L’arrestation, le 3 mars dernier, du député Ousmane Sonko a déclenché une révolte de la jeunesse sénégalaise, à laquelle la diaspora a apporté sa solidarité à travers des manifestations pacifiques et une mobilisation sur les réseaux sociaux. Le dirigeant du parti des Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) est accusé de viols répétés avec menaces de mort par une jeune employée d’un salon de beauté, Mme Adji Sarr. Arrivé troisième lors de l’élection présidentielle de 2019, l’ex-inspecteur des impôts et domaines est devenu, à 46 ans, le chef de file de l’opposition depuis le ralliement, fin 2020, de l’ancien maire de Thiès, M. Idrissa Seck, arrivé deuxième, au président Macky Sall.
L’ascension fulgurante de M. Sonko s’inscrit dans un contexte de rejet de la classe politique traditionnelle. S’adressant à la jeunesse, il formule un programme de rupture fondé sur la lutte contre la corruption — endémique dans le pays — et la souveraineté économique et monétaire, sans toutefois proposer nettement l’abandon du franc CFA. Dénonçant une manœuvre du pouvoir, la défense de M. Sonko souligne que la justice a opportunément empêché deux autres figures politiques, M. Karim Wade — fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012) — et M. Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, de participer à l’élection présidentielle en 2019.
Au Sénégal, la révolte populaire joue souvent le rôle de régulateur en dernier ressort quand les médiations « traditionnelles » (notamment celle des guides religieux) sont inopérantes. Cela découle du caractère très déséquilibré d’un régime où tous les pouvoirs sont concentrés au sommet de l’exécutif. Ainsi, en mai 1968, la contestation étudiante avait ébranlé les bases du régime de Léopold Sédar Senghor ; et, le 23 juin 2011, le projet supposé du président Wade de voir son fils Karim lui succéder avait suscité une forte mobilisation. Cette fois, cependant, la contestation n’est pas venue des acteurs habituels — partis politiques d’opposition, syndicats, « société civile » —, qui ont été surpris par la spontanéité et l’ampleur d’un mouvement sans leader, composé de milliers de jeunes de tout le pays.
Casernes et mairies prises pour cibles
Si les 15-24 ans ont été le fer de lance du soulèvement populaire contre ce que beaucoup considèrent comme une dérive despotique — tel l’écrivain Boubacar Boris Diop, qui se désole de l’instrumentalisation de la justice [1] —, cela n’est pas une surprise au regard de leur poids démographique (20 % d’une population estimée à un peu moins de dix-sept millions de personnes) et de leur situation : 40 % d’entre eux n’avaient ni emploi ni place dans le système éducatif en 2017 [2], une proportion qui a dû augmenter avec la pandémie. Quarante-cinq pour cent des enfants en âge de bénéficier de l’enseignement primaire et secondaire ne sont pas scolarisés. Dans certaines régions pauvres, comme Diourbel, ce taux atteint 70 %.
Les gouvernements successifs ont échoué à offrir une vie active décente à cette jeunesse, accusée de manquer d’« employabilité » — un concept qui a la vertu de laisser dans l’ombre l’incurie des autorités. Le rôle du gouvernement, lui répète-t-on, n’est pas de créer directement des emplois, ce qui sous-entend que ce rôle reviendrait au secteur privé. Or le but d’une entreprise est d’abord de faire du profit et, accessoirement, de créer des emplois. Mal spécifique aux économies capitalistes, le chômage ne peut être éradiqué que si l’État s’engage à garantir un emploi assorti de possibilités de formation aux personnes désireuses de travailler pour un niveau de rémunération donné [3]. Une option tout à fait possible dans le cadre d’un modèle économique fondé sur la souveraineté monétaire — ce que le franc CFA empêche —, la mobilisation des ressources locales et l’utilisation transparente du budget de l’État.
Cette voie a jusqu’ici été refusée par les gouvernants, qui ont orienté leurs efforts vers le financement de projets portés par des jeunes — à l’image de la tristement célèbre « opération maîtrisards » dans les années 1980, lorsque les étudiants titulaires d’une maîtrise avaient obtenu des financements pour des projets sans lendemain — et sur la quête désespérée d’investissements directs étrangers (IDE). Or ces IDE ne créent annuellement que 150 000 emplois en moyenne en Afrique, alors que la force de travail dans sa partie subsaharienne augmente chaque année de 18 millions de personnes environ [4].
Plus consternant encore : la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a paramétré son logiciel monétaire sur celui des économies de la zone euro, où la population est plutôt âgée. Comme la plupart des banques centrales dites « indépendantes », elle a pour mandat la stabilité des prix. Quand l’espace public, dominé par les sempiternelles questions de « gouvernance » et de « droits de l’homme », s’élargira à la discussion sur les visions concurrentes en matière de développement, les autorités politiques et monétaires devront avoir le courage d’expliquer aux jeunes que le chômage de masse est une nécessité de leur modèle économique, leur instrument privilégié pour obtenir la stabilité des prix.
Qu’il s’agisse des accords de partenariat économique et des accords de pêche avec l’Union européenne, de la zone de libre-échange continentale africaine (officiellement lancée au début de l’année) ou du recours de plus en plus fréquent aux bombes à retardement budgétaires que sont les partenariats public-privé [5], le libéralisme économique tous azimuts n’arrange rien. Repoussée en raison de la pandémie de Covid-19, l’exploitation des gisements pétroliers et gaziers offshore découverts en 2014 au large du Sénégal et de la Mauritanie a d’ores et déjà été entachée de scandales de corruption. Cette nouvelle manne devrait permettre de réduire significativement un déficit commercial chronique depuis six décennies, mais elle devrait aussi faire passer les rapatriements annuels de profits et de dividendes de 297 milliards de francs CFA (environ 450 millions d’euros) — 2,1 % du produit intérieur brut (PIB) en 2020 — à plus de 1 300 milliards (2 milliards d’euros), soit 6,1 % du PIB, en 2025, selon les projections du Fonds monétaire international [6].
Le drame que vit la jeunesse sénégalaise est par ailleurs l’expression matérielle de l’enfermement de l’intelligentsia dans le cadre de pensée libérale : elle échoue à proposer des solutions originales aux problèmes du continent. Cela crée une déconnexion avec les catégories populaires, qui peuvent alors devenir des proies faciles pour les discours fondamentalistes.
Dans de telles conditions, les options qui s’offrent aux jeunes, ceux issus des milieux populaires en particulier, ne sont guère réjouissantes. La première est de tenter, à leurs risques et périls, l’aventure migratoire vers des destinations prometteuses. En octobre 2020, selon l’Organisation internationale pour les migrations, 149 personnes auraient péri en tentant de rejoindre l’Europe à partir des côtes sénégalaise [7] — un chiffre contesté par le gouvernement. La deuxième est de devenir un serviteur des classes dirigeantes, comme le souligne avec un brin de cynisme un rapport de l’Agence française de développement : « À cet effet, il convient de reconnaître les services rendus par les travailleurs du secteur informel (les travailleurs à domicile, les conducteurs de taxi, les travailleuses du sexe, les hôtes et hôtesses de caisse, etc. [8]. » Pour les filles, ce sera la domesticité et la prostitution. Pour les garçons, l’exemple est fourni par ce que les médias appellent les « nervis », c’est-à-dire des hommes de main perturbant les manifestations. Troisième option : la délinquance, voire le crime, la carrière dans le terrorisme de type religieux ne semblant pas séduire au Sénégal. La dernière solution, enfin, est de résister et de lutter pour se construire un avenir. C’est l’une des manières d’interpréter le mouvement populaire cristallisé par M. Sonko.
Les « cinq coléreuses », ces cinq jours de manifestations violentes, du 4 au 8 mars, ont révélé l’existence d’un virus plus dangereux que le SRAS-CoV-2 : la crise de confiance entre les jeunes et les institutions démocratiques. Des casernes de gendarmerie, des tribunaux, des mairies, etc., ont été pris pour cibles par des émeutiers, signe des rapports tendus, dans certaines localités, entre les administrations et leurs usagers. Des locaux de médias perçus comme progouvernementaux ont été incendiés, tout comme les domiciles de personnalités politiques connues pour leur soutien à M. Sall. Le message est clair : la jeunesse refuse l’instrumentalisation de la justice et se mobilisera encore plus farouchement si, en violation de la Constitution, l’actuel chef de l’État cherche à briguer un troisième mandat en 2024, comme ses homologues de Côte d’Ivoire et de Guinée l’ont fait en 2020.
Le second message de la jeunesse s’adresse à Paris. Beaucoup d’enseignes françaises ont été attaquées, pillées et saccagées, dont des magasins Auchan, des stations Total, une agence Orange, etc. Ces actes de vandalisme rappellent que la France demeure le premier investisseur au Sénégal, avec un stock d’IDE estimé à 2 milliards d’euros en 2018, soit 43 % du total. Le pays de la teranga (« hospitalité » en wolof) abrite près de 250 filiales d’entreprises hexagonales qui emploieraient plus de 30 000 personnes [9]. La France est l’un des principaux bénéficiaires du plan Sénégal émergent (PSE) [10]. « Notre part de marché, estime le Trésor français, en baisse constante depuis une décennie, s’est fortement accrue en 2019, atteignant 18,8 % (+ 4,1 points de pourcentage par rapport à 2018) (...). Les grands projets d’infrastructure du PSE y ont largement contribué [11]. »
Ainsi, à travers les marques françaises, la jeunesse s’en est prise aussi aux symboles-phares du projet : l’autoroute à péage gérée par le groupe Eiffage, mais également le projet de Bus Rapid Transit (BRT) financé par la Banque mondiale, etc. Elle exprime son mécontentement vis-à-vis de la politique économique du gouvernement, dont l’orientation extravertie, notamment profrançaise, a débouché sur le syndrome classique de la croissance sans développement. C’est ainsi que beaucoup de Sénégalais, ayant tout simplement faim et venant « faire des courses » illégales faute de moyens, ont participé au pillage des magasins Auchan. Certains remplissaient des charrettes de vivres ; d’autres transportaient sur leur dos des sacs de riz.
Total favorisé ?
Plutôt que comme un « sentiment antifrançais » aussi vague qu’irrationnel, les actes de vandalisme peuvent, dans une certaine mesure, être interprétés comme une réaction au refus des gouvernements français — et de leur allié sénégalais — d’entendre les demandes pacifiques, répétées et constructives, formulées depuis longtemps par les peuples et les intellectuels africains, de rupture des liens de nature néocoloniale. Par exemple, la campagne « France dégage ! » du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp) de M. Guy Marius Sagna, emprisonné de manière « préventive » trois jours avant les émeutes, reprend, au nom de la souveraineté monétaire, la revendication d’un abandon d’un franc CFA contrôlé par Paris, idée émise dès 1969 par des économistes tels que Samir Amin [12]. De même, le slogan « Auchan dégage ! » recouvre un appel à protéger les marchés populaires et les boutiques de quartier.
À l’évidence, la jeunesse ne partage pas la vision idyllique des relations franco-africaines proposée par M. Sall, qui aurait coutume de dire que « le problème entre la France et le Sénégal, c’est qu’il n’y a pas de problème [13] ». Pourtant, en faisant le pari de la continuité des relations caractéristiques de l’inoxydable « Françafrique », tout en se coulant dans le moule néolibéral de l’Union européenne et des institutions financières internationales, le gouvernement français s’aliène une jeunesse africaine qui le perçoit comme un fossoyeur de la démocratie protégeant ses intérêts économiques. En 2017, le groupe Total avait ainsi obtenu deux contrats de recherche et de partage de production, alors que son offre tardive n’était pas la meilleure. Cela avait provoqué la démission du ministre du pétrole, M. Thierno Alassane Sall, qui avait accusé le président Sall de « haute trahison [14] ».
La jeunesse sénégalaise sera-t-elle entendue ? Quoi qu’il en soit, les causes structurelles de ces prémices d’incendie social ne disparaîtront pas de sitôt.
Ndongo Samba Sylla Économiste, auteur (avec Fanny Pigeaud) de L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, La Découverte, Paris, 2018.
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