Y aura-t-il un avant et un après le 12 juin 2021 ? Ce samedi, c’est un long cortège (70 000 personnes à Paris, et 150 000 dans toute la France, selon les organisateurs, quoi qu’il en soit, bien plus que les 9 000 annoncés par la police) qui a serpenté sous le soleil parisien, de la place de Clichy à la place de la République. Dans la foule, composite, qui a fait le trajet, on trouvait à peu près tous les visages de la gauche actuelle : militants politiques et syndicaux, défenseurs des migrants, collectifs LGBTQI+ et féministes, membres de mouvements écologistes ou contre les violences policières, collectifs antifascistes et antiracistes, et même quelques gilets jaunes…
À Paris, comme dans une trentaine d’autres grandes villes de France, 110 organisations, dont La France insoumise, la Ligue des droits de l’homme et la CGT, avaient appelé au rassemblement « pour les libertés et contre l’extrême droite ». Des mots d’ordre volontairement consensuels et destinés à mobiliser largement et à faire du 12 juin une journée « historique », alors qu’entre les appels au meurtre de « gauchistes » par des youtubeurs d’extrême droite [1] et le Rassemblement national (RN) qui pourrait remporter des victoires aux régionales et départementales dans deux semaines, d’aucuns qualifient la période de « préfasciste ».
C’est aussi l’avis de Coralie, professeur d’EPS à Paris, syndiquée à la FSU : « On baigne dans une ambiance globale de banalisation de la haine et de restriction des libertés, je suis là pour montrer que, n’en déplaise à ce qu’on voit à la télévision, il existe quelque chose d’autre. Aujourd’hui, au moins, l’extrême droite n’occupe pas le terrain », explique-t-elle. Plus loin, sur le boulevard Magenta, après le char d’où s’envole un solo de musique jazzy, Muriel et Marie-Claude, drapeau multicolore siglé d’un « PAIX » sur le dos, sont elles aussi heureuses de se retrouver dans ce défilé « bon enfant » - pas un policier ni un lacrymogène en vue.
Les deux retraitées tentent de mettre des mots sur le malaise qu’elles ressentent depuis plusieurs mois : l’intolérance et la peur diffusées en prime time tous les jours, le sentiment qu’entre l’ubérisation du monde du travail et le retrait des services publics, la France est en train de devenir un « pays du tiers-monde », l’espoir que, de l’autre côté de l’Atlantique, Joe Biden ouvre, malgré tout, une nouvelle ère…
Devant la banderole de la coordination 75 des sans-papiers, Tchira, auxiliaire de vie, habitant en France depuis six ans, est quant à elle venue dénoncer « les idées fausses qu’on entend chaque jour » sur les sans-papiers : « Nous, les sans-papiers, on était en première ligne pendant la crise sanitaire, mais, contrairement à l’Espagne et à l’Italie qui ont massivement régularisé, la France n’a rien fait : on n’a toujours pas d’interlocuteur au ministère de l’intérieur ! »
Virginie, avocate, est présente pour lutter contre autre chose : les lois attentatoires aux libertés (des ordonnances sur le Covid à la loi sécurité globale). Mais tout se rejoint cependant : « Je marche contre les idées rances qui remontent à la surface pour faire peur aux gens et réduire leurs libertés. Après, c’est aux politiques de reprendre la main pour proposer une alternative. »
Les politiques, justement, étaient rassemblés ce samedi dans le carré de tête « VIP » (où entrées et sorties de journalistes se faisaient au compte-gouttes) : outre les Insoumis Jean-Luc Mélenchon (qui a subi les assauts d’un « enfarineur » en début de manifestation), Éric Coquerel et Clémentine Autain, on trouvait aussi les dirigeants des Verts Julien Bayou, Sandra Regol, ainsi que les présidentiables écologistes Sandrine Rousseau et Éric Piolle (Yannick Jadot étant retenu en Allemagne avec la putative prochaine chancelière écologiste), Benoît Hamon, ou encore la communiste Elsa Faucillon. Pour le PS (qui avait néanmoins pris ses distances et rédigé son propre appel à manifester), Olivier Faure avait indiqué qu’il défilerait à Avignon, le patron du PCF, Fabien Roussel, ayant, lui, opté pour battre le pavé lillois…
Une quasi-unanimité qui avait de quoi réjouir Éric Coquerel, très impliqué dans l’organisation de la marche : « Il y a longtemps qu’il n’y avait pas eu autant de monde à appeler à marcher, se félicitait, la veille de l’événement, le député de Seine-Saint-Denis. Il faut qu’on se ressaisisse. Il est temps qu’on recommence à marquer des buts au lieu d’être condamnés à jouer en défense contre l’extrême droite. »
Mis à part les consensuelles mobilisations pour le climat, cela fait des mois que la gauche partisane et mouvementiste n’était pas allée manifester sous un même mot d’ordre. Ces dernières années, on s’était même plutôt habitués à l’inverse : des manifestations faisant l’effet de bombes à fragmentation à gauche, comme la marche contre l’islamophobie en 2019, ou, plus récemment, la participation d’une partie de la gauche au rassemblement de policiers du 19 mai, aux côtés du RN.
Ce 12 juin, la foire d’empoigne semblait, au moins pour un après-midi, mise entre parenthèses, la conflictualité ayant été renvoyée à l’extérieur du marigot partisan, pour viser un adversaire commun. Même si, convient Éric Coquerel, « aujourd’hui, c’est moins simple : l’ennemi n’est plus restreint à un parti défini, car les idées d’extrême droite sont beaucoup plus diffuses et plus fortes. »
D’où cette forme de désespérance qui régnait au sein même du cortège. Comme chez Stéphane et Servane qui sont venus place de Clichy sans se faire « d’illusions » : « Le mot d’ordre est un peu général, glissent-ils. Oui, le fascisme c’est mal, et oui, depuis un an, il y a une fascisation du discours politique qui infuse, y compris à gauche quand on voit que le PS et le PCF ont été manifester le 19 mai. Mais on ne peut pas être sans arrêt “contre quelque chose”, il faut trouver un débouché politique, or il n’y a rien. » « J’ai l’impression qu’il y a une conscientisation des choses un peu basique et épidermique, mais qu’elle n’est pas encore transformée en force politique, souligne de son côté Muriel, une des retraitées croisée boulevard Magenta. Les “assis” comme disait Rimbaud s’agrippent à leur siège. Mais ce n’est pas un homme qui va nous sauver, c’est la multitude. »
Plus loin, François, un Insoumis de Thiais, ne croit, lui, même plus à une solution par les urnes, vu l’abstention qui gagne du terrain à chaque élection : « Les rassemblements bisounours, où on chante et on boit un pot après avec ses potes, c’est bien, mais ça ne marche plus. Il faut une stratégie plus musclée face à une extrême droite très offensive, affirme-t-il. Or la gauche est au bord du coma, on risque la disparition pure et simple, comme on le voit ailleurs en Europe. »
Chez les politiques aussi, l’ambiance n’était, ce samedi, pas tout à fait au beau fixe. « Franchement, ça m’a fait mal au cœur de revoir les mains de “Touche pas à mon pote” : les slogans contre le Front national, je les lançais quand j’avais 11 ans. J’ai eu un peu l’impression qu’on était dans Retour vers le futur ! », confie l’écologiste Sandra Regol. « Si cette manif sert à la gauche pour qu’elle fasse son autocritique,sur les raisons qui font qu’on se retrouve avec cette lame de fond de droitisation de la société, qui n’est réductible ni aux médias ni aux politiques, ce sera pas mal, mais ce sera insuffisant », ajoute-t-elle.
« La limite de la période, et de cette manif, c’est qu’il y a une prise de conscience qu’il faut se battre contre l’extrême droite mais qu’on ne parvient pas pour autant à avoir un débouché politique, observe de son côté Cathy Billard, du NPA. Il y a un tel épuisement des partis institutionnels et des organisations syndicales qu’il faudrait qu’un nouveau cadre se dessine. Est-ce que cette manifestation permettra de cristalliser quelque chose au niveau national ? J’en doute. »
« La menace contre les libertés vient aussi de la crise d’alternative. Je souhaite que cette belle mobilisation puisse donner naissance à un large front social et politique », résumait, elle aussi, Elsa Faucillon. Manière de dire que rien ne sera possible sans un nouveau départ.
Pauline Graulle