« C’est une grande première depuis 30 ans », explique un représentant du personnel de la Direction de l’animation, de la recherche et des études statistiques (Dares) : les personnels du ministère du Travail ont fait grève contre la désinformation organisée par le ministère sur les chiffres tronqués, proclamant la décrue du chômage depuis 2005. Les syndicats CGT, SNU-FSU, Unsa, CFDT, FO, appelaient le personnel à s’opposer à la publication, le lendemain, « d’estimations non fiables ». Ainsi, la démonstration faite depuis fin décembre 2006, à l’initiative notamment du collectif Les Autres chiffres du chômage (ACDC), prend la forme d’un véritable mouvement social et de contestation politique de la fiabilité des chiffres « génétiquement modifiés » (selon un gréviste du 26 avril). Les personnels de la Dares ont été suivis par ceux de l’Insee et de l’ANPE, dont les syndicats ont appuyé le mouvement. Derrière cette querelle de chiffres, il y a la description authentique de l’état social du pays (lire ci-dessus).
Tout l’appareil statistique officiel est mis en doute aux yeux de l’opinion, parce que le pouvoir Sarko-Borloo a refusé de reconnaître le travail de recherche de ses propres services ! On sait, en effet, que l’Insee a différé à l’automne sa propre évaluation annuelle du chômage, fondée sur sa propre enquête, qui s’avérait sensiblement supérieure à l’indice Jean-Louis Borloo. On se souvient aussi qu’Eurostat, l’institut européen travaillant sur la base des données Insee, n’a pas hésité, lui, à contredire le gouvernement, en corrigeant de 0,4 % les chiffres de mars. Bref, tout fout le camp en pleine campagne présidentielle ! Dans ces conditions, le Conseil national de l’information statistique (Cnis) devait, le 8 mars, clarifier l’imbroglio. Il n’en a rien été, car la direction de la Dares s’est embourbée dans des explications peu convaincantes.
Les statisticiens eux-mêmes ont donc pris l’initiative de révéler la désinformation des responsables hiérarchiques, dans un texte argumenté, « Les agents des services statistiques en colère : pour en finir avec la confusion ». Et 46 chercheurs ont rendu public, la semaine dernière, une lettre ouverte à Jean-Louis Borloo, soutenant la grève du personnel contre la « manipulation de l’opinion publique » (parmi eux : M. Aglietta, C. Baudelot, A. Desrosières, J. Freyssinet, M. Husson, C. Lévy, etc.). Le représentant du personnel de la Dares explique : « La direction a transformé le travail fait en interne, voire même l’a tronqué. L’Insee persistait dans son silence. Dès lors, l’ambiance a changé dans les services. Une partie du personnel s’est sentie manipulée. C’est ce qui explique le succès de l’assemblée générale du 15 mars, rassemblant la très grande majorité des statisticiens, puis de la grève, le 26 avril. »
INÉGALITÉS
Bip 40 contre CAC 40
La dernière publication du collectif Les Autres chiffres du chômage (ACDC) met le doigt sur l’accroissement des inégalités sociales depuis 2002.
Les statistiques « sorties des urnes » le confirment : les inégalités sociales étaient la principale préoccupation des électeurs ayant voté le 22 avril dernier. Pour CSA, ce thème vient en premier, et de loin (63 %), dans « le peuple de gauche », et en deuxième pour « l’ensemble des votants » (42 %), après l’emploi (44 %). Le collectif Les Autres chiffres du chômage (ACDC) tape donc juste en actualisant la publication d’un indice de mesure des inégalités, baptisé Bip 40, qu’une partie des chercheurs et associations du collectif ACDC ont contribué à créer dès 2001. Que mesure le BIP 40 et que dit-il sur les dernières années ?
Le BIP 40 veut rompre avec les discours des faiseurs d’opinion (genre J.-M. Sylvestre sur France Inter), qui prétendent mesurer la richesse d’une population par le produit intérieur brut (PIB) qui, souvent, ne mesure que la richesse des riches. De même qu’un seul indice du chômage est devenu caduc pour comprendre la réalité de l’emploi et de toutes les situations d’insécurité sociale engendrées par le chômage, un seul indice économique (PIB) ne saurait rendre compte de l’état social d’un pays. Ainsi, au Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), un indice du développement humain (IDH) associe plusieurs indicateurs, afin d’évaluer le niveau de vie par pays. Le Bip 40 repose donc sur une batterie d’indicateurs regroupés : chômage et revenus comptent pour 50 % dans la courbe du Bip 40, et la santé, le logement, l’éducation, la justice, pour les 50 % restants.
Alors que l’Insee prétend que la pauvreté se réduit, l’indice Bip 40 démontre que les inégalités sont reparties à la hausse depuis 2002, moins à cause du chômage en tant qu’unique facteur que du fait des effets du chômage sur la précarité générale, des effets du libéralisme sur la dégradation des conditions de travail devenues « insoutenables » (pénibilité, accidents lourds, suicides), des effets de la stagnation des salaires et des revenus de pauvreté (minima sociaux, chômeurs non indemnisés) sur l’accès au logement devenu impossible. Les barrières d’accès au logement sont un des principaux facteurs aggravant les inégalités sociales depuis 2002. Parallèlement, pour les riches, « la masse des revenus financiers représente désormais l’équivalent de la moitié de la masse des salaires nets, ce qui est sans précédent », selon une note d’ACDC. Et « la sécurité passe de plus en plus par la propriété ».
Enfin, ce que les syndicats et mouvements sociaux nomment, la « criminalisation » des luttes est devenu un indicateur de la désagrégation sociale, avec « un bond en avant du taux d’incarcération » (sur le modèle des USA). L’accès à une protection de la santé de bonne qualité se réduit proportionnellement aux revenus. Les inégalités scolaires s’accroissent, tandis que l’école se massifie. Le chiffre du chômage peut stagner, la misère sociale se propage.
• Voir www.bip40.org.