Ce livre du Hongkongais Au Loong-yu, a été initialement édité en anglais (Pluto, août 2020). Il a été publié en français aux éditions Syllepse en mai 2021. (1)
Un auteur particulièrement apte à traiter un tel sujet
Au Loong-yu était sur place lors d’un grand nombre d’évènements figurant dans ce livre. Sa parfaite connaissance de l’anglais, du mandarin et du cantonais lui ont permis de comprendre en profondeur les multiples sources orales et écrites auxquelles il a eu accès. Sa vision militante du monde lui permet par ailleurs de mieux comprendre le caractère contradictoire des évènements et de leurs protagonistes.
Au est en effet un militant de longue date. (2) Né en 1956, il a commencé à militer lorsqu’il était lycéen. Il s’était alors tourné vers une organisation de jeunesse d’orientation trotskyste existant à l’époque à Hong Kong. Depuis, il n’a jamais cessé de participer aux mobilisations. A partir de la fin des années 1990, Au a par exemple été impliqué dans le mouvement altermondialiste, ainsi que dans le soutien aux salarié.es du continent chinois. Pour ces raisons, il a toujours été adversaire à la fois du pouvoir colonial britannique, de l’Etat-parti chinois et des autorités hongkongaises.
Lors du mouvement de 2019, Au Loong-yu était donc bien placé pour comprendre de l’intérieur l’action des différentes parties en présence, et de décoder notamment les slogans des manifestant.es. Avoir effectué de nombreux voyages à l’étranger, l’aide par ailleurs à rendre son propos compréhensible par nombre de lecteur/trices dans le monde.
Le dragon et la poule aux œufs d’or
C’est par cette métaphore, inspirée d’un roman de Georges Orwell (3), que commence le chapitre 5 qui synthétise nombre d’idées contenues dans ce livre.
Dans le rôle du dragon, le régime de Pékin, qui dans la culture chinoise n’est pas une bête maléfique, mais symbolise la force et donc les empereurs. Dans le rôle de la poule, Hong Kong, dont le seul mérite aux yeux de l’empereur, était de pondre docilement des oeufs d’or à son profit.
On peut résumer cette histoire ainsi : La poule aux œufs d’or jouissait d’une certaine autonomie. Elle voulait uniquement pouvoir continuer à parler cantonais, tout en aspirant à plus de liberté, et ne jamais être enrôlée de force dans la ferme d’élevage de Pékin.
Si Pékin avait perpétué l’autoritarisme soft de Londres, la révolte n’aurait pas eu lieu. Mais le dragon, craignait que si sa poule aux œufs d’or continuait à disposer de certaines libertés trop longtemps, les animaux de la ferme de Pékin pourraient commencer à vouloir en jouir également. C’est pourquoi le dragon de Pékin avait décidé de mettre la poule en cage, et celle-ci s’est alors rebellée. Jugeant la poule incapable de décider de son sort par elle-même, le dragon y a vu la main de « maîtres étrangers ».
Un livre rédigé à un moment charnière
Les dernières lignes du livre, initialement paru en anglais, ont été écrites en janvier 2020, à un moment charnière entre la fin de la première vague de cette formidable mobilisation, et les prémices d’une possible seconde vague. (4)
Cette première vague, dont les débuts sont résumés dans la fable ci-dessus, avait débuté avec les manifestation monstres de juin 2019. Une nouvelle génération militante en est rapidement devenue la force motrice dominante. Sa revendication centrale était l’obtention immédiate de l’élection au suffrage universel du/de la chef.fe de l’Exécutif et des membres du Conseil législatif.
Face au refus obstiné des autorités locales et chinoises, ainsi que la violence de la répression, le mouvement s’était alors progressivement radicalisé, atteignant son point culminant en août-septembre. Le recours d’une partie du mouvement à des affrontements de plus en plus violents avec la police a connu une fin pitoyable de l’occupation de l’Université polytechnique le 28 novembre.
La plus grande partie du livre est consacrée aux mobilisations de juin à novembre, ses prémices, l’enchaînement entre ses différentes phases, les slogans des manifestant.es, les forces en présence, les points forts du mouvement et ses faiblesses, etc.
En novembre 2019, au moment même ou tout pouvait sembler perdu, une nouvelle stratégie était en fait en train d’être mise en œuvre. Ciblant la grande majorité de la population, elle comportait deux tactiques complémentaires de long terme. La première était l’investissement du terrain électoral. La seconde, la prolifération de nouveaux syndicats se reconnaissant dans le mouvement. (5)
Un des objectif commun de ces deux démarches était notamment de devenir majoritaire au Conseil législatif lors des élections initialement prévues le 6 septembre 2020 (en application d’un système alambiqué, quelques sièges au Conseil législatif étaient en effet accessibles à des représentant.es syndicaux). Cet objectif semblait tout à fait possible à en juger par le raz-de-marée anti-gouvernemental aux élections locales du 24 novembre 2019 où l’opposition avait remporté 86 % des sièges à élire. (6) Par ailleurs, une nouvelle manifestation d’un million de personnes a eu lieu le 1er janvier 2020.
Malgré des débuts prometteurs, cette seconde vague de mobilisation a finalement avorté.
Depuis la publication du livre en anglais, la situation s’est considérablement aggravée
Janvier 2020 voit en effet le début d’une vague de répression méthodique visant à éradiquer durablement toute forme d’opposition. Tout début de rassemblement est désormais immédiatement violemment réprimé (la pandémie de Covid-19 est rapidement utilisée comme justificatif à ce type de pratiques). Vient s’y ajouter, le 30 juin 2020, une loi sur la sécurité nationale qui permet de prononcer des peines pouvant aller jusqu’à la prison à vie, même pour de simples délits d’opinion.
Le bilan au 9 avril 2021, est de 620 condamnations, 2 521 inculpations dont 720 pour émeute (7), et 107 personnes en attente de procès en application de la loi sur la sécurité nationale. Tout.e candidat.e à une élection, tout.e élu.e, et tout.e personne travaillant pour une administration publique peut être désormais révoquée et condamnée de façon arbitraire sous l’accusation de non-allégeance au pouvoir en place. Par ailleurs, les atteintes à la liberté de la presse se multiplient. (8) Une grande partie des figures marquantes de l’opposition politique, syndicale et associative sont désormais en prison, dans l’attente de procès ou en exil. Certain.es ont démissionné de leur mandat électif, déclaré renoncer à toute activité politique, et/ou annoncé l’auto-dissolution de leur organisation.
Simultanément, l’absorption institutionnelle de Hong Kong au sein d’un Etat chinois 187 fois plus peuplé, est en train de franchir un seuil décisif avec le chamboulement du système électoral.
Tout a commencé le 31 juillet 2020 avec l’annonce du report des élections législatives initialement prévues le 6 septembre, en invoquant la pandémie. La véritable raison des autorités de Hong Kong et de Pékin était en fait la peur, de subir une cinglante défaite dans la suite logique de celle encaissée aux élections locales du 24 novembre 2019. (9) Ce report leur a donné le temps nécessaire pour concocter puis annoncer, en mars 2021, une réforme électorale destinée à mettre définitivement fin aux espoirs de l’opposition d’obtenir par la voie institutionnelle ce qu’elle n’était pas parvenue à obtenir dans la rue et dans les grèves :
– D’une part, l’opposition est de fait désormais carrément exclue du processus de choix du/de la chef.fe de l’Exécutif (elle n’y jouait précédemment qu’un rôle marginal) ;
– D’autre part, le pourcentage de sièges au Conseil législatif auxquels l’opposition pouvait prétendre connait une diminution radicale, réduisant à néant sa capacité d’y devenir majoritaire, et même de peser sur les décisions et le fonctionnement de cette assemblée. (10)
L’introduction ajoutée en janvier 2021 par l’auteur pour l’édition du livre en français ne prend bien entendu pas en compte les évolutions postérieures à cette date. Une raison supplémentaire pour de se reporter aux multiples articles et interviews d’Au Loong-yu disponibles en ligne. (11)
Un livre prémonitoire
On comprend parfois mieux un épisode donné d’une saga livresque ou télévisuelle lorsque que l’on connait déjà l’épisode suivant. Il en va de même avec cet ouvrage.
En janvier 2020, il pouvait être tentant de se focaliser sur les aspects enthousiasmants de ce livre : le surgissement d’une nouvelle génération militante pleine de fougue et d’inventivité, de courage et d’expressions imagées. Mais en le lisant 18 mois plus tard, on prête sans doute davantage attention aux passages dans lesquels l’auteur expose les faiblesses contribuant à expliquer l’échec final du mouvement. Quelques-unes sont résumés ci-dessous.
* L’absence de stratégie cohérente
De juin à novembre 2019, le mouvement a été marqué par une succession de tactiques. Lorsqu’une ne semblait pas avoir de résultats immédiats, une autre était alors mise en œuvre. Elle était en général plus radicale que la précédente. Ce qui a dominé rapidement a été la « violence pour la violence », la « punition collective ».
Simultanément, un glissement graduel s’est opéré subrepticement dans les méthodes utilisées :
– En juin 2019, l’aile marchante des manifestations proclamait sa volonté d’éviter l’affrontement en recourant à la mobilité, tactique symbolisée par le slogan « Be Water » (être fluide comme l’eau) ;
– En novembre 2019, son aile radicale était passée à la logique de l’offensive frontale dont le point culminant a été la transformation d’universités en camps retranchés. Tactique vouée à l’échec étant donné le déséquilibre considérable des forces en présence.
* L’absence d’organisation démocratique du mouvement.
La hantise d’une prise en main du mouvement par une direction auto-proclamée s’est traduite par une structuration se limitant à la juxtaposition de petits cercles fermés de personnes se connaissant préalablement. Ces petits groupes agissaient indépendamment les uns des autres, convergeant ponctuellement sur une initiative donnée.
Le mouvement en tant que tel ne disposait ni d’assemblée générale, ni de procédures de prise de décision collective, et l’organisation d’un véritable débat public a été fortement découragé. Ce qui a rapidement dominé à l’intérieur de ce mouvement en lutte pour la démocratie a été l’intolérance envers les divergences d’opinions, le déni de la pensée et du débat rationnel, et l’autoritarisme – c’est-à-dire le miroir de l’ennemi détesté.
* La dominance d’un mode de raisonnement binaire.
Défendre l’identité hongkongaise est progressivement devenu pour la majorité de l’aile marchante du mouvement synonyme de prendre pour cible tout ce qui avait un lien avec la Chine, même si seule une petite minorité était agressive envers les Chinois.es vivant sur le continent ou à Hong Kong. Par contre, tout adversaire de la Chine avait pour vocation de devenir son allié, y compris Donald Trump !
L’auteur, refuse cette réactualisation du « campisme » en vigueur du temps de la guerre froide. Il est pour lui indispensable de rester indépendant de l’ensemble des pouvoirs en place. Pour lui, aucune victoire n’est possible sans une alliance entre les opprimé.es et les exploité.es de Hong Kong et du continent chinois, et plus largement celles et ceux du monde entier
Le positionnement de la gauche internationale
Cette épineuse question est abordée à plusieurs reprises dans le livre, et en particulier à la fin de celui-ci. La gauche internationale est en effet divisée sur la révolte de 2019. Certain.es militant.es de la gauche « campiste » ont été réticent.es à soutenir les manifestations à Hong Kong, lorsqu’ils/elles ne les condamnaient pas carrément comme un instrument de « forces étrangères ».
Ils/elles ont refusé de voir qu’il s’agissait en fait d’un mouvement de deux millions de personnes, réunies non par le fait d’être « pro-américaines » ou « pro-indépendance » ou « anti-chinois », mais ayant le suffrage universel pour exigence principale.
Cette vision déformée a conduit ces militant.es de gauche à la conclusion que le mouvement n’était pas du tout progressiste. Ils/elles assimilent l’aspiration légitime à la démocratie à une « nostalgie du passé colonial », et ne se soucient pas du maintien par le régime chinois de toutes les lois coloniales répressives, ces lois mêmes que Carrie Lam a utilisé lors de la révolte de 2019.
Une partie de la préoccupation de ces militant.es de gauche vient de ce qu’ils/elles ne veulent pas être perçu.es comme s’alignant sur le gouvernement américain. Mais pourquoi le soutien rhétorique du gouvernement américain à la lutte démocratique de Hong Kong est-il suffisant pour qu’ils/elles renoncent à leur propre soutien à cette juste cause ? Est-il inconcevable de mener une campagne de solidarité avec Hong Kong, indépendamment et à distance des gouvernements occidentaux ?
Plus la gauche internationale est absente de la campagne de solidarité avec les Hongkongais.es défendant leur autonomie et revendiquant le suffrage universel, plus elle fait des dirigeants occidentaux la seule force visible de soutien à ces luttes, leur accordant ainsi un crédit indu, et renforçant également les discours localistes d’extrême-droite à Hong Kong.
Ou peut-être existe-t-il encore des gens pensant que la Chine est un « pays progressiste », voir communiste ? Il est pourtant aujourd’hui difficile de trouver quoi que ce soit de politiquement progressiste dans le régime de Pékin : fusion du pouvoir politique et économique, pillage de la richesse nationale, refus des droits d’association et de liberté d’expression, xénophobie, nationalisme, darwinisme social, culte de l’État, « pensée unique », interdiction de toute forme d’auto-organisation des salarié.es, non respect de la législation sociale, etc. C’est un régime orwellien de part en part.
Annexe : Vue d’ensemble du mouvement de 2019
Celle-ci, présentée dans le premier chapitre et complétée dans le troisième, s’étend sur les trente dernières années. Elle commence par présenter le processus de rétrocession de Hong Kong à la Chine. Si le régime de Pékin entend maintenir après 1997 le capitalisme hongkongais, il entend mettre un terme au plus tôt aux concessions temporaires qu’il a dû accorder. D’où des années de mobilisations de la population pour la défense des libertés et l’obtention d’élections au suffrage universel. Une nouvelle génération fait ses premières expériences militantes, elle sera au cœur des mobilisations ultérieures.
Cinq ans après l’échec du Mouvement des parapluies de 2014, le moral militant est au plus bas. Il se réveille massivement suite au dépôt, en mars 2019, d’un projet de loi permettant notamment d’extrader vers la Chine toute personne présente sur le territoire de Hong Kong, pour y être jugé par des tribunaux aux ordres du pouvoir. En cas d’adoption, ce projet signifierait la fin de l’autonomie juridique de Hong Kong dont les accords de rétrocession avaient garanti le maintien jusqu’en 2047.
Le prélude (février à mai)
Le mouvement décolle réellement à la fin du printemps : le 9 juin, un quart de la population adulte est dans la rue, dont 49 % ont moins de 29 ans.
Trois jours plus tard des jeunes bloquent physiquement le Conseil législatif où la discussion du projet de loi avait été programmée.
Le 16 juin, ce sont deux millions de personnes qui manifestent, et le 1er juillet, le Conseil législatif est envahi et vandalisé. Le mouvement est désormais guidé par son l’aile la plus jeune et la plus militante. Mais, contrairement à ce qu’espérait le pouvoir, la mobilisation reçoit le soutien de la majorité de la population, et l’aile modérée ne se dissocie pas des actions les plus offensives.
Simultanément, la plateforme du mouvement se précise. Elle ne se limite plus à la demande du départ de la cheffe de l’Exécutif Carrie Lam, mais inclut l’exigence de l’élection au suffrage universel des pouvoirs exécutif et législatif.
L’apogée (juin-juillet)
Le mouvement connait son apogée en août et septembre, avec notamment le 5 août une paralysie de Hong Kong par une grève générale et des blocages.
Face à la persistance des mobilisations, la chef.fe de l’Exécutif Carrie Lam finit par annoncer le 4 septembre qu’elle allait retirer le projet de loi. Mais cela ne suffit pas aux manifestant.es. Le mouvement contre le projet de loi d’extradition est devenu une grande bataille pour la défense de l’autonomie de Hong Kong, et le gouvernement ne parvient pas à mettre fin aux mobilisations.
L’impasse (octobre à décembre)
Mais rapidement, c’est l’impasse, car la répression se déchaîne et le mouvement est incapable de monter en puissance :
– D’une part, il ne parvient pas à impulser une nouvelle grève générale ;
– D’autre part, d’octobre à décembre, certains symptômes suggèrent que le mouvement n’a pas réussi à s’intensifier et semble en fait reculer.
Face à cela, une partie de la jeunesse radicale fait le choix d’actions de plus en plus offensives et violentes. Celles-ci prennent fin avec la débâcle calamiteuse de l’occupation de deux universités à la fin novembre.
Si la plus grande partie des opposant.es continuent à être solidaires des plus radicaux, ils/elles se mettent en retrait des affrontements, et se placent désormais dans une perspective de long terme. Ils/elles se lancent à cet effet dans la construction d’organisations syndicales et investissent simultanément le terrain électoral, où un véritable raz-de-marée en leur faveur se produit aux élections locales du 24 novembre 2019.
La revanche du régime de Pékin (depuis janvier 2020)
Dès le début 2020, le pouvoir de Pékin entame une reprise en mains énergique et méthodique. L’éclatement de la pandémie de Covid-19 lui facilitera grandement la tâche.
NB : D’intéressants développements détaillés ne sont pas présentés ici en tant que tels. Ils concernent en particulier :
– La présentation des multiples forces à l’œuvre (chapitre 2) : le pouvoir Pékin et ses marionnettes hongkongaises, les magnats locaux, la jeunesse, l’aile la plus radicale du mouvement et son aile la plus modérée, les syndicats et le monde du travail, l’implication des femmes, des minorités ethniques et des LGBT ;
– La politique des autorités de Pékin et Hong Kong (chapitre 5), et notamment leurs rapports réciproques, leur attitude respective face à la pandémie de Covid-19, les particularités du capitalisme chinois ainsi que ses convergences et divergences avec l’Occident.
25 mai 2021