Les Jeux olympiques de Tokyo n’ont pas eu lieu en 2020, pandémie oblige. La version de substitution (qui garde pourtant le logo original de Tokyo 2020…) doit commencer dans quelques jours avec près de 340 compétitions opposant quelque 11 500 athlètes entourés par environ 80 000 spécialistes, employés de soutien, délégués olympiques et représentants des médias [1].
Enfin, c’est le programme, serti de contraintes strictes comme la réduction au minimum du séjour des athlètes au Japon afin de limiter leurs contacts avec la population. Il faudra attendre le 23 juillet pour y croire et le 8 août pour en voir la fin.
Si on se rend jusque-là, bien sûr. Et ces Jeux, qui ont failli ne pas avoir lieu, se tiendront contre l’avis de la population nipponne : huit Japonais sur 10 souhaiteraient leur annulation pure et simple malgré les 20 milliards investis dans la préparation de cette orgie sportive mondiale [2].
« La pandémie est loin d’être terminée, les nouveaux variants inquiètent beaucoup et, franchement, le risque, si les Jeux de Tokyo ont lieu, c’est qu’ils laissent des milliers de morts derrière », dit en entrevue le Français Marc Perelman, critique féroce du sport-spectacle mondialisé et des JO en particulier depuis des décennies.
Et pour la suite ? Eh bien, en 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, selon l’étrange titre rétro futuriste du dernier brûlot du professeur Perelman, qui enseigne l’esthétique à l’Université Paris Nanterre. Il l’a choisi en clin d’œil au philosophe Jean Baudrillard, qui avait déclaré par provocation en 1991 que la guerre du Golfe « n’a pas eu lieu » dans notre monde de simulacres médiatisés.
« Avoir lieu ? Telle est in fine la question devenue lancinante concernant les JO dont les citoyens des villes et des pays concernés, dans une période d’instabilité sanitaire et sociale, semblent vouloir se détourner eu égard à ce qui est désormais considéré comme superflu », écrit l’essayiste.
Le sport politique
Marc Perelman a une formation d’architecte. Il a beaucoup publié sur le corps, ses mutations et ses figures — et sur le sport aussi.
« Ce qu’on réussit mal à appréhender dans le sport, c’est sa nature profondément politique », dit-il. Politique ? Oui, oui.
« Le sport naît à la fin du XIXe siècle et se déploie en tant que projet politique et idéologique dans un cadre capitaliste structuré par la compétition et l’organisation globale des rapports sociaux. Le sport, c’est une lutte contre soi, contre les autres, dans une recherche permanente du dépassement et de la performance. »
Les JO représentent l’apogée des ressorts structurels du sport. Il rappelle aussi l’évidence, à savoir que « l’essence profonde des Jeux » rassemble la « jeunesse musclée » (selon l’expression du fondateur Pierre de Coubertin) dans une compétition physique entre les individus bataillant ferme pour leur pays dans un immense spectacle, aujourd’hui le plus regardé au monde. Quatre, peut-être 4,5 milliards de personnes vont regarder des épreuves.
« Aujourd’hui, il y a très très peu de monde pour critiquer cet aspect, dit le professeur. Les Jeux olympiques célèbrent la compétition acharnée entre individus et la performance de l’homme idéal. » Il dit bien homme au sens du mâle viril. « La femme reste inférieure, puisque les hommes restent toujours les plus forts, les plus vite, sauf exception pour les rares disciplines mixtes. »
Le modèle imposé du sport-spectacle
Les grands rassemblements sportifs planétaires, comme la Coupe du monde de soccer (au Qatar en 2022) et les JO (présentés dans leur version hivernale à Pékin l’an prochain), concentrent et exposent cette réalité qui prend forme dans un formatage de la ville, expose-t-il.
« Les Olympiques mettent en œuvre un aménagement urbain, dit l’architecte. C’est fondamental. Les entreprises du bâtiment et des travaux publics voient arriver un véritable trésor. Et chaque fois, chaque ville — et donc les États, et donc les citoyens — se retrouve avec des factures tout à fait impressionnantes. Les coûts sont en plus toujours systématiquement dépassés, sauf une fois, à Los Angeles en 1984. »
Montréal y a goûté dans les années 1970 avec ses « Jeux modestes ». Le Parc olympique avait déjà coûté plus de deux milliards 30 ans après les JO, pour 180 millions budgétés. La saga de la toiture du Stade olympique se poursuit et des fortunes seront encore nécessaires pour en installer une quatrième version. Montréal voulait cette rénovation pour accueillir des matchs de la Coupe du monde de soccer en 2024. Québec a finalement refusé de financer cette folie sportive ostentatoire. Son coût estimé pour trois parties présentées au Stade olympique : 100 millions chacune ! Oui, oui 300 millions de dépenses pour quelques heures de compétition…
Bref, tout ça pour 15 jours de peste émotionnelle, et puis basta.
Les villes olympiques se retrouvent immanquablement avec des équipements sportifs utilisés pendant quelques jours euphoriques, puis vite abandonnés. Les ruines d’Athènes, hôtesse des JO en 2004, s’avèrent particulièrement dérangeantes dans un pays pataugeant dans les crises depuis le début du siècle.
« En France, on nous a présenté la chose différemment en admettant le problème, note M. Perelman. On nous a dit que 90 % des équipements sont déjà construits. C’est vrai. Sauf que l’État met le paquet sur l’aménagement urbain. En l’espace de sept années depuis l’attribution des JO, larégion parisienne aura subi des travaux gigantesques. On bétonne partout ; on crée 65 nouvelles gares, 200 km de tunnels, etc. Une véritable transformation urbaine s’opère dans la capitale et ses environs. »
N’est-ce pas positif ? Ces aménagements vont continuer à servir, comme la ligne verte du métro de Montréal étendue en 1976, qui dessert toujours l’est de la ville. « Bien sûr, il y aura un héritage positif, mais seulement si on accepte que le développement de la ville doive se faire sous cette forme, répond le professeur. On veut nous faire croire que le développement naturel de la ville est là, dans ce modèle de circulation rapide et constante entre des points éloignés. »
La population, peu, sinon pas consultée pour ces grands projets, voudrait-elle vraiment d’un stade gigantesque plutôt que de modestes, mais pratiques équipements sportifs de proximité, des parcs et un accès à l’eau ? Préférerait-elle une ligne de métro vers ce stade ou d’autres choix de transport en commun ?
« Sans compter que, depuis des années, Paris est impraticable à cause des travaux pharaoniques, poursuit le critique. On y a compté jusqu’à 7000 points de travaux avec des empêchements de stationner, de circuler, du bruit, de la pollution. Alors, tout ce qu’on racontait sur les Jeux écolos et le développement soutenable est tombé. C’était du greenwashing ; Paris est encore plus sale et plus polluée qu’avant, et l’on y circule extrêmement mal. »
Paris, ville bientôt « olympisée » ?
Le dernier ouvrage de M. Perelman décortique finement tous ses aspects. Il y traite par exemple de l’« olympisation des monuments » dans la Ville Lumière, joyau de l’humanité. Versailles accueillera les compétitions d’équitation, le Grand Palais servira à l’escrime, la tour Eiffel au volley-ball de plage. Cette privatisation des espaces publics, y compris pour y placarder des logos de commanditaires, choque le professeur.
« Les monuments (monumentum, dérivé du verbe moneo, se remémorer) […] deviendront de simples signaux (certains seront recouverts de bâches à l’effigie olympique) voilant leur façade, épuisant leur contenu historique, désagrégeant leur mémoire », proteste l’architecte Perelman. Il rappelle qu’au départ, la mairesse Anne Hidalgo était contre la présentation des Jeux dans sa ville.
Le cas de Notre-Dame de Paris lui semble encore plus dérangeant. Dès le lendemain de l’incendie de la cathédrale, en avril 2019, le président Emmanuel Macron promettait de rebâtir la cathédrale « plus belle encore » dans un délai de cinq années, avec comme date butoir l’ouverture des JO en 2024. Des architectes du patrimoine estimaient alors qu’il faudrait le double du temps, voire quatre fois plus, pour bien faire.
« Le risque, c’était d’aller trop vite pour faire en sorte que Notre-Dame prenne part à la course olympique, dit le professeur Perelman. Elle devait gagner elle aussi sa participation aux JO. » Heureusement, le bon sens et les nécessités ont fini par l’emporter : le chantier sera prolongé. 2024, l’inauguration de Notre-Dame des Jeux n’a pas eu lieu…
Stéphane Baillargeon
Critique de la critique olympique
Les charges anti-olympiques remplissent déjà des rayons de bibliothèque. L’ancien collègue du Devoir Laurent Laplante a concentré son attaque dans Pour en finir avec l’olympisme (1996), qui comprend une pointe féroce envers la couverture médiatique dénuée de tout sens critique.
Il s’agit d’une compétition mondiale imaginée par un aristocrate français raciste et impérialiste, dirigée par une coterie d’infréquentables, qui sert la propagande des pays, des régimes et des idéologies, nous rappelle-t-il. Sans compter le gaspillage ostentatoire : à Rio, chaque médaille olympique remportée par un athlète australien a coûté près de 16 millions de dollars au trésor public du pays. Encore récemment, le Guardian se demandait si les Jeux en valaient la chandelle.
Ce réquisitoire semble assez connu. Mais parmi les adversaires de la chose, le Français Marc Perelman occupe une place à part. Disons que si la critique jusqu’au-boutiste du sport formait une discipline, il en serait le champion toutes catégories. Le jeu spontané, gratuit et libre, il en veut bien ; l’activité sportive tonifiante, il est bien d’accord ; les JO, il reste contre et tout contre. « J’ai pratiqué différents sports en compétition, football, tennis, ski surtout », explique au Devoir le professeur d’esthétique de l’Université Paris Nanterre. « Des rencontres avec le courant critique du sport après Mai 68 m’ont éclairé sur la fonction sociopolitique réelle de la compétition sportive. »
Le situationniste Jean-Marie Brohm a particulièrement compté pour lui. Ils ont publié ensemble Le football, une peste émotionnelle : la barbarie des stades (2006) et fondé la revue Quel corps ? (1975-1997). Brohm reproche au sport son encadrement idéologique des masses, sa marchandisation et son idéologie de la performance. Ce serait un mensonge capitaliste de plus, jeux de pouvoir, tricherie, corruption et violence à la clé. « Le spectacle sportif apparaît comme une propagande ininterrompue pour la brutalité, l’abrutissement, la vulgarité, la régression intellectuelle et l’infantilisation », écrit-il. Dans cette perspective radicale, ça ne semble pas exagéré de dire que le sport devient carrément fascisant.
Marc Perelman va encore plus loin dans sa radicalité : il se fait même critique de la critique. Le professeur ne voit pas le dopage, la violence ou le sexisme comme de simples éléments perturbateurs du sport : il en fait des réalités intrinsèques de cette discipline indisciplinée. « Le dopage ne vient pas abîmer ou transformer le sport, résume-t-il en entrevue. Il est aujourd’hui une partie prenante de la compétition sportive. Sans dopage, elle n’existerait pas. »
Cette radicalité le distingue parmi les penseurs du milieu et le rend pessimiste, y compris pour la fortune de ses propres perspectives polémiques. « Le sport est un Moloch tout à fait impressionnant. On peut continuer à l’analyser, mais c’est de plus en plus difficile. L’écho qu’avait la critique radicale dans les années 1970 ou 1980 est complètement effacé ; nous sommes inaudibles. »
Stéphane Baillargeon