Le titre du quotidien était légitime. La nouvelle loi abolit la journée de travail de 8 heures et la semaine de 5 jours. Elle supprime l’obligation pour les employeurs de fournir un salaire supplémentaire lorsqu’ils demandent un travail supplémentaire, au-delà des 8 heures et des 5 jours. Au lieu d’un salaire supplémentaire, elle promet que les employeurs accorderont des jours de congé en compensation un peu plus tard. Probablement pendant les périodes où la demande est basse pour les produits ou les services que l’entreprise fournit.
Cet « aménagement du temps de travail » flexible a été introduit pour la première fois dans le droit du travail par les sociaux-démocrates, pendant la période de dégénérescence néolibérale de leurs partis et syndicats. Au départ, début des années 1990, il a été mis en œuvre dans des secteurs marginaux [en Thessalie et Macédoine de l’ouest, des secteurs en crise ont été soumis à cette flexibilisation, mais ce fut un échec, étant donné la Constitution] de l’économie et était censé rester un élément marginal et secondaire des relations de travail en Grèce. Aujourd’hui, le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis généralise cet « arrangement » extrêmement libéral, en l’étendant à l’ensemble de la classe ouvrière. Selon la nouvelle loi, il est désormais légal pour les ouvriers de l’industrie (dont le travail est rude et pénible) de travailler 150 heures de plus par an, sans aucune rémunération supplémentaire !
Le pire est que cette loi détruit toute possibilité pour les travailleurs et travailleuses d’avoir un droit de regard collectif sur les questions du temps de travail et de son lien avec les salaires. Ces questions seront résolues dans des « contrats individuels » entre chaque travailleur et l’employeur, en contournant complètement les syndicats ! Cela pourrait être le coup final porté à l’efficacité et à la légitimité des conventions collectives, qui ont déjà été sérieusement dévalorisées pendant les mémorandums d’austérité, après la crise de 2010-2011 en Grèce (une dévalorisation qui, malheureusement, était aussi une caractéristique du gouvernement SYRIZA, en 2015-2019).
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Le gouvernement sait que l’effort de mise en œuvre concrète de cette politique se heurtera à la résistance des travailleurs et travailleuses. La nouvelle loi sur le travail est donc renforcée par une série de dispositions draconiennes qui affectent le fonctionnement légal des syndicats et la possibilité de déclarer une grève légale. Désormais, les syndicats sont obligés de tenir un « registre des membres » sous forme numérique, qui sera à la disposition du ministère du Travail et des organisations d’employeurs. Pour pouvoir déclarer une grève, la décision doit d’abord être approuvée (par vote électronique) par 50% + 1 de l’ensemble du personnel (et pas seulement par les membres du syndicat). Si un tribunal juge qu’une grève syndicale donnée est illégale, la grève ne peut être déclarée à nouveau, avec une autre raison ou par une autre organisation syndicale (une fédération ou une confédération de syndicats). Dans les secteurs critiques des « services publics » (soins de santé, éducation, transports, énergie, etc.), en cas de grève, 35% de la main-d’œuvre doit continuer à travailler, afin de faire preuve de « responsabilité sociale ».
Cette loi est manifestement une monstruosité anti-travailleurs. Même l’Association des juges et des avocats, même le « comité d’experts » du Parlement ont jugé que la loi était en violation des articles de la Constitution de 1974 (qui définissent la grève comme un droit légal et institutionnalisent les libertés syndicales, en articulant les droits des travailleurs avec les droits politiques démocratiques). Malgré cela, le projet de loi a été voté par la majorité parlementaire de la Nouvelle Démocratie (158 députés).
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Cette orientation est fondée sur une réalité qui a été façonnée en Grèce pendant la période désastreuse des mémorandums. Contrairement à la propagande (sur le pays du soleil, de la joie et de la paresse insouciante…), la classe ouvrière en Grèce est obligée de travailler plus que dans tout autre Etat membre de l’UE, et plus que dans de nombreux autres pays dans le monde. Selon les données de l’OCDE (pour 2019), le temps de travail effectif moyen en Grèce est de 1950 heures par an, ce qui n’est inférieur qu’à celui de la Corée et du Mexique et bien supérieur à celui de l’Allemagne, par exemple (1386 heures par an). Et le prix de ce dur labeur est constitué par les salaires qui ont été réduits de 30% entre 2008 et 2019 : le salaire moyen réel est passé d’environ 1300 euros (en 2008) à 950 euros (en 2019). Ce nivellement par le bas est le résultat de la réduction du salaire minimum légal et, surtout, de la pression constante à la baisse de tous les salaires vers le minimum légal.
Les capitalistes grecs savent que pendant la crise, ils ont également subi quelques pertes, reculant dans les classements de la concurrence mondiale et faisant toujours face au dangereux « piège » de la dette. Mais ils savent aussi que pour « saisir l’opportunité » d’une période potentielle de croissance après la pandémie, ils doivent augmenter le taux d’exploitation de la classe ouvrière et exiger plus de travail pour un salaire identique ou inférieur.
C’est ce que le gouvernement de Mitsotakis tente de faire, « sans sédatifs ». La loi sur le travail de Kostis Chatzidakis ne sera pas la seule contre-réforme brutale. Des plans sont élaborés pour la privatisation du système public de retraite et de sécurité sociale, ainsi que des privatisations massives de tout ce qui reste encore de bien public.
Cette orientation politique n’est pas une promenade de santé. Six hommes politiques de droite bien connus (anciens ministres, parlementaires ou porte-parole de Nouvelle Démocratie), qui s’identifient à la « tradition » du fondateur du parti, Konstantinos Karamanlis, en 1974, ont choisi de déclarer publiquement leur désaccord avec « cet éloignement des principes du libéralisme social, qui définissait les gouvernements de Nouvelle Démocratie », du moins durant les années qui ont suivi la chute de la junte militaire.
Ce qu’ils disent en fait, c’est qu’ils doutent que Mitsotakis puisse imposer cette orientation en maintenant une stabilité relative et une viabilité durable. Mais il ne serait pas sage de s’attendre à une réaction sérieuse dans les rangs de la droite. Au parlement, les députés de Nouvelle Démocratie ont été alignés sur un seul rang et ont voté en bloc en faveur de la loi sur le travail.
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Le gouvernement de Mitsotakis n’est pas un adversaire facile. Le soutien dont il a bénéficié de la part de la classe dirigeante sur la nouvelle loi sur le travail, comme le montre la couverture médiatique dominnante, était universel. Deux « conseillers » d’Alexis Tsipras, Antonis Liakos et Myrsini Zorba (tous deux anciens sociaux-démocrates et nouveaux venus dans SYRIZA), l’ont exprimé ainsi dans un article récent :
« Le gouvernement de Mitsotakis n’est pas un gouvernement qui trébuche. Nous ne confondrons pas nos souhaits avec la réalité. Après une décennie de crise, les forces bourgeoises grecques se regroupent et cela s’exprime dans le gouvernement actuel et sa grande ouverture [à d’autres acteurs]. Nous ne devons pas comprendre cette ouverture comme une simple addition de courants politiques… mais comme un bloc dirigeant avec des alliances sociales, des moyens de communication et surtout une stratégie… Le radicalisme n’est pas le seul privilège de la gauche. Le radicalisme de droite se révèle aujourd’hui fort et décisif, allant jusqu’à violer l’Etat de droit. » Leur diagnostic est juste.
Ce qui est amusant, c’est que face à ce phénomène, la tactique qu’ils proposent est une adaptation encore plus grande à celui-ci, en se débarrassant de tous les « fardeaux » du radicalisme passé de gauche, en adoptant une stratégie d’unité nationale, et même en « émancipant la gauche du concept de « parti » qui la maintient enclavée dans le passé ».
Mais ce qui est tragique, c’est que ces points de vue sont en fait prédominants au sein de la direction de SYRIZA. A l’extérieur du parlement, SYRIZA a maintenu une rhétorique oppositionnelle de rejet complet de la nouvelle loi sur le travail. Mais à l’intérieur du parlement, le parti d’Alexis Tsipras a voté en faveur d’une série d’articles (55 !) de la loi, optant pour une tactique qui « distingue les bonnes et les mauvaises parties » de la loi, au lieu du nécessaire rejet politique et complet de cette loi extrêmement réactionnaire (comme l’a fait le Parti communiste par exemple). A mon avis, c’était un message clair d’Alexis Tsipras à la classe dirigeante que, malgré les volontés de sa base, SYRIZA restera un parti « responsable » qui ne « brûlera pas les ponts » des relations, même face à des défis extrêmes.
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Dans les rues, la réaction a été importante. Le projet de loi sur le travail est devenu l’occasion d’essayer d’organiser une grève générale en Grèce après une longue période. Nous savions tous que ce ne serait pas simple et facile. Le contexte de la pandémie qui n’a pas encore disparu, la bureaucratie syndicale qui a déclaré la grève mais a tout fait pour… la saper, les changements négatifs réels, qui pèsent sur les salarié·e·s, dans la vie quotidienne et sur les lieux de travail, tout cela constitue des facteurs limitatifs. Mais le résultat a été meilleur que prévu. Les manifestations ont été nombreuses et la colère s’est exprimée. Le « peuple de gauche » constitua le gros des troupes. Le Parti communiste, la gauche anticapitaliste et, pour la première fois depuis longtemps, un secteur de SYRIZA. Cette composition est encore loin de la large participation de la classe ouvrière qui est nécessaire pour renverser une loi sur le travail, mais elle ne doit pas être sous-estimée. Quiconque est familier avec le mouvement de résistance en Grèce sait que c’est généralement de cette manière que commencent les longues marches, qui visent et réussissent de plus grands bouleversements.
La nouvelle loi sur le travail est maintenant une réalité. Une partie importante du mouvement organisé refuse de s’y soumettre et va tenter de la briser dans la pratique. Elle ne sera pas isolée : malgré la propagande médiatique hystérique, tous les sondages révèlent une majorité sociale (jusqu’à 65% dans certains secteurs…) qui estime que les manifestants « ont raison ». Elle espère le renversement de cette contre-réforme cruciale. Ce « bras de fer » sera déterminant pour une grande partie de l’évolution sociale de la Grèce. Selon moi, il déterminera également la situation politique, au contraire des manœuvres parlementaires ou de l’ajustement social-démocrate adopté par la direction de SYRIZA.
Antonis Ntavanellos