Alors que ces lignes sont écrites, le théâtre de l’Odéon est occupé depuis désormais plus d’un mois. Les relations entre les occupantEs et la direction ont connu plusieurs phases, plus ou moins souples ou houleuses. Les conditions de vies, de sommeil notamment, y sont supportables, évidemment joyeuses et stimulantes mais spartiates et fatigantes. Heureusement, suite à un compromis trouvé avec la direction, le nombre d’occupantEs reste stable et fonctionne par roulement et renouvellement régulier des forces militantes. La lutte y est organisée autour d’assemblées générales internes, qui seules déterminent l’organisation pratique comme politique, mais également autour des « agoras » quotidiennes, à 14h, organisées vers l’extérieur sur la place devant le théâtre de l’Odéon.
Crédit Photo. Occupation du théâtre de l’Odéon, Paris, 10 mars 2021. © Martin Noda / Hans Lucas
Car l’enjeu de ces occupations est également, lorsque c’est possible, de faire de ces lieux des espaces ouverts de discussion politique, les centres de nos villes et de nos quartiers. Le terme « d’agora » n’est pas anodin. L’enjeu de ces moments d’échanges et de discussions politiques est à la fois central et profondément subversif dans un moment de confinement et d’isolement ou tous nos autres lieux d’organisation « traditionnels » sont fermés, inaccessibles et désertés... Lorsque c’est possible, car de fait, depuis le début du mois d’avril, la politique répressive du gouvernement se durcit face aux occupations et empêche régulièrement la tenue de ces agoras ou l’ouverture des lieux occupés.
« Nous occupons à l’intérieur pour qu’il se passe quelque chose à l’extérieur »
Très rapidement les occupantEs de l’Odéon, relayés par les structures syndicales des métiers liés au secteur du spectacle, ont lancé un appel à l’élargissement du mouvement. « Occupons, occupons, occupons ! » scandait-on. Un appel qui s’est très rapidement élargi : des dizaines de lieux culturels (principalement des théâtres), presque une centaine furent occupés partout sur le territoire, et même au-delà comme à Bruxelles, Milan, Naples ou Athènes. L’enthousiasme et la dynamique de ces occupations étaient rendus palpables par la rapidité de cette vague d’occupation. Et dans la morosité de cette période, ce n’est pas peu dire ! Ce mouvement a démontré sa puissance et sa détermination, et il en aura besoin pour tenir et gagner.
De nombreuses questions se posent aux occupantEs avec des réalités, des préoccupations et des difficultés très différentes selon les moments de la mobilisation, mais également selon les lieux de ces occupations. La dissonance entre les premières occupations lancée et celles qui ne font « que » commencer reste en soi un obstacle à surmonter pour ce mouvement.
Pour les plus « anciens » la difficulté à tenir (même physiquement), et la question de se renouveler, de réussir à étendre, renforcer et structurer le mouvement, à l’échelle nationale, sont encore à l’ordre du jour. L’enjeu de la construction nationale des « vendredi de la colère » y est d’ailleurs central. Pour les nouvelles occupations et celles encore à venir, les rapports parfois ambigus avec les directions d’établissements et leur représentation syndicale (le Syndicat des entreprises et des affaires culturelles) qui proposent même souvent aux salariéEs ou aux étudiantEs l’occupation des lieux qu’ils dirigent, sont des préoccupations encore vives. De fait, à ce jour, l’élargissement est réel et fort, les revendications sont largement partagées avec celles avancées par l’Odéon et les évacuations sont rares (mais en nette augmentation, notamment depuis Bordeaux, et touchent surtout les lieux ne relevant pas du secteur culturel, en particulier les agences Pôle emploi).
Quelles revendications ?
Le retrait de la contre-réforme de l’assurance chômage est au centre de ce mouvement, et ce depuis la première plateforme de revendications élaborée par les occupantEs de l’Odéon le 6 mars. Une réforme qui est, c’est également un enjeu central, loin de ne toucher que les intermittentEs, ni même les seuls travailleurEs de la culture. Malgré cela, notons que le traitement médiatique des premières semaines fut essentiellement porté sur la question de la réouverture des lieux culturels, un peu sur le modèle du débat du deuxième confinement autour de l’ouverture des librairies comme « commerces essentiels ». En réalité, c’est souvent en dernière instance que ces occupations posent et imposent la question de la réouverture des lieux culturels (jugés non essentiels par le gouvernement), d’abord dans le cadre concret de ces occupations (ouverture du lieu à toutes les luttes et tous les secteurs), mais plus largement également sous conditions de mise en place de protocoles et moyens sanitaires.
Sans surprise, c’est également la revendication à laquelle le gouvernement et la ministre de la Culture Roselyne Bachelot auront un temps essayé de se raccrocher pour tenter d’amadouer les occupantEs et plus largement les secteurs culturels.
Les autres revendications des occupantEs se déclinent autour de l’accès aux droits sociaux pour touTEs, à commencer par les travailleurEs les plus précaires des secteurs culturels : la prolongation des droits au chômage d’au moins un an (la fameuse « année blanche ») pour les intermittentEs, mais également l’accès à un revenu décent pour les précaires de la culture (plasticienEs, jeunes entrantEs, étudiantEs), le respect des droits au congés maternité, congés longue maladie, et entre autres la création d’un fonds d’aide aux artistes et technicienEs du spectacle…
La sinistre équation de la réforme
Le retrait de réforme de l’assurance chômage, exigé par le mouvement, impacte en réalité l’ensemble du monde du travail et son abrogation revêt un caractère d’autant plus urgent dans la période de crise sociale et économique que nous traversons.
Les premières études de cette réforme ont estimé qu’autour de 840 000 allocataires [1] seraient impactés par des baisses d’allocations qui iraient de 7 % à 50 % selon le profil des personnes (parcours de travail plus ou moins interrompu), et pour une perte moyenne de 24 %... Au total, comme l’a écrit Michel Husson [2] : « Les dépenses [de l’assurance chômage] devraient atteindre 38,4 milliards d’euros en 2021, mais la réforme devrait permettre d’économiser un milliard. Autrement dit, on va réduire de moins de 3 % les dépenses de l’assurance chômage grâce à une réforme qui va dégrader la situation de 37 % des chômeurs. Telle est, en fin de compte, la sinistre équation de cette réforme. »
Les occupantEs ont donc bien raison d’inscrire au cœur de leurs revendications la lutte pour l’abrogation de l’ensemble de la réforme de l’assurance chômage. Mais pour obliger le gouvernement à céder, il faudra un mouvement interprofessionnel bien plus large et s’étendant à d’autres secteurs de la société. Les cadres intersyndicaux et interpros sont souvent sommeillant, mais l’ardeur du mouvement peut peut-être aider à les réveiller.
Les vendredis de la colère
Les vendredis de la colère, journées de mobilisations hebdomadaires sur la question du retrait de la réforme, ont été appelés dans ce sens par la coordination de nombreuses occupations, sous l’impulsion de l’Odéon. Les premiers ont été réussis dans diversesvilles de France et peuvent et doivent être un point d’appui pour mobiliser plus largement, au-delà des seulEs précaires de la culture. Il serait, par exemple, utile que les directions confédérales puissent s’en saisir dans un avenir proche. Une des étapes les plus importantes de cet élargissement, même strictement dans un premier temps aux autres secteurs culturels, est notamment l’appel à la grève comme outil de construction de cette lutte.
Poser la question de la grève du secteur
Il y a effectivement un enjeu particulier à ce que d’autres secteurs se saisissent de cette occasion et de cette impulsion et notamment les organisations syndicales qui, en dehors des syndicats du secteur culturels, ne font que soutenir une mobilisation qu’ils ne voient que comme sectorielle, sinon même symbolique…
Car sans attendre il faut aussi, de l’intérieur des lieux de culture, commencer par construire un appel à la grève massive de touTEs les salariéEs et agentEs des secteurs culturels (aussi appelées « équipes permanentes »). C’est une des conditions pour passer un cap dans la construction du rapport de forces… Car aujourd’hui les salariéEs « permanentEs » des théâtres sont, en dehors de la grève, condamnés à rester spectateurEs du mouvement, ou à y participer sur leurs temps de pause. C’est une situation somme toute assez confortable pour les directions des théâtres dont le fonctionnement quotidien n’est par conséquent pas réellement bouleversé par les occupations. Alors certes, on entend déjà l’argument sur le fait qu’une grève pourrait fragiliser encore plus un secteur déjà fragile. Mais sans grève, nous n’obtiendrons jamais les centaines de milliers d’euros sans lesquels beaucoup des lieux de culture devront tout simplement fermer, ou réduire encore leurs équipes. Construire la grève dès maintenant dans nos milieux parait indispensable à la défense de nos secteurs culturels dès aujourd’hui dans la crise mais également à plus long terme… Cet enjeu est d’ailleurs également lié à la question de notre travail, de nos conditions de travail en temps de pandémie et pose sur d’autres bases la question de l’ouverture.
Celles et ceux qui font la culture doivent pouvoir décider
Une occupation est en outre une forme de réappropriation de leurs outils de travail par les professionnelEs du secteur culturel. Les occupantEs de l’Odéon et d’ailleurs mettent en pratique le début d’une de nos revendications fondamentales dans le secteur culturel (et de nombreux autres secteurs jugés « non essentiels ») : celles et ceux qui font la culture doivent pouvoir décider de manière démocratique si, et comment on ouvre ! La question de l’auto-organisation est à ce titre bien présente mais doit s’ancrer encore plus au sein de ce mouvement. La nature transgressive d’unE ouvrierE qui se réapproprie son outil de travail et décide de l’utiliser pour le bien collectif est également à la portée des travailleurEs des arts et de la culture.
Souvenons-nous qu’il y a à peine un an, les danseuses et les musicienEs de l’Opéra Garnier (et partout ensuite en France) étaient sortis sur le parvis pour jouer et danser devant les grévistes mobiliséEs pour le maintien de notre système de retraites… Tous les yeux s’étaient alors tournés vers elles et eux, et vers notre lutte commune. À travers ces performances, au cours de la lutte actuelle, c’est également une double redécouverte : il est, en effet, vital de redécouvrir cette fonction politique et populaire à l’art et son « utilité » dans la lutte… Mais il est tout aussi essentiel que cette nouvelle génération de précaires et de travailleurEs de la culture redécouvre à travers cette lutte que leurs réalités professionnelles et leurs intérêts ne sont pas différents de celles de l’ensemble de la classe ouvrière. Il est enfin temps pour nous toutes et tous de redécouvrir que la force de notre collectif peut faire reculer n’importe quel gouvernement, aussi libéral, réactionnaire et autoritaire soit-il.
Manon Boltansky