L’« écriture inclusive » a surgi dans le débat public à l’automne 2017, après la découverte de quelques points médians dans un manuel scolaire par des activistes qui avaient obtenu le retrait des ABCD de l’égalité. Jusqu’alors, on parlait plutôt de langage non sexiste, ou non discriminant, ou épicène, ou égalitaire – le point médian n’étant qu’un des moyens, à l’écrit, d’abréger les doublets (« lycéens et lycéennes » devient « lycéen·nes »). Autrement dit, un détail.
Pendant une quarantaine d’années, c’est un autre volet de ce langage qui avait fait débat : la « féminisation des noms de métiers et de fonctions ». Terminologie erronée et trompeuse, puisque le français possède tous les noms voulus pour parler des activités des femmes et qu’il faut juste les retrouver, après des siècles d’ostracisme : autrice, chirurgienne, défenseuse (des droits), écrivaine, lieutenante, maîtresse (des requêtes), pharmacienne, professeuse, rapporteuse (de lois)… Bataille presque gagnée, de nos jours, après la reddition de l’Académie dans son rapport du 28 février 2019.
Durant le même automne 2017, un autre pilier du langage non sexiste a fait du bruit, avec la parution du manifeste « Nous n’enseignerons plus que le masculin l’emporte sur le féminin » sur le site Slate.fr. Signé par 314 personnes chargées d’instruire enfants ou adultes, il rappelait que le français est équipé pour résoudre le « conflit » entre les termes féminins et masculins appelant un adjectif commun : l’accord de choix (avec celui qui semble le plus important) ou l’accord de proximité (avec celui qui est le plus proche).
Faire reculer le masculin générique
Le langage inclusif exige encore qu’on en finisse avec l’usage du mot « homme » pour désigner l’humanité – qui est aussi composée de femmes, d’enfants, d’intersexes… donc d’humains. Changement que l’Etat français aurait dû admettre dès 1948, lorsqu’il signa la Déclaration universelle des droits humains de l’ONU, dont le titre enregistrait l’immense progrès du XXe siècle : l’accès des femmes à la citoyenneté.
Le dernier objectif est de faire reculer le masculin dit « générique » – version républicaine et pseudo-scientifique du « genre le plus noble » cher aux amis de Richelieu. C’est lui qui est visé avec la pratique des doublets, abrégés ou non. « Faut-il dire “Françaises et Français”, “citoyennes et citoyens”, “téléspectatrices et téléspectateurs” ? C’est oublier qu’en français, le masculin joue le même rôle que le neutre dans d’autres langues. “Français”, “citoyens” et “téléspectateurs” désignent indifféremment les deux sexes », écrivait Alain Peyrefitte dans Le Figaro du 23 juin 1984.
Membre de l’Académie, mais pas plus linguiste que les autres, il ignorait que dans les langues où il existe, le neutre ne sert pas à nommer les humains (sauf exceptions rarissimes). Et il trahissait son ancien patron, qui ouvrait ses discours à la nation par le célèbre « Françaises, Français ! ». C’est que de Gaulle voulait, lui, être élu, et au suffrage universel – au sens que ce mot avait pris en 1944, soit lorsque « citoyenne » devint (en théorie) l’équivalant de « citoyen ». Foin du masculin générique !
Quant aux abréviations servant à noter ces doublets, elles sont anciennes. L’idée a dû surgir dans l’esprit d’un haut fonctionnaire, malin mais sexiste : et si on écrivait « français(e) » ? Nos cartes d’identité suivent ce système : « né(e) le ». Et des milliers de formulaires en font autant, comme celui qu’affiche aujourd’hui le service « accueil des étrangers » du ministère de l’intérieur : « Vous êtes marié(e) avec un(e) ressortissant(e) français(e)… » Autre preuve que le masculin n’est pas générique et que, lorsqu’on veut faire comprendre qu’on parle aux femmes aussi, il faut que les mots soient là, entiers ou en morceaux.
La circulaire Philippe doit être abrogée
Ignorant tout de cette réflexion sur l’écriture égalitaire, les adversaires du point médian n’ont pas réalisé qu’il est le dernier avatar des parenthèses – après le trait d’union, la barre oblique, le point bas… tous signes expérimentés depuis trente ans pour atteindre le même but (écrire deux mots en un), en envoyant un autre message (ils ont la même valeur).
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En témoigne la définition inscrite dans la circulaire signée Edouard Philippe du 21 novembre 2017, puis dans les trois propositions de loi déposées depuis (28 juillet 2020, 23 février et 23 mars 2021). Il s’agit d’interdire l’usage de « l’écriture dite “inclusive”, qui désigne les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine ». Soit le rôle qu’on assigne aux parenthèses quand on y loge un « e ». Les voilà donc bannies des « textes destinés à être publiés au Journal officiel », exige la circulaire – s’en est-on rendu compte ? Et elles le seraient de tout texte émanant de la puissance publique ou de structures bénéficiant de subventions publiques, si l’une de ces lois était adoptée. Des millions de pièces d’identité et autres documents administratifs seraient à refaire. Au masculin.
Il faut se rendre à l’évidence. Si on tient aux abréviations, le point médian doit remplacer les parenthèses dans les papiers et formulaires délivrés par l’Etat français. Mais on peut aussi décider d’écrire les deux termes en toutes lettres. La circulaire Philippe, elle, doit être abrogée. Elle est en effet la première à cautionner la théorie du « masculin générique », au prix de deux affirmations erronées. La première : que le « masculin est une forme neutre », ce qui ne renvoie à rien en français, où seuls sont neutres quelques pronoms morphologiquement disparates. La seconde : qu’il convient de l’« utiliser pour les termes susceptibles de s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes ». Or, seuls les termes épicènes (« artiste », « diplomate », « tranquille »…) sont susceptibles de s’appliquer aux deux sexes ; et, par définition, ils ne sont pas masculins.
Quant au langage inclusif, que les Français·es ont découvert, il continuera son chemin – à l’oral comme à l’écrit.
Eliane Viennot (Professeuse émérite de littérature française)