Beaucoup de gens ont été impressionnés par la photo montrant Mansour Abbas, dirigeant du Mouvement islamique en Israël [branche israélienne des Frères musulmans], paraphant un accord de coalition avec Naftali Bennett, ancien chef du Yesha [organe représentatif des colons de Cisjordanie] et, si tout se passe comme prévu, prochain Premier ministre d’Israël [le vote de confiance au nouveau gouvernement a lieu ce dimanche 13 juin à la Knesset].
À l’étranger, certains verraient bien cette photo figurer en bonne place sur le site Newseum [du nom d’un musée du journalisme qui a fermé ses portes à Washington en 2019] aux côtés de photos du Mahatma Gandhi et de Nelson Mandela, voire dans une rubrique consacrée à la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique.
Chez celles et ceux qui vibrent au son des mots “coopération” et “égalité”, cet enthousiasme est évidemment compréhensible. Non seulement la gauche revient au pouvoir après deux décennies passées au congélateur mais, surtout, un parti arabe va faire partie d’un gouvernement israélien, ce qui est effectivement une première. Toutefois, de là à parler de tournant dans l’histoire d’Israël, il y a une marge.
L’accord de coalition signé par la Liste arabe unifiée (LAU) porte sur des questions financières, notamment en affectant plus de 50 milliards de shekels (12,6 milliards d’euros) à des programmes de soutien économique, de développement des infrastructures et de renforcement des collectivités locales arabes. En outre, même si la loi dite Kaminitz renforçant les sanctions contre les constructions illégales ne va pas être pas abolie [adoptée en 2017, elle vise essentiellement les villes et villages arabes], son application sera suspendue pour deux années supplémentaires, soit jusqu’en 2024.
Une survie pas garantie sur le long terme
La démolition de maisons construites sans permis dans le Néguev [région désertique du sud d’Israël] sera également gelée jusqu’à ce qu’un accord formel soit trouvé sur un mécanisme de légalisation a posteriori des constructions illégales. En attendant et en gage de bonne volonté de la part des partis juifs, trois villages bédouins du Néguev obtiendront un statut officiel quarante-cinq jours après la prestation de serment du nouveau gouvernement. Enfin, dans le même délai, un plan d’action sera présenté pour lutter contre la vague de criminalité qui ensanglante les collectivités arabes.
Pour sa défense, la LAU affirme que, si l’accord de coalition n’est pas parfait, son impact socio-économique ne peut être ignoré. Pourtant, il n’y a aucune garantie qu’il sera pleinement mis en œuvre, d’autant que la survie sur le long terme de ce gouvernement hétéroclite n’est pas garantie.
De nombreux détracteurs estiment que ce ne sont pas quelques financements supplémentaires ou des modifications législatives marginales qui apporteront le changement profond revendiqué par l’ensemble de la communauté arabe. Les Arabes israéliens exigent un changement politique institutionnel à tous les niveaux de l’État d’Israël, chose que l’accord de coalition se garde bien d’aborder. Ainsi, il n’est nulle part fait mention de la nécessité d’inscrire dans les lois fondamentales l’égalité nationale et civique entre Juifs et Arabes. L’accord de coalition ne mentionne pas davantage plusieurs lois discriminatoires telles que la loi sur l’État-nation [adoptée en juillet 2018 sous la pression de Naftali Bennett, cette loi fondamentale fait d’Israël le “foyer national du peuple juif” et rabaisse l’arabe de langue officielle à langue “à statut spécial”], la loi sur la Nakba [adoptée en mars 2011 sous la pression d’Avigdor Lieberman, membre de la future coalition, elle pénalise financièrement les autorités locales et les associations commémorant l’exode palestinien de 1948] ou, enfin, la loi qui autorise de facto certains villages juifs à y interdire de résidence des candidats acheteurs ou locataires arabes. Par-dessus tout, ce que craignent les détracteurs de cet accord, c’est qu’en limitant ses exigences à des questions strictement économiques, la LAU ne soit rapidement contrainte de revoir ses exigences à la baisse au premier arbitrage budgétaire venu.
Situation politiquement intenable
“Égalité” n’est pas le seul mot absent de l’accord de coalition signé par la LAU. “Jérusalem” est également absente. Maintenant que le Mouvement islamique a rejoint la coalition, il sera, en cas de troubles, collégialement responsable pour toute décision politique et sécuritaire prise par le nouveau gouvernement dans le secteur arabe [en Israël] comme à Jérusalem et dans les territoires [palestiniens]. D’aucuns estiment que les députés de la LAU ne sont pas les seuls à prendre des risques, mais aussi les députés arabes de l’Avoda [travailliste] et du Meretz [gauche sioniste], respectivement Ibtisam Mara’ana et Esawi Freige. Mais cette argumentation est en soi un aveu de faiblesse.
Le “secteur” arabe israélien ne se contentera pas de vagues promesses en matière de refinancements. Qui plus est, la situation risque de devenir politiquement intenable dès qu’il s’agira pour le gouvernement Lapid-Bennett de traiter de dossiers aussi explosifs que la question du quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est, le statut de la mosquée Al-Aqsa, la légalisation des implantations [colonies israéliennes] sauvages [en Cisjordanie occupée] et bien sûr d’éventuelles opérations militaires dans la bande de Gaza.
Quiconque se souvient des événements de mai dernier sait que la moindre étincelle peut non seulement faire exploser l’accord conclu entre les partis juifs de droite nationaliste religieuse et ceux de centre gauche, mais surtout s’avérer mortelle pour la LAU. Quels que soient les développements politiques et sécuritaires à venir, la LAU a déjà échoué. Si elle a réussi à entrer dans le jeu politique israélien, elle a d’emblée renoncé à en changer les règles.
Jack Khoury
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