« Les hommes pensent détenir un pouvoir spécial simplement parce qu’ils sont des hommes », explique à Equal Times Khin Ohmar, une activiste des droits des femmes dans ce pays d’Asie. « Ils pensent aussi que si un vêtement féminin se trouve au-dessus de leur tête, ils perdront leur pouvoir spécial », poursuit-elle. Les « htamein » servent donc de boucliers pour protéger les zones de manifestation et empêcher que les militaires n’y pénètrent.
Depuis le début, les femmes sont en première ligne des contestations contre le coup d’État qui a renversé le gouvernement civil dirigé par l’emblématique Aung San Suu Kyi dès le début, affirme Mme Wah Khu Shee, directrice du Réseau karen de soutien à la paix (Karen Peace Support Network) et membre de l’organisation de femmes karens (Karen Women’s Organization), deux organisations liées à l’ethnie karen.
« Les jeunes femmes ont été les premières à descendre dans la rue et à mener le mouvement en Birmanie. Ce sont elles qui ont commencé à l’organiser et les gens se sont joints à elles. Il s’est désormais transformé en un mouvement national », poursuit-elle.
Selon les données fournies à Radio Free Asia par l’organisation locale du Réseau pour l’égalité des genres (Gender Equality Network), environ 60 % des manifestants descendus dans la rue et 70 à 80 % des dirigeants sont des femmes. Beaucoup d’entre elles sont infirmières, enseignantes ou encore ouvrières d’usines de confection et se trouvent déjà dans une situation de forte vulnérabilité à cause de la Covid-19.
Nombre de ces femmes descendues dans la rue ont donné leur vie pour protéger la fragile démocratie birmane, explique Mme Wah Khu Shee. La première a été Mya Thwe Thwe Khine, une jeune femme de 20 ans qui est devenue un symbole après sa mort le 19 février. Plus tard, c’est Ma Kyal Sin, une autre jeune femme de 19 ans, abattue début mars lors d’une manifestation à Mandalay, dans le nord du pays, qui allait devenir un autre symbole. Elle, et la phrase qui figurait ce jour-là sur son T-shirt : « everything will be OK » (tout ira bien).
Les militaires ont annoncé qu’ils prenaient le pouvoir début février, après avoir refusé pendant plusieurs mois d’accepter les résultats des élections de novembre 2020, qui donnaient la victoire au parti de Suu Kyi. Depuis lors, pas moins de 769 personnes ont été assassinées par les forces de sécurité et plus de 3.738 ont été arrêtées, inculpées ou condamnées, selon l’Association de soutien aux prisonniers politiques (Assistance Association for Political Prisoners).
Les signes d’une démocratie en déliquescence
Le coup d’État de février dernier est un écho du passé. Les militaires birmans se sont emparés du pouvoir pour la première fois en 1962 et ont formé une junte militaire qui allait contrôler le pays d’une main de fer pendant près de cinq décennies. En 1990, ils permettent la tenue d’élections, après avoir changé le nom officiel du pays en « Myanmar », et ce, dans le but d’obtenir une plus grande reconnaissance internationale. La victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’opposition dirigé par Mme Suu Kyi, les a toutefois conduits à annuler les résultats et à intensifier la répression.
Lorsque la junte militaire a de nouveau annoncé une voie vers la « démocratie disciplinée » en 2003, le processus a été jugé comme une nouvelle tentative visant à se racheter une image. Une nouvelle constitution a été adoptée en 2008. Celle-ci réservait d’importants pans du pouvoir aux militaires. Les premières élections ont eu lieu en 2010, mais la LND n’y a pas participé en signe de protestation par rapport à un cadre électoral qui empêchait Aung San Suu Kyi de se présenter. De nouvelles élections en 2015 ont toutefois abouti à une passation de pouvoir en faveur d’un gouvernement civil contrôlé par Mme Suu Kyi, une étape décisive pour beaucoup dans la transition démocratique.
Néanmoins, au cours de ce processus, l’absence des femmes a été patente, affirment Gabrielle Bardall, chercheuse au Centre d’études des politiques internationales de l’Université d’Ottawa, et Elin Bjarnegård, professeure agrégée en sciences politiques à l’Institut d’études avancées aux Pays-Bas. Ainsi, la nouvelle constitution réservait 25 % des sièges à des nominations du Tatmadaw (l’armée birmane, qui ne s’est ouverte aux femmes que récemment) ainsi que certains postes ministériels, qui ne pouvaient être occupés que par des militaires. « Il s’agissait en fait d’un avertissement qui montrait que cette réforme démocratique n’était pas aussi profonde que ce que l’on espérait. »
« Et bien que les femmes n’auraient pas nécessairement empêché le coup d’État, les choses se seraient peut-être mieux passées, car il est prouvé que l’inclusion des femmes dans les pourparlers de paix contribue à une meilleure consolidation de celle-ci », explique Mme Bardall.
Même la présence de Mme Suu Kyi aux plus hautes fonctions du pouvoir (bien que la Constitution ne lui permette pas d’être présidente du pays parce qu’elle a été mariée à un étranger et a des enfants d’une autre nationalité) n’a pas suffi à changer les rapports de forces en présence dans la politique du pays. « L’exemple d’une femme [au pouvoir] ne suffit pas. Il faut des femmes qui comprennent les problèmes des femmes et qui défendent les droits des femmes », déclare Mme Wah Khu Shee. Aung San Suu Kyi, dont on ignore aujourd’hui le sort, a été critiquée pour ne pas avoir fait de l’égalité hommes-femmes l’une de ses priorités.
Mme Bjarnegård estime qu’il n’y a pas non plus eu de changements significatifs au sein des partis politiques. « Je n’ai pas observé beaucoup de grands changements ou de signes indiquant qu’il était hautement prioritaire pour les partis […] de se réformer », déclare-t-elle, expliquant que l’un des principaux problèmes était de trouver des femmes désireuses de se lancer en politique. « Toutes les femmes que nous avons interviewées avaient besoin du soutien total de leur famille et de leur mari pour entrer en politique de manière professionnelle », poursuit-elle, soulignant la « culture patriarcale » comme étant l’un des principaux obstacles. Lors des élections de novembre 2020, les femmes n’ont remporté que 15 % des sièges.
Un changement de modèle
Khin Ohmar se souvient encore des difficultés qu’elle avait rencontrées au début de sa carrière d’activiste du fait qu’elle était une femme. En 1988, lorsque le pays s’est soulevé contre la junte militaire après l’assassinat d’un étudiant par la police, elle, qui était aussi étudiante, n’a pas pu rester à la maison. « J’ai vécu une situation très difficile avec ma famille, car ils ont essayé de m’empêcher de descendre dans la rue », déclare-t-elle. Khin Ohmar a fini par devenir vice-présidente de l’un des syndicats étudiants qui se sont formés pendant ces années ; à une époque où les femmes étaient souvent reléguées aux postes administratifs et financiers.
« Il y avait quelques portes ouvertes pour que les femmes puissent occuper des postes de direction, mais tout était encore très patriarcal », poursuit-elle. Au cours des décennies qui ont suivi, Khin Ohmar a continué à participer au mouvement prodémocratique depuis l’exil, mais beaucoup ne prenaient toujours pas au sérieux la question du genre.
« Ils pensaient que nous ne voulions parler que de choses concernant les femmes. Mais ce que nous voulions, c’était parler de politique, du système fédéral. C’est la raison qui explique pourquoi notre pays est bloqué. Ce patriarcat est trop profondément enraciné ».
Et pourtant, pour Khin Ohmar, les contestations actuelles ont provoqué un changement dans les modèles de genre. « En 1988, les leaders étaient des hommes. Dans le cas de ce mouvement, ce sont des femmes. C’est émouvant », déclare-t-elle. Selon le rapport de 2019 intitulé « Le féminisme en Birmanie », les réformes politiques de 2010 ont créé « un espace pour la coordination des efforts des organisations de femmes à l’intérieur et à l’extérieur du pays », dans un activisme qui a non seulement été responsable de « la satisfaction des besoins fondamentaux des communautés, mais aussi du processus de réforme politique. » Par ailleurs, le rapport indique qu’au cours des années de transition démocratique, les femmes ont amélioré leur capacité de mobilisation sociale et de constitution de réseaux.
Mme Bjarnegård perçoit également des dynamiques différentes. « Dans les contestations actuelles, nous constatons que quelque chose est en train de changer. Nous voyons des jeunes, aussi bien des hommes que des femmes. C’est une autre génération qui, d’une certaine manière, est plus libérale, qui a eu accès à Facebook et qui a été influencée par d’autres pays », déclare-t-elle.
Mme Wah Khu Shee craint toutefois qu’après le retour au calme, les rôles traditionnels des hommes et des femmes ne reprennent le dessus. « Lorsqu’il y a un conflit et que les hommes ont peur, les femmes sont les bienvenues. Mais lorsque la paix revient, la discrimination sexuelle habituelle reprend ses droits », déclare-t-elle.
Mme Wah Khu Shee cite en exemple le processus de paix entre le gouvernement et certaines des principales guérillas ethniques (2011-2015), où seules quatre femmes étaient présentes dans les délégations envoyées pour les négociations (moins de 6 % du nombre total de représentants, selon les données de Bardall et Bjarnegård). Elle entrevoit cependant une petite lueur d’espoir : « j’espère que, cette fois-ci, nous pourrons voir [l’impact des] améliorations qui ont eu lieu pour les femmes en matière de prise de décision [pendant la période démocratique] », déclare l’activiste qui espère que ces changements leur éviteront d’être à nouveau reléguées « dans les cuisines » en temps de paix. « Des améliorations ont eu lieu, mais la situation reste très difficile. […] Nous devons attendre et voir. »
Cet article a été traduit de l’espagnol.
Laura Villadiego
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