles genrées selon le sexe, la bicatégorisation, etc. Ce qui donne une dimension absurde au débat : pourquoi s’opposer autant aux personnes qui remette cela en cause aujourd’hui si l’objectif final c’est d’en finir avec tous rapports de dominations, hiérarchisations, classifications ? Il y aurait des parallèles à faire avec certains courants autoritaires à gauche qui appellent de leurs vœux le communisme mais s’opposent radicalement à toutes expériences d’auto-gestion aujourd’hui, ou dénigrent constamment les squats, les ZAD, les lieux d’alternatives, sous prétexte que ça ne permet pas de faire tomber le capitalisme. Certes, en soi, créer une alternative ici et maintenant ne suffit pas pour détruire collectivement l’Etat et le capitalisme. Mais n’y a-t-il pas aussi quelque chose qui se joue du côté de la contre hégémonie à démontrer que l’on peut faire autrement ?
3- Si la théorie de Butler peut aider à penser la construction du genre au quotidien, dans sa banalité et permet de mettre en lumière les dynamiques sociales en jeu, il nous semble qu’inscrire l’oppression des personnes trans dans la théorisation féministe marxiste autours de la reproduction sociale permet d’en saisir la globalité et de l’inscrire plus généralement dans les rapports de force qui régissent le capitalisme. La théorie de la reproduction sociale a été élaboré dans les années 1980 par Lise Vogel pour donner un cadre d’analyse féministe marxiste à l’oppression des femmes.
Dis grossièrement, il s’agit de considérer que l’ensemble des activités humaines qui permet à l’espèce de se pérenniser — que l’on nommera travail — est organisée par la classe dominante dans un système de domination donné — ici, le capitalisme – afin de maintenir son pouvoir. En l’occurrence, sous le capitalisme, il s’agit pour la bourgeoisie de maximiser ses profits. Pour ce faire, il faut que les travailleurseuses passent le plus de temps possible à produire des richesses, en étant les moins bien payés possibles et en étant suffisamment en forme pour pouvoir produire. Pour que les travailleurseuses soient suffisamment en forme pour pouvoir produire, il faut qu’ielles mangent, dorment, se lavent, aient des activités de repos, etc. Le salaire permet d’acheter les marchandises nécessaires à ces activités, mais il ne suffit pas. Un autre travail doit avoir lieu pour transformer ces marchandises – ou pour “soigner” les travailleurseuses : le travail de reproduction de la force de travail (cuisiner, nettoyer, soigner, prendre soin, etc.). Par ailleurs, d’autres activités entrent dans le travail de reproduction sociales, celles qui permettent la reproduction de l’espèce (enfanter, éduquer, etc.).
Pour maximiser les profits, une division entre le travail productif et le travail reproductif est organisé : il s’agit de faire en sorte que le second soit au maximum non-pris en charge par la bourgeoisie et non ou mal-rémunéré afin qu’il ne pèse pas sur le taux de profit. Pour cela, il est assigné à une partie de la population et ce qui permet de soumettre une partie de la population à cette division du travail entre productif et reproductif, c’est la violence machiste – violence idéologique, culturelle, psychologique et physique.
Encore une fois, cette présentation est très rapide et grossière, mais elle nous paraissait importante pour situer le cadre du débat. Notons tout de même qu’il s’agit d’un cadre théorique. En pratique, un autre élément doit être pris en compte qui détermine réellement comment les activités humaines sont organisées : la lutte des classes. Ainsi, le niveau de salaire du travail productif, mais aussi le fait que le travail reproductif soit effectué gratuitement au foyer ou rémunéré, qu’il soit pris en charge par les services publics, ou que des formes collectives d’organisation par le bas existent, tout cela dépend du rapport de force entre celleux qui n’ont rien d’autre que leur propre force mais sont des milliards et ceux qui ont des milliards, sont très peu mais disposent d’un arsenal politique, idéologique, économique et militaire.
4- L’intérêt en présentant la théorie de la reproduction sociale et aussi de re-situer les élaborations de Butler pour permettre de les préciser. Nous pourrions dire, ainsi, que la construction du genre passe par l’assignation à des rôles précis dans le système de production de marchandise / reproduction sociale de la force de travail. Que ce que l’on va demander aux femmes de performer, c’est d’une part la capacité à participer à la reproduction sociale de la force de travails — c’est de prendre soin des autres, d’éduquer etc – mais aussi de plus en plus de s’intégrer au système de production en tant que force de travail à vendre – et donc, d’avoir une capacité à être multi-tâche, à allier ses “deux travail”, etc.
Bien sûr, la séparation n’est pas aussi nette puisque beaucoup d’emploi occupé par des femmes sont des travails de reproduction sociale rémunéré : prof, femme de ménage, infirmière, caissière, etc.
5- Jusqu’à présent, nous avons présenté un cadre d’analyse de l’oppression des femmes. Cela nous semble nécessaire pour y situer l’oppression des personnes trans (et pas seulement des femmes trans), parce que nous considérons que cette oppression est une forme de violence machiste pour soumettre aux impératifs du mode de production capitaliste qui ne peut survivre sans l’assignation des femmes au travail de reproduction. En effet, la transidentité fonctionne comme une transgression “radicale” des assignations aux tâches spécifiquement imposées aux individus de la classe subalterne sous le capitalisme ainsi qu’à la domination masculine. L’existence même des personnes trans démontre qu’il n’y a pas de “destinée”, que si nous sommes soumis-e-s et que l’on nous impose certaines tâches, certains rôles, c’est bien parce qu’il y a un intérêt pour certains. Cela permet de dévoiler cette idéologie machiste qui entretient l’organisation de la production et de la reproduction capitaliste.
6-Par ailleurs, il y aurait aussi des études à mener pour savoir combien de personnes trans (hommes, femmes ou non-binaires) font autre chose de leur vie que des travails de reproduction sociale — rémunéré ou pas. C’est-à-dire que si nous situons l’oppression des personnes trans dans le cadre d’analyse féministe marxiste, ce n’est pas seulement parce que cela permet de “dévoiler”, de dé-naturaliser le système. C’est surtout parce que “matériellement”, les personnes trans ont une place particulière dans le système capitaliste – qui se trouve être la même que les femmes.
Ainsi, lorsque les féministes transphobes déclarent qu’une femme n’a pas de pénis, pour déclarer non-valide l’existence des femmes trans, elles se trompent de discussion. La vraie question, dans une société basée sur l’expérience matérielle et non le questionnement métaphysique, ça serait plutôt : qu’est-ce que c’est, d’être une femme trans, de vivre comme une femme trans ?
Quand les féministes transphobes disent que les femmes trans sont des hommes qui veulent s’infiltrer dans le mouvement féministe, est-ce qu’elles s’interrogent sur le cout social, économique, vital d’être une femme trans ? Il faut se questionner réellement là-dessus. Quand on voit les chiffres du chômage des personnes trans, des taux de meurtres ou de tentatives de meurtres, de viol, d’exclusion, de discrimination, de suicide…Est-ce que tout ça est un prix à payer uniquement pour pouvoir “aller dans les espaces non mixtes ?”
Toutes les personnes trans ne sont pas stars à Hollywood : le quotidien des personnes trans, c’est l’exclusion, la précarité, la marginalisation. Et surtout, c’est la peur d’être agressée dans la rue, de rentrer seule le soir, dans une relation hétéro, de subir un viol ou une tentative de meurtre, au travail, d’être harcelée, c’est un calcul permanent de comment se comporte pour ne pas risquer d’être exclu, c’est se demander si selon comment on s’habille ou on se présente dans tel endroit, ça va aller… En fait, c’est faire l’expérience du sexisme et de la misogyne, en plus de la transphobie.
Et c’est ici un des angles morts de la théorie néo-essentialiste : en misant tout sur le sexe biologique, les féministes transphobes “oublient” que la construction d’un mouvement féministe autonome se fait parce qu’il y a besoin de s’unir contre une oppression commune, contre des violences vécues en commun. Si ce n’est pas pour ça qu’on s’unit et qu’on lutte, alors effectivement, on peut très bien imaginer des mouvements basés sur les parties génitales. Mais ces mouvements qui chercheraient à se construire autours de la similitude de la biologie ou de la stricte expérience commune (si t’en ait qu’on peut vivre exactement la même chose qu’une autre personne) devront aussi se diviser entre lesbiennes et hétéras, entre femmes qui veulent des enfants et celles qui n’en veulent pas, entre celles qui travaillent et celles qui n’ont pas de travail… parce que si la base d’un combat politique pour l’émancipation, ce n’est pas ce contre quoi on se bat, ce de quoi on veut s’émanciper, ce n’est plus un combat politique pour l’émancipation, c’est une lutte identitaire “catégorielle”, dépolitisée.
B-Identités et néolibéralisme :
1-Il semblait aussi important pour la discussion de revenir un peu sur le néolibéralisme, parce qu’un des arguments souvent avancé par certaines féministes pour aller contre les droits des personnes trans, c’est qu’il y aurait un “lobby trans” qui serait le “cheval de Troie” du néolibéralisme. En fait c’est une question assez récurrente qui dépasse la question trans. Si on change de focale par exemple et qu’on va dans la gauche traditionnelle, ce qu’en France on nomme “le mouvement ouvrier traditionnel”, on retrouve le même type d’attaque contre le mouvement féministe, les collectifs de personnes racisé-e-s ou queer. En fait, depuis les années 70, on brandit sans arrêt l’argument du complot d’un groupe de pression qui vient diviser la lutte des classes, qu’il s’agisse du “lobby gay”, du “féminisme extrémiste”, de “l’islamogauchisme”... Ces figures imaginaires construites souvent par l’extrême droite le sont parfois ou l’ont été y compris dans la gauche, pour s’opposer à toutes celles et ceux qui essayent d’intégrer dans leurs analyses et stratégie autre chose que la classe ouvrière blanche, hétéro et masculine.
L’idée ça serait que tout ce qui ne permet pas de construire une “identité traditionnelle de classe” (en gros, l’image du working class hero, un homme blanc hétéro qui travaille à l’usine) irait contre la lutte des classes en divisant, en détournant le combat, etc. Nous caricaturons, mais c’est bien de cela qu’il s’agit y compris quand on dit qu’on veut bien des femmes, des personnes racisé-e-s ou LGBTQI, mais uniquement pour faire grève dans les lieux de travail. L’idée ici n’est pas de dire qu’il faut abandonner les lieux de travail : mais comme les oppressions ont des dynamiques propres, la subjectivation politique des opprimées ne peut pas passer uniquement par le syndicat par exemple. Cela n’a jamais fonctionné comme ça. Et après 50 ans de néolibéralisme, de casse du droit de grève légal sur les lieux de travail et de crise du syndicalisme, heureusement que cela peut fonctionner autrement : sinon, nous serions condamné-e-s à la défaite.
2- Pour essayer de le dire de manière synthétique, le “lobby trans cheval de Troie du néolibéralisme” c’est l’idée que la société de consommation et l’individualisme (qui seraient les traits de caractéristiques principaux du néolibéralisme) produiraient une multitude d’identités qu’on pourrait choisir librement et que cela irait contre les droits des femmes parce que ça supposerait qu’on détourne la lutte féministe vers ces désirs de reconnaissance identitaire.
Pour le dire autrement, le “lobby trans”, c’est le fait que des personnes penseraient être libres grâce au libre marché et prôneraient que les luttes féministes permettent cette libération au lieu de défendre l’égalité, l’arrêt des violences, etc. Il y aurait un antagonisme de fait entre la reconnaissance identitaire et la lutte féministe.
3-Disons-le de suite, cette définition du néolibéralisme largement partagée par les féministes transphobes –et une partie importante de la gauche traditionnelle - est fausse. Le néolibéralisme en tant que projet, ce n’est pas un vaste programme de libéralisation des individus via la société de consommation et l’accomplissement personnel.
Le néolibéralisme est un projet de restauration durable des profits du capital, initié dans les années 70 en réaction à la montée contestations ouvrières et sociales, dont certains des principaux traits de caractéristiques sont l’individualisation et la précarisation des conditions de travail ainsi que la privatisation afin de restaurer les taux de profit à une époque où il devient difficile de trouver de nouveaux marchés.
N’oublions pas que le néolibéralisme en tant que projet politique a d’abord été instauré dans le Chili de Pinochet, ou sous Reagan et Tatcher : autant de régimes qu’on ne pourrait accuser de célébrer la prolifération des identités ou de promouvoir la liberté sociale et l’épanouissement !
De manière générale, les seules libertés que prône le néolibéralisme, ce sont celles d’entreprendre, du libre marché et de la libre exploitation. Le reste, c’est une fable. Le mythe de l’accomplissement personnel par exemple, c’est un verni que propose le néolibéralisme pour paraître in, mais dans la réalité, les millions de prolétaires qui s’entassent dans des immeubles délabrés, qui sont au chômage, travaillent à Amazon ou sont auto-entrepreneurs, qui font des burn out à l’hôpital, dans les écoles ou en dans la grande distribution sont très loin d’être “accomplis”. Que ces mythes soient repris par la “gauche-boomer [1]" en crise qui n’arrive pas à se redéployer par peur de sortir de sa zone de confort, c’est un problème assez grave, mais ça n’enlève rien au fait que c’est un mythe.
4- Et c’est ici un point important du débat. Les questions identitaires ne sont pas nées “dans le marché”. Elles ont commencé à émerger à une échelle massive dans les années 60/70 grâce aux luttes féministes, LGBTQI, antiracistes et décoloniales. Et si le néolibéralisme peut parfois encore prendre les apparats du progrès, ce n’est qu’en réaction à la politisation des questions identitaires. Afin, précisément, d’annihiler les potentialités révolutionnaires qui peuvent surgir de ces politisations, d’éviter qu’elles permettent une montée en généralité des colères, que des stratégies se dessinent, que les subalternes s’allient. En d’autres termes, pour ne pas revivre les convergences entre les questions sociales, de genre, de race et de sexualité de la fin des années 60 et risquer une période de troubles révolutionnaires. Comme nous le disions, “en dernière instance”, c’est la lutte des classes qui régit le monde : et c’est l’action des opprimées et des exploitées qui oblige les dominants à se re-positionner.
5-Nous ne nous étendons pas plus ici, l’idée étant de saisir que ces questions identitaires sortent des luttes, des résistances et des mouvements de notre classe. Et si elles ont commencé à devenir prédominante dans les années 90, ce n’est pas parce qu’elles ont fait concurrence à l’identité de classe : mais c’est bien parce qu’après 20 ans de néolibéralisme, la chute de l’URSS, la crise des partis communistes et des syndicats, l’identité de classe s’est effondrée que les personnes ont trouvé ailleurs des possibilités de se subjectiver politiquement et collectivement.
Alors bien entendu, le système tente de s’approprier ces luttes et ces identités, et il ne s’agit pas de dire que chaque question identitaire est en soi porteuse de potentialité de transformation révolutionnaire de la société. Ce qu’il faut comprendre, avant tout, c’est que ces questions sont dynamiques, soumise à des rapports de forces. Surtout, qu’à l’ère de l’atomisation, elles sont parfois les derniers lieux de collectifs, de résistance et de lutte… Et donc les premiers foyers d’où repartent les révoltes.
Par ailleurs, est-ce que, parce que le système tente de récupérer, on doit abandonner ? Existe-t-il quelque chose d’immaculé, de chimiquement pur, de non aliénable sous le capitalisme ? Le système qui domine la planète tentera toujours de récupérer ce que l’on fait tant que nous n’aurons pas pris le pouvoir et que nous ne l’auront pas détruit. Mais cela nous condamne-t-il alors a ne rien faire ? En dernière instance – comme en première — ce qui est intéressant, plutôt que de chercher le “meilleur terrain possible” pour la révolution, c’est de partir du réel et tenter de le transformer. C’est de déployer les questions stratégiques partout où on le peut afin, précisément, de ne pas se laisser enfermer dans les pièges du néolibéralisme.
6- Et de la même façon, à l’heure où 15% des Millenials se déclarent non-binaire, il n’est plus possible de traiter de cette “question” comme s’il s’agissait d’une lubie de quelques intellectuel-le-s. Au contraire d’une “question” ou d’une “lubie”, nous pensons que tout ce qui touche à l’identité des individus doit être considéré comme tel et pris au sérieux, au risque de se couper d’une partie toujours plus importante de notre classe. Car, qu’on le veuille ou non, mais quand plus de la moitié de la génération Z aux Etats-Unis se définissent comme “non-straight”, cela traverse nécessairement notre classe (à moins de considérer qu’il puisse y avoir une majorité de bourgeois-e-s dans un espace national).
Partant de ces deux constats, si le mouvement féministe et, plus généralement, la gauche de transformation sociale, n’arrivent pas à considérer tout cela sérieusement, il va y avoir des fractures qui vont s’approfondir nécessairement. Nous insistons sur le “nécessairement” : car nous parlons ici de ce qui touche “au plus profond” des individus, et non pas seulement à ce qui pourrait être des choix, des goûts, des idées politiques. On peut par exemple discuter de quelles stratégies mettre en place à partir des questions identitaires – ce que nous allons faire dans la seconde partie. Est-ce que l’on pense qu’il faille développer des mouvements trans autonomes du mouvement féministe ? Est-ce que le but de notre militantisme, c’est d’obtenir l’égalité formelle des droits ou des entreprises inclusives ? Doit-on arrêter de parler de classes sociales et de chercher à unir les différents secteurs, les différentes identités, à construire de la globalité pour préférer militer pour la simple reconnaissance de la pluralité ? Doit-on abandonner la perspective d’une révolution sociale et prôner la réalisation individuelle de soi en s’intégrant pleinement dans le système capitaliste ? Tout cela, ce sont des stratégies, des orientations, que l’on peut et que l’on doit critiquer, auxquelles on doit opposer d’autres orientations, d’autres stratégies. Mais pour faire cela, il semblerait qu’il y ait un pré-requis : prendre au sérieux les identités et les individus qui s’y reconnaissent.
Parce que si les identités ne sont pas “révolutionnaires en soi” - et que les personnes qui le prétendent sont bien souvent des VRP de la marchandisation de nos luttes - ce qui est sûr, c’est que si on condamne d’entrée des individus, qu’on les rejette, cela paraît plus compliqué de pouvoir faire de la politique “à partir” des identités. Car si, comme nous l’avons dit, le néolibéralisme est un système qui tente d’intégrer une partie de la critique pour la neutraliser – et donc, de paraître “ouvert” à tout un tas de questions – il ne faudrait pas s’étonner si des personnes qui sont rejetées par les gauches préfèrent tenter de s’intégrer au système.
Nous ne jouons pas à armes égales avec le capitalisme : pour maintenir notre classe sous son joug, le système a tout un arsenal économique, idéologique, politique, culturel. Une politique ambitieuse permettant de construire une nouvelle conscience et culture de classe, de la développer à une échelle de masse, de proposer une contre-hégémonie, ne pourra pas se faire sans intégrer et respecter l’ensemble des “secteurs” et des combats de notre classe. Cela suppose donc que la gauche radicale accepte et prenne au sérieux toutes les luttes, que le mouvement féministe qui souhaite une transformation révolutionnaire de la société en fasse de même, enfin, que nous puissions débattre et démocratiser les débats autour des questions stratégiques - sans lesquelles nous ne pourrons jamais aller au-delà de la gestion quotidienne de la banalité permise par les dominants.
2- Stratégies
A-Penser stratégiquement l’inclusivité :
1-Au-delà de la théorie, l’idée est aussi de penser stratégiquement autours des problématiques liées aux personnes trans – et donc, plus précisément aujourd’hui, de l’exclusion/inclusion dans le mouvement féministe.
Nous soulignons la question stratégique : parce que si nous considérons que la place des personnes trans dans le mouvement féministe est une question importante, ce n’est pas pour des considérations morales, parce que “c’est bien”, parce qu’”il faut” être inclusive. C’est important de souligner ça, parce qu’il existe depuis toujours des positions moralistes dans le mouvement ouvrier, et que parfois le débat dans le mouvement féministe sur l’inclusivité peut venir de là, de cette position de charité bourgeoise/morale.
Or, il ne nous semble pas intéressant de militer par charité, par mission divine. En tant que militant-e-s marxistes révolutionnaires nous pensons par exemple que c’est la classe “laborieuse1” qui est le sujet révolutionnaire non pas parce que nous nous soucions du “sort” des “pauvres prolétaires” mais parce que c’est elle qui détient les clés du pouvoir de la bourgeoisie : sans son travail – productif ou reproductif – il est impossible de réaliser des profits.
C’est ainsi que nous intégrons le féminisme a notre stratégie révolutionnaire : nous pensons que le féminisme peut être un mouvement porteur de transformations révolutionnaires de la société, non pas parce qu’il est moralement juste de défendre les droits des femmes –par exemple, par opportunisme, en espérant que comme elles représentent 50% de la population, elles voudront participer à la révolution prolétarienne si nous nous occupons de leur sort – mais parce qu’il peut être un espace de subjectivation politique particulier étant donné le rôle qu’occupent les femmes dans le système de production-reproduction, et parce qu’il peut être vecteur de transformations radicales via la grève féministe notamment. On y reviendra.
Entendons-nous bien : nous ne sommes pas entrains de dire non plus que nous devons penser l’inclusivité comme un opportunisme, que nous lutterions par exemple pour les droits des femmes, des trans, des personnes racisé-e-s, etc. uniquement parce que c’est stratégique. Ce que nous essayons de dire, c’est que nous avons un objectif final, qui est la mise en place d’une société débarrassée des oppressions et de l’exploitation, de tous rapports de dominations et d’autorité. Que pour atteindre cet objectif, nous proposons de développer la “lutte consciente pour la conquête du pouvoir”, comme dirait Bensaid, et que cela passe par l’unité des opprimées et des exploitées, donc des personnes qui subissent le capitalisme et les rapports d’oppressions.
Et c’est dans ce sens-là que nous proposons une critique de l’inclusivité morale ou de l’opportunisme : c’est-à-dire que nous ne pensons pas qu’il faille dire que tel mouvement doit inclure tout le monde parce que c’est bien, mais plutôt qu’on doit se demander “pourquoi” on veut inclure l’ensemble des opprimées et des exploitées, et surtout, que l’ensemble des opprimées et des exploitées en arrive à se demander elleux même “pourquoi” ielles ont tout intérêt à lutter dans un mouvement de transformation révolutionnaire de la société, à s’unir pour prendre collectivement le pouvoir des mains de la bourgeoisie. Sans savoir pourquoi on fait les choses, on arrive rarement à se demander “comment y arriver”, on ne parle plus de stratégie, on fait les choses par habitude. On finit par “résister” et s’enfermer dans la posture de la “résistance” et des “révolté-e-s". On célèbre l’émeute, on incante une journée de grève par ci par là, on se défoule en manifestation, on gueule contre tout ce qui ne va pas, avant de retourner chez soi, de partager quelques mèmes, peut être écrire quelque chose, on prend l’apéro, avant de retourner au travail, à la fac ou d’attendre chez soi le retour des beaux jours.
Or, ce que nous proposons, ce n’est pas de “jouer” un peu en attendant la fin du monde. La romantisation de la fin du monde, c’est un privilège de classe pour celleux qui pourrons s’enfuir dans une quelquonque endroit où il faut toujours 25°, près d’un lac, une réserve d’alcool pour 30 ans et quelques domestiques déjà engagés pour ne pas avoir à cuisiner. Pour l’immense majorité de notre classe, en revanche, ce ne sera qu’agonie. Ce que l’on veut, c’est renverser la table, détruire l’échiquier et se mettre sérieusement à croire en nous-même.
2- Cela nous semblait important de nous attarder un peu là-dessus, parce que ça évite aussi d’être désarmées et de tomber dans le piège du pinkwashing. Car, disons-le clairement, mais la tendance à considérer l’inclusivité non pas comme un outil mais comme une fin en soi est un biais pour annuler les potentialités révolutionnaires de nos mouvements et les soumettre à l’agenda des tendances “progressistes” du néolibéralisme. Il s’agit, en fait, pour les femmes, personnes trans, personnes racisé-e-s, LGB, etc. de la bourgeoisie d’être “incluent”, “à égalité”, dans la classe dominante, d’avoir les mêmes chances d’exploiter le reste de la population. Nous y reviendrons, mais cette tendance “progressiste” du féminisme néolibéral est en fait la jumelle de la tendance “conservatrice” de ce même féminisme néolibéral. C’est-à-dire que les deux – TERF comme LGBTQI-friendly – visent les mêmes objectifs au fond : l’égalité des chances d’exploiter les autres. Nous devons garder cela en tête : si notre propos ici ne traite que peu du pinkwashing, cela ne veut pas dire que le féminisme de Kamala Harris est plus notre allié que celui de JK Rowling. Les personnes trans qui meurent dans des camps pour migrant-e-s aux États-Unis ont que peu faire de la nomination de Rachel Levine au ministère de la Santé.
3-Comme nous le disions, les personnes trans sont très majoritairement des prolétaires, il y a donc un intérêt majeur à penser stratégiquement l’inclusivité des personnes trans dans des mouvements qui pensent que pour faire la révolution, il faut que le prolétariat prenne conscience de sa force et confiance en ses capacités.
C’est dans ce cadre qu’on devrait poser l’inclusion des personnes trans... et l’inclusivité de manière générale : parce qu’on veut un mouvement féministe révolutionnaire de masse et que cela ne peut faire l’impasse d’inclure la totalité plurielle des conditions d’être femmes et des minorités de genre prolétaires. Et donc, la question de l’inclusion ou non des personnes trans, au delà de considérations théoriques, est une question de stratégie et de direction pour le mouvement féministe. Est-ce que le féminisme doit être un mouvement pour l’égalité des droits formels, et donc, pour l’égalité des chances dans le système capitaliste, ou est-ce que c’est un mouvement qui qui peut participer à une transformation révolutionnaire de la société ?
B-Féminisme pour les 99% ou féminisme pour certaines :
1-Revenons un peu au fil de la conversation. Il existe dans le mouvement féministe, des mouvements transphobes. Il ne s’agit pas ici d’essentialiser les positions, et sans doute que ce que nous allons dire est un peu caricatural, par souci de concision. Quand on regarde dans le détail, il semblerait souvent, que celles qui sont contre les droits des trans, sont aussi contre les droits des musulman-e-s et ont un avis très tranché sur la prostitution en faveur d’un abolitionnisme répressif.
Il s’agit d’alliance, entre un féminisme bourgeois et un féminisme institutionnel, entre des courants qui pensent que l’objectif du féminisme, c’est de briser le plafond de verre et que les femmes puissent devenir chefs d’entreprises, entre une partie du féminisme néo-libéral (la tendance “conservatrice” que nous évoquions) et ce qui s’est institutionnalisé du féminisme des années 70. Il s’agit d’un féminisme d’état social-libéral, qui peut se retrouver par exemple dans la lutte contre la réforme des retraites en France parce qu’elle va pénaliser les femmes mais en même temps qui revendique un durcissement de la loi séparatisme. Il s’agit d’un féminisme qui se positionne directement dans le cadre de l’Etat et n’en sort pas : d’où par exemple le tournant très autoritaire du néo-abolitionnisme qui défend des lois donnant tout pouvoir à la police ou encore l’incapacité de penser la lutte contre les violences de genre en dehors du renforcement de l’état policier. Il s’agit d’un féminisme qui n’a pas fait le bilan de 50 ans de néolibéralisme ni de l’impasse du réformisme et pense les avancées uniquement obtenables dans le cadre de l’État. Qui pense que les femmes ont tout à gagner dans le “compromis”, même si le compromis en question n’existe plus.
Qui ne pense pas qu’on peut redéployer des stratégies à partir des conditions réelles d’existences du prolétariat féminin et que ces stratégies peuvent déboucher sur quelque chose d’un peu plus ambitieux que l’égalisation des chances d’être exploitée/d’exploiter.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que les mêmes tendances à ne pas faire le bilan des cinquante dernières années existe aussi dans la gauche – y compris radicale. Que l’on pense à toutes ces organisations qui n’arrivent plus à sortir de leur rapport à l’état - ce que Bensaid nommait “la culture étatique” de la gauche – et s’enferment dans de la gestion quotidienne de la lutte ou commentent la situation à défaut de comprendre comment agir réellement dessus.
2- Encore une fois, c’est vite dit et caricatural. Il existe aussi des tendances du féminisme bourgeois qui sont trans-inclusive : là encore, il ne faut pas passer sous silence le pinkwashing. On pensera notamment de manière grossière à l’administration Biden. De manière plus subtile, à la politique de Disney ou THQ, deux entreprises qui produisent des biens culturels “inclusifs” et qui permettent dans une certaine mesure à tout un tas de personne de s’identifier et de se construire positivement mais qui pratiquent dans le même temps du harcèlement sur leurs salarié-e-s et les poussent au burn-out, sous-payent, licencient, etc. Et enfin, on pensera à tout-e-s celleux qui militent pour un “entreprenariat” féministe, ouvre des start-up d’accompagnement aux femmes victimes de violences ou ciblent des personnes LGBTQI dans leur recrutement.
Nous devons considérer cela comme étant l’autre revers du féminisme bourgeois – en fait, l’autre face du néo-libéralisme. Il existe des tendances progressistes et des tendances conservatrices dans le néolibéralisme, elles s’opposent mais ont la même finalité : maximiser les profits. Et comme pour le féminisme bourgeois néo-conservateur, le féminisme bourgeois progressiste n’a qu’une seule perspective : égalité des chances d’exploiter les autres pour les 1%, égalité des chances d’être exploitées de la même façon pour les 99% restant.
3- En analysant tant la situation économique et sociale des femmes partout dans le monde que des mouvements féministes qui se sont développés ces dix dernières années, nous faisons l’hypothèse que le mouvement féministe peut être un levier pour la révolution : parce que les femmes occupent un rôle particulier dans la reproduction sociale de la force de travail, parce qu’elles sont souvent celles qui gèrent et défendent les territoires, parce qu’elles sont à l’avant-garde des luttes contre les privatisations, la destruction de la planète et, plus généralement, contre le néo-libéralisme, parce que les luttes féministes sont porteuses de transversalité, de démocratie directe et renouvelée, d’auto-organisation de masse, parce que les différentes coordinations nationales, régionales et internationales qui se développent sont autant d’espaces pouvant permettre de débattre de stratégies collectives, etc. etc.
Cette hypothèse, elle s’incarne dans une stratégie - la grève féministe de masse. Et pour développer cette stratégie, nous défendons que le mouvement féministe élabore son propre agenda, en indépendance totale de l’état, des syndicats et des organisations politiques. Qu’il soit constitué d’autant de structures d’auto-organisations que possibles – dans chaque ville, villages, quartiers, lieux de travail, universités. Que ces structures permettent de l’auto-activité et soient productrices d’autres choses – en l’occurrence, qu’elles permettent d’opposer à la gestion capitaliste et individuelle de la reproduction sociale une gestion féministe et collective, afin de créer les bases d’espaces de dualités de pouvoir.
En d’autres termes, nous pensons qu’avec un maillage féministe autonome et auto organisé à la fois suffisamment localisé et nécessairement coordonné, les conditions peuvent être réalisées pour que le mouvement féministe soit un mouvement d’avant-garde de masse qui peut entraîner les autres secteurs de notre classe, comme ce fut le cas en octobre 2019 au Chili.
4-C’est dans ce cadre stratégique que nous posons l’auto-organisation des personnes trans. Le but de notre propos est d’avancer que les personnes trans doivent être intégrées en tant que tel au sujet révolutionnaire du féminisme - et donc aux cadres d’auto-organisations du mouvement féministe - mais cela n’exclut pas des formes d’organisations séparés pouvant s’inscrire précisément dans le maillage féministe global.
Il y a au moins deux raisons à cette organisation dans des cadres séparés. Tout d’abord, parce que la violence de la société envers les personnes trans exige une certaine capacité à s’auto-organiser pour créer des liens de solidarités et se défendre.
Nous parlons beaucoup des féministes transphobes, mais il ne faut pas oublier que cela s’inscrit non seulement dans une gauche qui de manière générale est tout autant transphobe, et qu’il existe aussi de façon plus pressante des attaques de la part de l’extrême droite et des gouvernements néo-fascistes partout dans le monde. Comme on l’a dit, le néolibéralisme ce n’est pas la célébration joyeuse du libéralisme politique et de nos identités. Qu’il y ait des tendances vers un retour au libéralisme dans les partis néolibéraux ne doit pas nous faire oublier cela.
À l’échelle planétaire — y compris dans les pays du nord – les droits des personnes trans sont cesse attaqués — quand nous avons des droits ! Qu’on pense aux meurtres de personnes trans au Brésil - revendiqués politiquement par l’extrême droite, aux attaques contre les droits de personnes trans au Royaume Unis ou en Australie, qu’en France, nous disposons de très peu de droits, et que le peu de droits que nous avons, ils sont constamment remis en question et débattus par tout un tas de personnes qui n’ont pourtant aucun “engagement” dans la question.
Il y a donc une nécessité à s’organiser pour lutter contre ces attaques et pour tenter de gagner de nouveaux droits. Et cela est d’autant plus nécessaire car sur les problématiques propres aux personnes trans trop souvent le discours “scientifique” et politique vient de personnes non-trans. Combien d’ouvrages sur les personnes trans ont été écrits par des trans ? Combien de lois ? Qui propose les “parcours” de “soin” ? Ce sont encore aujourd’hui des médecins, des psychanalystes, des hommes blancs bourgeois qui saturent le discours officiel - sérieux et reconnu – sur l’existence des personnes trans.
Par ailleurs, dans beaucoup d’endroit, cette auto-organisation est rendue nécessaire par la marginalisation. Il ne s’agit plus alors de s’organiser pour lutter, mais aussi pour vivre et survivre. Qu’on pense aux squats, aux collectifs de trans TDS, aux réseaux d’entraides, etc. Dans beaucoup de pays – et particulièrement pour les personnes trans racisé-e-s - l’auto-organisation est une question vitale.
Et tout cela, bien entendu, n’entre pas en conflit avec le mouvement féministe. Au contraire, il s’agit d’insérer ces cadres dans le maillage général de l’auto-organisation féministe, d’en faire des “bouts”, des espaces qui se combinent, se renforcent, se respectent, se coordonnent.
Donc l’enjeu de l’intégration des personnes trans, comme des femmes racisé-e-s, des plus précaires, des travailleuses, etc. c’est bien sûr celui du protagonisme d’un féminisme pour les 99% de masse, d’un féminisme de classe – au sens large de la classe, bien entendu. C’est l’enjeu du leadership du mouvement féministe : est-ce que c’est un mouvement révolutionnaire ou est-ce un mouvement pour intégrer les demandes à l’agenda des partis politiques institutionnels ?
5- Dans cette perspective, on ne pose plus les choses de la même façon. Dans cette perspective, il ne s’agit pas de savoir ce que l’on veut – ou en tout cas, pas uniquement cela – mais pourquoi on le veut, et surtout, comment on y arrive. Il serait temps, ici aussi, de sortir de la dichotomie revendications immédiates / programme maximum pour le socialisme et de se remettre à penser en termes de revendications transitoires : toutes ses mesures, pistes, propositions qui, pour être obtenue, nécessite de mettre notre classe en mouvement et en chemin vers la révolution. Notamment en développant l’auto-organisation et l’auto-activité, en propulsant à des échelles de masses certaines questions, en créant du collectif, en permettant un “apprentissage” de l’autogestion, comme dirait Bensaïd.
Il faut sérieusement reposer cette question, parce qu’après 50 ans de néolibéralisme, si on attend encore quelque chose de l’État capitaliste pour obtenir une amélioration substantielle de nos conditions de vies, c’est qu’on est mal barrées. Ce qui ne signifie pas que l’on ne doit plus réclamer des choses de l’état. Tout un tas de choses, particulièrement dans les pays du nord et dans l’état actuel du rapport de force, ne peuvent pour l’instant dépendre que de l’Etat : l’augmentation du délai légal de l’IVG, le désarmement de la police, le changement gratuit et sur simple demande du genre sur les papiers d’identités, etc. Mais cela ne nous empêche pas de rompre avec la “culture étatiste” qui s’est instauré à gauche et veut que nous nous positionnions systématiquement dans le cadre du “dialogue”, de la négociation, de la demande vis-à-vis de l’Etat.
On devrait ainsi tout le temps se demander pourquoi nous avançons telle revendication, et si nous ne pourrions pas régler “par nous-même”, la question : si le “règlement par nous-même” - ou le processus – n’est pas plus intéressant que la simple propagande, ne permet pas d’aller vers des endroits encore inexplorés.
Il en va par exemple de la question de la prise en charge des violences de genre : réclame-t-on une loi, ou essayons-nous de gérer collectivement, par l’auto-organisation féministe, la question ? Un peu des deux ? Comment ? Dans quel but ? Il faut sans cesse se souvenir du but final, et voir si ce qu’on veut, permet d’y aller. Non pas par fétichisation de la révolution, mais parce que de manière générale, tout ce qui n’est pas dans l’intérêt collectif nous dessert fortement, nous ou d’autres couches des classes subalternes.
Par exemple, est-ce qu’entretenir collectivement et politiquement l’idée qu’il faudrait “changer la police” pour un meilleur accueil des victimes permet d’aller vers ce but ? Ou est-ce que développer un réseau de solidarité, suffisamment fort et localisé jusqu’au coin de rue, pour accueillir les victimes, gérer les agresseurs et proposer de l’auto-éducation populaire contre les violences ne serait pas une proposition plus ambitieuse ? Notamment, quand désormais il est entendable à une échelle un peu massive que la police est une institution raciste, sexiste et LGBTQI-phobe de sauvegarde des intérêts du capital, doit-on essayé de la “corriger” ? Par ailleurs, quelles seraient les implications concrète d’une “réforme” de la police, pour toute une partie de notre classe qui est systématique attaquée par la police ? Est-il souhaitable qu’une partie des femmes puisse avoir confiance dans la police, quand cela renverrait à n’en pas douter l’immense majorité des subalternes dans un rapport individuel aux violences policières ?
Ce n’est qu’un exemple qui mériterait d’être plus longtemps développé, mais il semblait important d’appuyer sur un retour à la pensée stratégique de nos revendications pour ne pas se laisser enfermer dans des “non-choix”. Car il est vrai qu’à un niveau individuel, pour se protéger, porter plainte va par exemple parfois être la seule issue. Mais doit-on continuer de faire de nécessité vertu et considérer les marges de manœuvres étroites qui nous sont laissées par le néolibéralisme comme étant la base de nos stratégies ?
Et cela, d’autant plus avec l’urgence climatique et la destruction de la planète qui pèsent sur nos vies. Peut-on encore se contenter de quelques revendications pour améliorer “petit à petit” nos conditions de vies, quand chaque jour on se rapproche du désastre ?
6-Si on garde ce fil stratégique en tête, alors tout un tas de débat se clôt assez rapidement. Prenons l’épineux débat “prostitution/travail du sexe” et recentrons sur les problématiques liées aux personnes trans. C’est intéressant de faire cela, parce qu’en raison de tout un tas de lois, de discriminations, de haine, il s’’agit de la seule activité rémunérée possible pour l’immense majorité des personnes trans dans le monde.
Dans ce cas-là, on ne peut pas juste dire “demandons des lois pour sortir les prostituées de la prostitution et attendons que la police fasse son travail”. Faire cela, c’est retirer du pouvoir politique à des personnes qui se subjectivisent pour le rendre à l’état et à la police. Nous pensons qu’ici la seule position politique qui permette de garder le cap de la construction d’un mouvement pour une transformation révolutionnaire de la société est celle du soutien à toustes celleux qui s’autoorganisent et créent des réseaux de solidarités, en dehors de l’état et souvent contre la police. C’est la seule position qui permet de tenir les deux bouts de la solidarité avec une partie importante de notre classe - femmes, migrantes, minorités de genre, qui meurent chaque jour dans la marginalité - et de la prolifération d’espaces pouvant prétendre contester le pouvoir politique à l’Etat.
C’est aussi la seule position qui permette d’être responsables “à notre niveau”. Car disons-le clairement et en toute modestie : il ne s’agit pas de minimiser la traite, mais pense-t-on réellement pouvoir lutter aujourd’hui contre la mafia ? Dans certains pays, sûrement, et alors, des stratégies propres sont déployées. Mais celles-ci n’impliquent pas de recourir à la police : de manière générale pour des pans entiers de notre classe, la police ne fait jamais partie de la solution.
Ne nions pas non plus qu’une partie de la bourgeoisie pourrait vouloir un marché légal du travail du sexe afin de trouver des nouveaux marchés. Aucun concept n’a de valeur stratégique en soi, c’est ce qu’on en fait politiquement qui le charge d’une manière ou d’une autre. Par exemple, lorsque les militant-e-s antiracistes révolutionnaires américains disent “Black Lives Matters”, ielles chargent ce slogan d’une façon différente que lorsque Disney, Biden ou Macron le reprenne. Il nous semble que ce qui est intéressant, c’est de se placer du côté des dynamiques de luttes.
Or, pour revenir à notre exemple, la notion de “travail du sexe” est aujourd’hui une notion qui permet à tout un tas de personnes de s’auto-organiser, de se subjectiviser, de créer de la solidarité, de l’entraide, de lutter. Dans ce cadre, la seule position possible pour le développement d’un féminisme pour les 99% qui considère la grève féministe - donc l’auto-organisation et l’auto-activité - comme élément central, c’est d’intégrer tous les cadres d’auto-organisations féministes qui permettent à des parties importantes du prolétariat de s’organiser. Toutes choses par ailleurs qui n’empêches pas non plus d’être en solidarité de celleux qui se revendiquent comme survivantes – ni de celleux qui sont prisent dans la traite.
Mais le débat a été trop souvent caricaturé par les tenantes de la triptyque “abolition/exclusion des personnes trans/lutte contre l’islam”. Parce que si rien ne nous empêche de nous solidariser et d’intégrer les travailleuses du sexe à notre stratégie féministe tout en nous solidarisant des survivantes lorsqu’on développe un mouvement féministe pour les 99%, en revanche, cela n’est pas possible de considérer comme valable des cadres et des revendications qui sortent du rapport à l’Etat et à l’intégration au capitalisme lorsque notre perspective c’est justement d’intégrer le féminisme à l’Etat. Car au fond, ce courant féministe ne s’y trompe pas en tapant sur les trans, les musulmanes et les TDS, mais aussi de plus en plus sur les femmes queer : il s’agit de taper sur les personnes qui constituent souvent le bas du prolétariat, sur les individus qui sont le moins facilement intégrable à la normalité bourgeoise. Il s’agit de créer des épouvantails pour se normaliser soi-même : on espère qu’en vendant ce qui sort le plus de la norme à l’heure de la fascisation de la société - et sur l’ennemi numéro 1 qu’incarne les femmes musulmanes – on pourra faire accepter quelques petites améliorations pour les droits de certaines femmes.
7- Il semblait important pour finir d’insister sur le fait qu’une politique ambitieuse pour les droits des personnes trans ne saurait être soluble dans le capitalisme. Et que nous devons tout faire pour le démontrer afin de ne pas tomber dans les pièges tendus par le néolibéralisme.
Essayons d’imaginer ce que serait une société dans laquelle il serait “normal” d’être une personne trans. Qu’est-ce qui se serait passé pour en arriver là ? Cela impliquerait la fin des stéréotypes de genre et de la différenciation genrées des individus. L’existence d’un réel “libre choix” et d’une réelle auto-détermination, sans contrainte ni discrimination. Comme nous l’avons dit, la transphobie fait partie intégrante de la violence machiste. C’est un des biais coercitifs qui permet de séparer les hommes et les femmes, le travail productif et reproductif, la possibilité de maximiser les profits et de minimiser les couts liés à la reproduction de la force de travail. S’il n’y a plus de transphobie, si plus aucune contrainte ne pèse sur l’auto-détermination des individus, c’est qu’il n’y a plus d’assignation... Et donc, s’il n’y a plus d’assignation, comment justifier la séparation entre les sphères - et la dévalorisation du travail reproductif ? En fait, la fin de la transphobie, cela pose la question de l’égalité sociale.
Il en va de même sur les mesures que l’on pourrait mettre en place pour améliorer réellement les conditions de vie des 99% des personnes trans. Par exemple, pour les trans migrant-e-s, la régularisation des sans-papiers. La gratuité des démarches médicales qui pose la gratuite de l’accès à la santé. L’égalité des conditions d’accès à l’emploi : cela suppose une réelle éducation non-sexiste par exemple. Toutes choses qui vont contre le court actuel de la mondialisation néo-libérale, de la finance, du libre-marché. Toutes choses qui posent sérieusement la question de l’intégration de l’agenda de la libération des personnes trans à un agenda révolutionnaire - et de ne jamais se tromper de combat. Comme nous l’avons dit, ce qui doit nous intéresser, c’est l’émancipation de toustes, c’est l’égalité sociale, et non pas l’égalité des chances d’exploiter d’autres êtres humains.
8- Il est important donc que ces revendications soient élaborées par les personnes concernées mais discutées et portées dans les mouvements de masse : notre objectif est que notre classe soit consciente de la nécessité de mettre à mal par exemple la hiérarchisation des genres, la différenciation sexuée des rôles, etc. L’exemple de la révolution russe à propos des revendications féministes doit aussi nous éclairer sur le fait que les choses n’évoluent qu’en fonction des rapports de forces et de l’état de conscience de notre classe, pas du fait de faire passer des lois sur lesquelles on peut toujours revenir.
Ainsi, la prise en compte des problématique liées aux personnes trans doit nous permettre de remettre en cause les stéréotypes de genre, l’hétéronormativité et d’attaquer tant la violence machiste que les rapports d’oppressions. C’est comme la question du lesbianisme par exemple qui redéfini en même temps la sexualité hétérosexuelle dans la mesure où elle confronte et permet de populariser le fait qu’il existe d’autres façon de faire – de faire de la sexualité et de faire relations - plus respectueuses, moins violentes, plus épanouissante, etc.
Populariser le fait que les existences trans existent et l’ancrer comme quelque chose de “normal” pour nous cela permet de remettre en question la sexualité hétéronormé, la masculinité toxique et les injonctions à la féminité telles que posées par les rapports de dominations machiste. Nous insistons sur un point : nous disons, normal, “pour nous”. Parce qu’il s’agit aussi de redéfinir la normalité, d’avoir une perspective de “quelle normalité pour notre classe en tant que classe qui prend conscience de son rôle révolutionnaire” et non pas dans le cadre de la normalité néolibérale.
Notre objectif final, c’est un changement de société, pas de faire des clips pour Gucci.
Arya Meroni
Eléments bibliographiques :
C.Arruzza, Le relazione pericolosi
C. Arruzza, T. Battacharya, N. Fraser, Féminisme pour les 99% : un manifeste
T. Battacharya, Social Reproduction Theory
D.Bensaid, Stratégie et Parti
W. Brown, Politiques du stigmate : Pouvoir et liberté dans la modernité avancée
J. Butler, trouble dans le genre
V. Gago, Economies populaires et luttes féministes
L. Vogel, Marxism and the oppression of women