Alors que la répression de la junte birmane contre les militants pro démocratie ne cesse de s’intensifier [plus de 530 personnes avaient été tuées au 2 avril, dont des dizaines d’enfants et d’adolescents], un flot continu de Birmans quitte le pays pour se réfugier au Mizoram, l’État indien frontalier. Parmi ces milliers de réfugiés, des policiers ayant refusé d’obéir à la junte, qui leur ordonne d’abattre les opposants au coup d’État militaire du 1er février dernier. Le gouvernement militaire a demandé leur retour en Birmanie, mais à ce jour, l’Inde ne les a pas expulsés.
Néanmoins, Delhi s’attache à montrer que les ressortissants birmans ne sont pas les bienvenus sur son sol. Elle a fermé ses frontières avec la Birmanie, et l’unité paramilitaire des fusiliers de l’Assam, chargée de surveiller ces frontières, a été placée en état d’alerte.
Priorité à la stabilité politique
Face aux événements en Birmanie, l’Inde ménage la chèvre et le chou : tout en ayant apporté clairement son “soutien” à la “transition démocratique” chez son voisin, New Delhi évite soigneusement de critiquer l’armée. Sa “position affichée a consisté à dire que la Birmanie devait renouer avec une situation politique normale”, résume Shankari Sundararaman, professeure à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. L’Inde souhaite “la stabilité politique dans la région”.
Dans sa première déclaration au lendemain du coup d’État, New Delhi a exprimé son inquiétude devant “les bouleversements politiques” en Birmanie, “sans commenter le coup d’État lui-même”, poursuit Shankari Sundararaman : contrairement aux États-Unis ou aux pays d’Europe, l’Inde prend “grand soin de ne pas condamner ouvertement le putsch”.
Une prudence qui s’explique notamment par le fait que, contrairement aux pays occidentaux, l’Inde est voisine de la Birmanie, avec qui elle partage une frontière de 1643 kilomètres. Mais c’est aussi que, depuis 1993, Delhi fait les yeux doux à la Tatmadaw, l’armée birmane, “en raison en particulier des mouvements insurrectionnels dans le nord-est de l’Inde”, poursuit l’enseignante.
C’est même pour s’assurer le soutien des généraux birmans dans ses opérations contre-insurrectionnelles dans un Nord-Est déchiré par les conflits que l’Inde a cessé de soutenir ouvertement le mouvement pro démocratie birman, comme elle l’avait fait de 1988 à 1993. Car elle avait besoin du soutien de la Tatmadaw pour lutter contre les insurgés, dont les bases sont installées dans la jungle en territoire birman.
Rivalités régionales
Par ailleurs, New Delhi s’inquiète de la très forte présence chinoise en Birmanie, lourde de conséquences pour sa propre sécurité. Prendre ses distances avec les dirigeants birmans, ce serait laisser le champ libre à Pékin, qui étendrait encore cette influence déjà considérable – d’où l’attachement de l’Inde, depuis plusieurs décennies, à maintenir de bonnes relations avec tous les régimes en Birmanie, qu’ils soient démocratiques, semi-militaires ou militaires.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’exercice d’équilibriste auquel se livre l’Inde aujourd’hui. Quoique favorable à la démocratisation de la Birmanie, elle prend soin de ne pas s’attirer les foudres des généraux par des déclarations critiques. Il s’agit de ne pas saper la relation soigneusement bâtie depuis vingt-cinq ans avec la Tatmadaw. Déporter les policiers vers la Birmanie serait apprécié de la Tatmadaw, mais cela ternirait l’image de démocratie de l’Inde, et cela nuirait à ses relations avec la population birmane, souligne Sundararaman.
Pour l’heure, la stratégie indienne en Birmanie oscille ainsi savamment entre militaires et militants pro démocratie. Mais les choses se corsent sur le territoire indien lui-même. La population du Nord-Est est vent debout contre la politique peu compatissante de New Delhi envers ces Birmans issus d’ethnies apparentées aux siennes, et qui cherchent refuge en Inde.
Solidarités frontalières
Quatre États de la Fédération indienne (le Mizoram, le Manipur, le Nagaland et l’Arunachal Pradesh) sont frontaliers de la Birmanie. Des ethnies vivent à cheval sur cette frontière poreuse. Ainsi les Chins [ou Khyangs] de Birmanie appartiennent-ils au même groupe ethnique que les Mizos du Mizoram et les Kukis-Zomis du Manipur. Les Nagas se répartissent sur une région commune à l’Inde et à la Birmanie, et certains de leurs villages sont même à cheval sur la frontière.
Le coup d’État en Birmanie et la répression sanglante de la junte indignent les habitants du Nord-Est indien, qui sont bouleversés par le sort de ces Birmans avec qui ils partagent une même identité ethnique. Des organisations du Mizoram, du Nagaland et du Manipur affichent leur solidarité avec les opposants birmans. Un élan de solidarité tel que le gouvernement de l’État du Mizoram s’est élevé contre les ordres des autorités fédérales.
Le 18 mars, Zoramthanga, le ministre en chef du Mizoram, a ainsi adressé une lettre au Premier ministre indien, Narendra Modi, dans laquelle il estime que “l’Inde ne peut fermer les yeux sur cette crise humanitaire qui a lieu devant nous, sous nos fenêtres”. Zoramthanga s’est également entretenu, lors d’une rencontre virtuelle, avec la ministre des Affaires étrangères birmane en exil, Zin Mar Aung, membre de la Ligue nationale pour la démocratie (LND, parti d’Aung San Suu Kyi), qui avait été le grand vainqueur des élections de novembre dernier. Des représentants de l’ethnie mizo installés aux États-Unis auraient également participé à cette rencontre.
Vers un sentiment anti-indien ?
Pour le militant Hminga Liana, un Mizo, l’Inde “n’a pas le droit d’ignorer l’état d’esprit qui règne dans le Nord-Est”, où “le mécontentement gronde”. Le “sentiment anti-indien” dans les États de la région pourrait monter dans les semaines à venir, met-il en garde.
De plus en plus de voix s’élèvent pour enjoindre l’Inde de manifester plus clairement son soutien à la démocratie en Birmanie. Pour Shankari Sundararaman :
“L’Inde doit articuler une position plus claire en faveur de la restauration du gouvernement de la LND, démocratiquement élu.”
C’est pour s’assurer de la coopération de l’armée birmane dans sa lutte contre les mouvements insurrectionnels dans le Nord-Est indien que Delhi, dans les années 1990, avait commencé à faire les yeux doux aux généraux. L’Inde pourrait aujourd’hui payer le prix fort pour cela. À force de voir New Delhi ménager la Tatmadaw, la colère qui gronde en Inde pourrait déboucher sur des manifestations, et venir donner un second souffle aux insurgés du Nord-Est.
Sudha Ramachandran
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