I. Genèse de la théorie de la révolution permanente
L’expression « révolution permanente » vient de Marx et d’Engels. Lors de la révolution de 1848-1849, et plus encore à la suite de son échec, ils ont réalisé que, en Allemagne, la révolution bourgeoise (libérale-démocratique) et la révolution prolétarienne ne seraient pas des étapes séparées historiquement (par une période de développement capitaliste de plusieurs décennies).
Crédit Photo : 5 mars 1960, La Havane, Cuba. Marche avec, de gauche à droite, Fidel Castro, Osvaldo Dorticós Torrado, Che Guevara, Augusto Martínez Sánchez, Antonio Núñez Jiménez, William Alexander Morgan and Eloy Gutiérrez Menoyo
« Jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir »
En France, la bourgeoisie avait dirigé la Révolution de 1789, renversé le féodalisme et l’Ancien régime, et redistribué dans une large mesure les terres. En Allemagne, la bourgeoisie était à la fois trop faible politiquement, et trop craintive devant la puissance naissante du prolétariat : elle se rangerait rapidement du côté de la réaction. Quant à la petite-bourgeoisie démocratique, si elle pouvait jouer un rôle important pour initier le processus révolutionnaire, elle désirerait y mettre fin d’une manière prématurée. Il était donc nécessaire pour le prolétariat et les communistes « de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives » [1].
S’il était indispensable que les prolétaires participent activement au renversement des Anciens régimes et à la révolution démocratique, ils devaient s’efforcer d’intensifier et de radicaliser ce processus, jusqu’à le transformer en révolution communiste. Dès le début, ils devaient prendre conscience de leurs intérêts de classe – qui s’identifient en définitive à l’abolition de toute domination de classe –, avancer leurs propres revendications et s’organiser d’une manière autonome, de sorte à établir les germes d’un double pouvoir : il leur fallait « instaurer sans délai à côté des nouveaux gouvernements officiels leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, sous forme soit de comités municipaux et de conseils municipaux, soit de clubs ouvriers et comités d’ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois se trouvent non seulement aussitôt privés de l’appui des travailleurs, mais se voient d’emblée surveillés et menacés par des autorités ayant derrière elles toute la masse des travailleurs » [2].
Pour Marx et Engels, « leur cri de guerre devait être : la révolution en permanence ! ». En Allemagne, l’hypothèse stratégique de Marx et d’Engels ne s’est pas confirmée : il n’y a pas eu de révolution avant 1918, et c’est « par en haut » que l’unification nationale a été réalisée, et que des réformes libérales très partielles ont été introduites, bien que sous la pression du mouvement ouvrier. C’est en Russie que la notion de révolution permanente prendra toute sa pertinence historique.
Trotsky et le « développement inégal et combiné »
Trotsky commence à théoriser à son tour la révolution permanente dès 1904 (avec le texte « Avant le 9 janvier ») et surtout après la révolution de 1905 (dans Bilan et perspectives, 1906). Comme Marx et Engels pour l’Allemagne, bien qu’il n’ait pas alors une connaissance directe de leurs textes sur cette question, Trotsky considère qu’il ne faut pas s’attendre à ce que la bourgeoisie russe dirige une véritable révolution libérale et démocratique. Ce sera sous la direction du prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie majoritaire, que pourront être réalisées les tâches démocratiques, qui ne seront donc pas séparées des tâches prolétariennes (en premier lieu la socialisation des grands moyens de production).
Cela est liée à son analyse du capitalisme russe. Le développement tardif du capitalisme, la place subordonnée de la Russie dans la hiérarchie impérialiste, l’importance du rôle économique de l’État et la présence de capitaux étrangers qui exploitent directement des ouvriers russes expliquent en effet à la fois la faiblesse de la bourgeoisie nationale, le développement relativement important d’un prolétariat concentré (même s’il reste minoritaire par rapport à la paysannerie) et aussi la possibilité d’un développement économique rapide en raison du niveau des techniques et forces productives existantes. C’est ce qu’il appellera plus tard (notamment dans son Histoire de la révolution russe, 1930) le « développement inégal et combiné » : il y a une inégalité de développement entre la Russie et les pays capitalistes avancés, qui implique un développement « combiné », dans le sens où l’on assiste à la combinaison de niveaux de développement très divers (qui vont de l’arriération extrême des campagnes, aux usines ultramodernes de Petrograd).
Le lien établi par Trotsky entre développement inégal et combiné et révolution permanente dans le cas de la Russie a été par la suite généralisé aux différents pays dominés dans le cadre de l’impérialisme [3], à qui il restait à accomplir des tâches révolutionnaires « bourgeoises », comme l’abolition des rapports féodaux et une réforme agraire radicale, la conquête d’une réelle indépendance nationale et libération à l’égard de l’impérialisme, ou la mise en place d’institutions démocratiques.
Révolution permanente contre « socialisme dans un seul pays »
Si la Révolution russe a confirmé dans une large mesure les conceptions de Trotsky, un débat a resurgi au milieu des années 1920, opposant le socialisme dans un seul pays de Staline et Boukharine à l’idée de Trotsky selon laquelle il était nécessaire de rendre la révolution permanente non seulement jusqu’à l’abolition de la domination de classe et la transformation socialiste complète de la société, mais jusqu’au triomphe du socialisme à l’échelle mondiale.
Suite à sa défaite, Trotsky propose sa théorisation la plus complète de la notion et de la stratégie de révolution permanente, dans un livre rédigé pour l’essentiel en 1929, la Révolution permanente (voir l’extrait à la suite de cet article [4]), et en distingue trois aspects. Le premier (opposé à l’étapisme) est la permanence du processus révolutionnaire ou la « transcroissance » de la révolution démocratique en révolution socialiste, pour les pays dits « arriérés ».
Le second aspect (opposé à l’étatisme bureaucratique) est la permanence de la révolution socialiste elle-même. La révolution socialiste est en effet loin d’être achevée avec la prise du pouvoir ou la décision étatique de socialiser les moyens de production : « Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle », les bouleversements concernant aussi bien « l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs ou les coutumes ».
Le troisième aspect (opposé au socialisme dans un seul pays) renvoie à la nécessaire extension (sous peine de dégénérescence) de la révolution à l’échelle internationale en raison du caractère mondial de l’économie : « La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. […] La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent ». La révolution d’Octobre apparaît ainsi comme la « première étape de la révolution mondiale, qui s’étend nécessairement sur des dizaines d’années ».
On developpera pas ici les deuxième et troisième aspects, parfaitement actuels. L’idée que la révolution socialiste excèdera largement le moment de la prise du pouvoir et la nécessité d’internationaliser la révolution sont évidentes. Mais chercher à concevoir plus précisément ce qu’impliquent, d’une part, l’articulation des échelles nationale et internationale, et, d’autre part, la démocratisation radicale de tous les rapports sociaux, nous emmènerait trop loin.
II. La révolution permanente comme outil d’analyse de l’impérialisme et comme stratégie anti-impérialiste
La notion de révolution permanente permet-elle d’analyser les situations et les révolutions des processus révolutionnaires des pays dominés dans le cadre de l’impérialisme ?
Le cas des luttes de libération nationale
Rappelons d’abord que les idées de Trotsky ont été dans une large mesure confirmées par des processus combinant révolution anti-impérialiste et révolution socialiste : la révolution chinoise (la défaite de 1925-1927 puis la victoire de 1949), la libération du Vietnam ou la révolution à Cuba.
Certes, différents éléments semblent s’opposer à la révolution permanente comprise comme prévision historique. Même si les situations sont très diverses, la plupart des indépendances des pays colonisés entre 1945 et 1975, en Afrique notamment (à l’exception des anciennes colonies portugaises : Angola, Mozambique, Cap-Vert et Guinée-Bissau), ont été conquises sans déboucher sur un système socialiste, et sans que les organisations communistes aient l’hégémonie sur le mouvement de libération nationale (bien que leur influence et les liens avec l’URSS aient pu être importants). En Algérie, si des mesures socialistes, partielles et sous l’égide de l’État, ont été initiées après l’indépendance, le processus n’a pas été mené à son terme, tout comme dans l’Égypte nassérienne. De plus, même lorsque des forces politiques se revendiquant du communisme ont joué un rôle important, voire ont dirigé le processus de libération nationale, elles s’appuyaient moins sur la classe ouvrière que sur la paysannerie. Par ailleurs, que ces victoires anti-impérialistes aient débouché ou non sur une socialisation économique (partielle ou complète), elles n’ont pas abouti à des régimes démocratiques.
Cependant, les nations indépendantes qui n’ont pas attaqué les structures capitalistes ne se sont pas libérées du carcan de l’impérialisme. Par la suite, l’offensive néolibérale internationale, le poids de la dette, les plans d’ajustement structurel et le consensus de Washington, puis la chute du bloc soviétique, ont restreint la marge de manœuvre que pouvaient avoir les pays dominés jusque dans les années 1970. Or c’est cette marge de manœuvre qui rend possibles certaines politiques de développement national auto-centré visant à modifier la division impérialiste du travail (ce que Samir Amin appelle « déconnexion »), en tissant éventuellement de nouveaux liens de collaboration entre pays du tiers monde.
Bien entendu, certains pays autrefois dominés en termes impérialistes ne le sont plus. Mais l’on peut considérer qu’ils ont connu des trajectoires particulières non généralisables, reposant par exemple sur un fort soutien des États-Unis dans le cadre de la guerre froide (Corée du Sud, Taïwan), ou sur le rôle de l’exportation du pétrole (pays du Golfe en premier lieu). Le cas le plus complexe est celui de la Chine. En raison de sa croissance économique, attestant qu’elle a échappé à la logique du « développement du sous-développement » (André Gunder Frank), et en raison de sa puissance politique, on ne peut pas considérer la Chine comme soumise à l’impérialisme, même si la question de savoir si elle est destinée à se substituer à l’hégémonie mondiale des États-Unis serait à discuter. Toutefois, cela n’implique pas de rejeter l’idée de révolution permanente, dans la mesure où c’est bien « la révolution chinoise [qui] a brisé les dominations impérialistes et doté le pays d’une classe ouvrière, de qualifications, d’une industrie et d’une technologie indépendantes », établissant ainsi les conditions du développement capitaliste ultérieur [5].
Malgré certaines exceptions, des cas complexes, et des situations très diverses qui interdisent de plaquer un schéma d’une manière mécanique, l’intuition qui est au cœur de la notion et de la stratégie de révolution permanente reste fondamentalement juste : « Tant qu’une authentique révolution socialiste/démocratique – dans un processus “permanent” – n’a pas eu lieu, il est peu probable que les pays du Sud, les nations du capitalisme périphérique puissent commencer à apporter une solution aux problèmes « bibliques » (l’expression est d’Ernest Mandel) qui les affligent : pauvreté, misère, chômage, inégalités sociales criantes, discriminations ethniques, manque d’eau et de pain, domination impérialiste, régimes oligarchiques, monopolisation de la terre par les latifondistes... » [6].
Les « printemps arabes »
Les aléas du processus révolutionnaire dans la région arabe, initié à l’hiver 2010-2011, montrent ainsi à quel point les tâches démocratiques, économiques et sociales sont particulièrement imbriquées. L’organisation d’élections dans certains pays touchés par la vague de soulèvement, voire l’établissement d’un régime démocratique bourgeois-formel comme en Tunisie, n’a pas modifié fondamentalement les structures de domination, et les aspirations populaires demeurent. Comme le souligne Gilbert Achcar, « le changement dont la région a besoin pour surmonter sa crise chronique nécessite des directions ou des organes dirigeants du mouvement populaire d’un haut niveau de détermination révolutionnaire et de fidélité à l’intérêt populaire. De telles directions sont indispensables pour gérer le processus révolutionnaire et surmonter les épreuves et les défis difficiles auxquels il faut inévitablement faire face afin de vaincre les régimes existants en gagnant leur base sociale, tant civile que militaire. Il faut des directions capables de se hisser au niveau requis pour assurer la transformation de l’État d’une machine d’extorsion sociale au profit d’une minorité à un outil au service de la société et de sa majorité laborieuse. Tant que de tels organes dirigeants n’auront pas émergé ou réussi à prendre le dessus, le processus révolutionnaire se poursuivra inexorablement à travers des phases de flux et de reflux, des avancées révolutionnaires et des régressions contre-révolutionnaires [7]. »
Dans d’autres pays de la région, on voit en effet à quel point la non-prise en charge combinée des tâches économiques, sociales et démocratiques a même pu favoriser le retour des anciens régimes (qui n’étaient jamais complètement partis). Le cas le plus exemplaire est probablement le cas égyptien où les Frères musulmans, tout en se revendiquant des acquis de la révolution de 2011, ont refusé toute rupture avec les politiques économiques néolibérales et prédatrices — tendant même à les approfondir — jouant de facto un rôle contre-révolutionnaire et précipitant le retour au pouvoir de l’armée. L’idée selon laquelle la démocratie politique serait une étape à franchir « dans un premier temps », en construisant des alliances politiques avec des forces bourgeoises, quitte à renoncer à imposer la transformation sociale, celle-ci n’étant envisagée que venant à la suite de la consolidation de structures démocratiques, a fait long feu : non seulement la transformation sociale n’est jamais venue, mais cette séparation des tâches sociales et démocratiques a favorisé le retour des dictatures — et la destruction des maigres espaces de démocratie politique.
III. Actualités de la théorie de la révolution permanente
Dans les pays dominés, on constate donc que la théorie de la révolution permanente demeure pertinente, à condition d’être sans cesse actualisée à la lumière des nouvelles expériences sociales et politiques. Comme l’écrivait Michael Löwy : « Dans la grande majorité des pays du capitalisme périphérique — que ce soit au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique ou en Amérique Latine — les tâches d’une révolution démocratique véritable n’ont pas été accomplies : selon les cas, la démocratisation — et la sécularisation ! — de l’État, la libération de l’emprise impériale, l’exclusion sociale de la majorité pauvre, ou la solution de la question agraire restent à l’ordre du jour. La dépendance a pris des formes nouvelles, mais celles-ci ne sont pas moins brutales et contraignantes que celles du passé : la dictature du FMI, de la Banque Mondiale et bientôt de l’OMC — sur les pays endettés, c’est-à-dire de pratiquement tous les pays du Sud — par le mécanisme des plans « d’ajustement » néolibéraux et des conditions draconiennes de paiement de la dette externe. […] La révolution dans ces pays ne pourra donc être qu’une combinaison complexe et articulée entre ces exigences démocratiques et le renversement du capitalisme. Aujourd’hui comme hier, les transformations révolutionnaires qui sont à l’ordre du jour dans les sociétés de la périphérie du système ne sont pas identiques à celles des pays du centre. Une révolution sociale en Inde ne saurait être, du point de vue de son programme, de sa stratégie et de ses forces motrices, une pure “révolution ouvrière” comme en Angleterre. Le rôle politique décisif — certes, non prévu par Trotsky ! — que jouent dans de nombreux pays aujourd’hui les mouvements paysans et indigènes (l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique, le Mouvement des travailleurs agricoles sans terre (MST) brésilien, la CONAIE en Équateur) montre l’importance et l’explosivité sociale de la question agraire, et son lien étroit avec la libération nationale. » [8]
Pour Trotsky, dans les pays capitalistes avancés, où la révolution bourgeoise était supposée accomplie, la révolution permanente était pertinente en seulement deux sens : poursuite du processus révolutionnaire socialiste après la prise du pouvoir ; nécessité d’étendre internationalement la révolution.
Sans bien sûr être abolie, « la frontière entre “révolution prolétarienne” dans les pays impérialistes et “révolution permanente” dans les pays dominés semble plus floue aujourd’hui qu’hier tant sur le plan politique (les mots d’ordre se ressemblent de plus en plus à l’heure où la dette illégitime est au cœur de la crise européenne !) que géographique, avec des pays “à cheval” sur deux mondes » [9], la Grèce par exemple.
Plus généralement, la révolution permanente en tant que combinaison de tâches démocratiques et socialistes a une pertinence nouvelle dans les pays du centre impérialiste eux-mêmes. La longue crise du capitalisme, dont l’éclatement en 2008-2009 n’a pas fini d’avoir des conséquences — et des répliques — a ainsi ouvert une phase de développement autoritaire, au sein des pays capitalistes « développés », dont nous sommes loin d’avoir vu l’aboutissement. Ce cours autoritaire n’est pas un accident de parcours ou une simple « fuite en avant » idéologique : il est l’expression d’une crise d’hégémonie de la domination politique bourgeoise, corollaire de son incapacité structurelle à obtenir le consentement de fractions significatives de la population, leur adhésion à des politiques qui, loin d’amortir les conséquences sociales de la crise économique, les aggravent. L’instabilité politique est là, qui se traduit par la fin des régimes d’alternance « apaisée », par le développement spectaculaire des forces d’extrême droite et de droite extrême, par des événements comme l’élection de Donald Trump ou le Brexit, par les multiples interventions brutales, au cours des dernières années, des institutions européennes sur les scènes politiques « nationales » (Italie, Grèce et, dans une moindre mesure, Portugal), etc.
L’autoritarisme macronien est ainsi l’expression « à la française » d’une crise d’hégémonie des classes dominantes à l’échelle internationale, qui se déploie sous des formes diverses dans la plupart des « démocraties bourgeoises ». Lors de l’élection de Macron, la question était posée de savoir s’il représentait une solution à cette crise d’hégémonie ou s’il était un produit de cette crise qui ne pourrait, à moyen terme, que l’approfondir. Tout indique aujourd’hui que, même si ses contre-réformes répondent aux souhaits de la bourgeoisie, la crise est loin d’être résolue : les réformes sont votées et s’appliquent, mais le consentement n’est pas là, ce dont témoignent la faible popularité de Macron et le rétrécissement de sa base sociale, lui qui était déjà minoritaire lors de la présidentielle. Mais rien ne semble davantage indiquer que Macron et les siens seraient en quête de la construction d’une « nouvelle hégémonie », tant leurs rapports aux formes les plus classiques de médiation et donc de production de consentement (partis, syndicats, associations et même, dans une certaine mesure, médias) témoignent, à l’égard de ces structures, d’une volonté de marginalisation/contournement, voire de domination absolue.
L’inséparabilité des luttes démocratiques et sociales est de plus en plus visible dans les pays capitalistes dominants, tout comme elle l’est dans les pays de la périphérie. C’est en ce sens que l’on peut appréhender les soulèvements populaires à répétition, depuis une dizaine d’années, comme exprimant une révolte contre le capitalisme néolibéral-autoritaire, dans laquelle se combinent « naturellement » revendications sociales et revendications démocratiques [10]. Irak, Chili, Équateur, Liban, Catalogne, Porto Rico, Soudan, Colombie, Hong Kong, Nicaragua, Algérie, Haïti, Iran, Inde… la quasi-totalité des mouvements populaires des dernières années, et cela est également valable pour le mouvement des Gilets jaunes en France, s’ils ont débuté en réaction à une mesure gouvernementale précise, se sont très rapidement mués en soulèvements globaux, remettant en question l’ensemble des politiques néolibérales conduites au cours des dernières années, voire des dernières décennies, et contestant la légitimité même des pouvoirs en place et leurs pratiques anti-démocratiques, voire autoritaires.
Dans toutes ces luttes, l’absence d’un horizon émancipateur commun (le communisme, l’écosocialisme...) fait toutefois cruellement défaut, de même que fait défaut l’existence de forces politiques permettant d’opérer une synthèse des expériences passées et des nouvelles radicalités, indispensable pour envisager les révolutions du XXIe siècle en posant ouvertement la question du pouvoir. C’est aussi à cela que peut et doit servir la révolution permanente : se nourrir des expériences sociales et politiques contemporaines tout en les nourrissant, et constituer une théorie et une pratique qui, loin des visions téléologiques ou étapistes du combat pour l’émancipation sociale, permettent « d’articuler le temps politique de l’événement et le temps historique du processus, les conditions objectives et leur transformation subjective, les lois tendancielles et les incertitudes de la contingence, la contrainte des circonstances et la liberté des décisions, la sagesse des expériences accumulées et l’audace de la nouveauté, l’événement et l’historicité. » [11]
Yohann Emmanuel, Julien Salingue