“Depuis soixante ans, rien n’a vraiment été résolu dans ce pays, affirme Seun Kuti. Que ce soit dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’approvisionnement en électricité, des transports, de la sécurité sociale, rien n’a été fait.”
Galvanisé par la brutalité de la police nigériane contre les manifestants en octobre dernier, le musicien de 38 ans, nommé aux Grammy Awards et fils cadet de la légende de l’afrobeat Fela Kuti, a ressuscité le parti politique socialiste de son père, le Mouvement du peuple [MOP, en anglais]. Dans un contexte d’exaspération croissante généralisée par rapport à la manière dont le Nigeria est dirigé, il espère que le MOP pourra être un vecteur de changement en 2021.
Selon lui, l’année “bizarre” qui vient de s’écouler a été marquée par l’exacerbation de défis propres au Nigeria. En octobre, Seun Kuti a défilé avec des milliers d’autres personnes des manifestations #EndSars [“La fin de la Sars”] contre les violences policières. Ces personnes étaient encore traumatisées par la mort de manifestants [un important mouvement de contestation a été sévèrement réprimé, une vingtaine de morts a officiellement été recensée].
Au nom du père
Le MOP a été fondé en 1979 par Fela avant l’échec de sa seule et unique candidature à la présidence. Il s’agit là d’un épisode parmi d’autres d’une vie extraordinaire consacrée à la musique et à la résistance, au cours de laquelle il a dû faire face à une violence presque sans fin et à la répression des autorités nigérianes.
Selon Seun Kuti, les perspectives des partis contestataires sont meilleures maintenant, bien qu’encore lointaines.
“Aujourd’hui, c’est plus facile d’atteindre le cœur du peuple nigérian avec ce genre de message que cela ne l’était dans les années 1970, tellement les problèmes sont flagrants, souligne-t-il. Pendant des années, les élites ont imposé ce funeste système capitaliste tourné contre les pauvres, mais les gens sont-ils vraiment pour ? Comment peut-on être un capitaliste sans capital ? On commence à comprendre qu’il y a quelque chose qui cloche dans ce système.”
Seun Kuti espère que la nouvelle version du MOP, qui rassemble toute une série de petits groupes de militants de gauche, se fera l’écho de ces problèmes de façon plus efficace, “en donnant la parole aux masses et en construisant une conscience de classe”. Mais il dit se moquer d’être ou non candidat à la présidentielle et affirme que les objectifs du groupe s’inscrivent sur le long terme. “Non, ce ne sera pas moi. Je suis un artiste. Mais il est certain que nous aurons des candidats dans tout le pays.”
“La hiérarchie militaire a toujours veillé à ce que ce soit eux qui soient au pouvoir. Nous devons mettre un terme à ce système et construire un mouvement de masse à partir de la base”, poursuit l’artiste.
Une violence systémique
Au Nigeria, il est difficile de ne pas avoir une vilaine impression de déjà-vu. Dans les années 1980, Muhammadu Buhari, qui est aujourd’hui président, était un dictateur militaire et une cible de choix pour Fela, qui n’avait de cesse de composer des chansons politiques [Buhari a été au pouvoir de 1983 à 1985 après un coup d’État, puis a été élu en 2015]. À l’époque comme aujourd’hui, un climat de consternation régnait face aux difficultés économiques, à l’affaiblissement de la monnaie et à une campagne anticorruption qui battait de l’aile.
En octobre, des dizaines de manifestants ont été tués par l’armée et la police, notamment au péage de Lekki, à Lagos. Mais ce massacre n’est que l’un des nombreux épisodes où des manifestants et des critiques du pouvoir ont été attaqués, arrêtés ou ont été victimes d’agressions de la part d’agents de l’État.
“Lors d’une manifestation, un type est venu chez moi, il était blessé par balle au côté, comme ça, raconte Seun Kuti en montrant son torse. On parle du massacre de Lekki, mais ils ont tiré sur des gens partout.”
Voix muselées
Le premier meeting du MOP devait se tenir en décembre dans l’ancien club de Fela, l’Afrika Shrine, une enclave bohème où il s’est souvent produit. Mais des dizaines de policiers armés ont encerclé le bâtiment et leur ont interdit d’organiser la réunion, si bien qu’ils ont dû la tenir ailleurs.
“Cela montre simplement qu’elles [les autorités] ont la trouille. Elles essaient de faire passer un message, mais elles ne peuvent pas faire cesser notre action”, dit Seun Kuti. Tout en se roulant des joints dans un papier de sa propre marque, il raconte combien l’absence de tournées l’année dernière a été difficile à vivre : “Mon groupe me manque. Nous avions des projets l’année dernière qui ont été annulés, mais j’espère que nous allons pouvoir reprendre cette année.” Jouer du saxophone lui fait bien, nous confie-t-il.
Bien que la musique, la famille et de nouvelles activités commerciales pour compenser le manque de représentations lui prennent du temps, le changement politique reste son principal sujet de préoccupation :
“C’est peut-être difficile d’être optimiste, mais je le suis ! Nous voulons mettre en place différentes façons d’entrer en relation avec les masses, parce qu’elles sont franchement ignorées. Nous ne pouvons pas apporter de changement sans les gens, il est donc primordial de leur donner la parole.”
Emmanuel Akinwotu
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.