Surexcités, les combattants tigréens crient, sifflent et pointent du doigt un nuage de fumée dans le ciel, là où un avion de transport militaire éthiopien survolait un village quelques minutes plus tôt, avant d’être touché par un missile. La fumée se transforme en flammes quand l’appareil atteint se casse en deux et pique vers le sol. Plus tard, sur un terrain caillouteux jonché de débris fumants, des paysans fouillent parmi les morceaux de cadavres et les bouts de métal tordus. Pour les combattants tigréens, c’est un signe.
“Bientôt, nous allons gagner”, lance Azeb Desalgne, 20 ans, AK-47 sur l’épaule. La destruction de cet avion, qui a eu lieu le 22 juin, a clairement démontré que le conflit au Tigré, une région du nord de l’Éthiopie, était sur le point de basculer de façon spectaculaire. Depuis huit mois, la guérilla tigréenne se battait pour repousser l’armée éthiopienne, dans une guerre civile marquée par les atrocités et la famine. Et maintenant, les combats semblent tourner en sa faveur.
La guerre a éclaté en novembre, quand les tensions qui couvaient entre le Premier ministre Abiy Ahmed et les dirigeants du Tigré, membres d’une petite minorité ethnique qui avait dominé le pays pendant l’essentiel des trente années précédentes, ont dégénéré en affrontements ouverts.
Depuis, personne ou presque n’a pu savoir ce qui se déroulait sur place, du fait d’un black-out sur les communications tandis que la communauté internationale protestait face à la crise humanitaire grandissante. Mais à un moment clé du conflit, j’ai pu passer une semaine derrière les lignes de front en compagnie du photographe Finbarr O’Reilly, et ainsi être le témoin d’une succession de victoires tigréennes qui ont culminé avec la reconquête de la capitale de la région par les Tigréens, inversant le cours de la guerre.
Nous avons vu comment les forces tigréennes, équipées de bric et de broc, ont réussi à surclasser une des armées les plus puissantes d’Afrique, en exploitant une vague de colère dans la population. Quand ils sont entrés en guerre, les Tigréens eux-mêmes étaient divisés, beaucoup se méfiant du parti tigréen au pouvoir, considéré comme usé, autoritaire et corrompu. Mais le conflit s’est accompagné d’un catalogue d’horreurs – massacres, nettoyage ethnique et violences sexuelles généralisées – qui a uni les Tigréens contre le gouvernement d’Abiy, et attiré de jeunes recrues très motivées au nom d’une cause aujourd’hui soutenue par la majorité de la population locale.
Lutter jusqu’en enfer
“On dirait un raz-de-marée, déclare Hailemariam Berhane, un officier, alors que passent plusieurs milliers de jeunes hommes et femmes, beaucoup en jeans et baskets, en route pour un camp destiné aux nouvelles recrues. Tout le monde vient ici.”
Abiy, lauréat du prix Nobel de la paix en 2019, joue son prestige dans la campagne du Tigré, et minimise ses pertes. Dans un discours plein d’assurance prononcé devant le Parlement le 6 juillet, digne de ceux qui suscitaient autrefois l’admiration des Occidentaux, Abiy a affirmé que le repli de ses troupes au Tigré était prévu – qu’il s’agissait de la dernière phase d’un combat que le gouvernement était en train de remporter.
Mais quand on est sur le terrain, on a surtout l’impression que le Tigré échappe à son emprise. Depuis la mi-juin, en trois semaines, les combattants tigréens ont reconquis une vaste portion de leur territoire ; repris Mekele, la capitale de la région ; capturé au moins 6 600 soldats éthiopiens – et prétendent en avoir tué à peu près trois fois plus.
Ces derniers jours, les dirigeants tigréens ont développé leur offensive dans d’autres parties de la région, et ont juré de n’y mettre fin que quand toutes les forces étrangères en auraient été chassées : les Éthiopiens, les unités alliées de l’Érythrée voisine et les milices ethniques de la région d’Amhara, qui jouxte le Tigré. “S’il le faut, nous irons jusqu’en enfer”, a promis un des hauts responsables tigréens, Getachew Reda. Les services de presse d’Abiy et de l’armée éthiopienne se sont abstenus de répondre à nos questions.
Des milliers de prisonniers
Nous sommes arrivés à Mekele par les airs le 22 juin, le lendemain d’élections législatives en Éthiopie saluées comme une étape essentielle sur la voie de la transition démocratique. Mais au Tigré il n’y a pas eu de scrutin, et l’armée éthiopienne venait tout juste de lancer une opération ambitieuse pour écraser définitivement la résistance tigréenne, connue aujourd’hui sous le nom de Forces de défense du Tigré (FDT).
Les Éthiopiens avaient procédé à une frappe aérienne sur un marché bondé dans un village, faisant des dizaines de victimes. Nous avons vu les premiers blessés transférés dans le plus grand hôpital de Mekele. Quelques jours plus tard, trois travailleurs humanitaires de Médecins sans frontières ont été brutalement assassinés par des assaillants non identifiés. Dans l’arrière-pays, la guerre faisait rage. Les positions éthiopiennes tombaient comme des dominos.
Des heures après la destruction de l’avion de transport par les Tigréens, nous avons visité un camp abritant plusieurs milliers de soldats éthiopiens récemment faits prisonniers, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Mekele. Entassés derrière des barbelés, ils ont applaudi quand nous sommes descendus de notre véhicule – ils espéraient, nous ont-ils expliqué par la suite, que nous étions des membres de la Croix-Rouge. Certains étaient blessés, d’autres pieds nus – outre leurs armes, les Tigréens leur avaient confisqué leurs chaussures, nous ont-ils dit – et beaucoup réclamaient de l’aide. “On a des soldats gravement blessés, ici”, nous a déclaré Meseret Asratu, un chef de peloton de 29 ans.
Plus loin, le long de la route, s’étendait le champ de bataille où d’autres avaient été tués. Les cadavres de soldats éthiopiens étaient éparpillés sur un terrain rocheux, là où ils étaient tombés au combat quatre jours plus tôt, commençant à gonfler sous le soleil de l’après-midi. Des objets personnels délaissés parmi des caisses de munitions vides et des uniformes abandonnés sont tout ce qui reste de jeunes vies interrompues : des photos cornées d’êtres chers, des certificats universitaires, des manuels de chimie, des serviettes hygiéniques, ce qui nous rappelle que des femmes se battent des deux côtés.
Des traînards continuaient d’être capturés. Le lendemain, des combattants tigréens en escortent cinq qu’ils viennent de faire prisonniers, jusqu’au sommet d’une colline où ils s’effondrent, épuisés. Dawit Toba, un jeune homme de 20 ans originaire de la région d’Oromia, explique, morose, qu’il s’est rendu sans tirer un coup de feu. La guerre au Tigré ne ressemble pas à ce qu’il s’était imaginé.
“On nous a dit qu’il faudrait se battre, raconte-t-il. Mais quand on est arrivé, il y a eu des pillages, des vols, des attaques contre les femmes..” “Cette guerre n’était pas nécessaire, ajoute-t-il. Il y a eu des erreurs.”
Poursuivant notre chemin en voiture, nous apercevons un corps allongé sur le bas-côté – un Éthiopien, dépouillé de son uniforme et blessé de plusieurs balles dans la jambe. Il gémit doucement. Apparemment, il a été abandonné sur place, mais on ne sait pas par qui. Nous le ramenons au camp de prisonniers, où des infirmiers éthiopiens lui administrent les premiers soins, par terre devant une école. Personne ne peut dire s’il s’en sortira.
Au loin, l’artillerie gronde. L’offensive tigréenne se poursuit vers le nord, à l’aide de canons lourds pris aux troupes éthiopiennes. Un groupe de combattants passe, transportant un blessé sur une civière. Teklay Tsegay, 20 ans, les suit du regard. Avant la guerre, il était mécanicien à Adigrat, à 110 kilomètres au nord. Puis, en février dernier, des soldats érythréens ont tiré sur la maison de sa tante, tuant sa fille de 5 ans, dit-il. Le lendemain, il s’est échappé d’Adigrat pour rejoindre la résistance. “Jamais je n’aurais cru devenir soldat, explique-t-il. Et pourtant, me voilà.”
Colère contre les autorités
Pour mobiliser discrètement leur armée de guérilla cette année, les Tigréens ont puisé dans leur expérience de la lutte contre une dictature marxiste sans pitié qui a régné sur l’Éthiopie dans les années 1970 et 1980. À l’époque, ils se battaient sous l’étendard du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT). Les intellectuels tigréens se servaient alors de l’idéologie marxiste pour rallier les paysans à leur cause, comme le Viêt Cong ou les rebelles en Angola et au Mozambique.
Mais cette fois, les combattants tigréens sont pour la plupart scolarisés et issus de la population urbaine. Et c’est la colère suscitée par les atrocités, et non le marxisme, qui les a ralliés à la cause. Dans le camp de recrutement, des instructeurs, debout sous des arbres, tiennent des discours sur la culture et l’identité tigréennes, et apprennent aux nouvelles recrues à manipuler un AK-47. Parmi les vagues de volontaires se trouvent des médecins, des enseignants, des cadres et des Tigréens de la diaspora aux États-Unis et en Europe, rapportent des collègues et des amis.
Même à Mekele sous occupation des forces gouvernementales, le recrutement était de plus en plus audacieux. Il y a deux semaines, une affiche des Forces de défense du Tigré est apparue sur un mur de Saint-Gabriel, la plus grande église de la ville. “Ceux qui ne s’engagent pas ne valent pas mieux que les morts-vivants”, clamait-elle. Quelques heures plus tard, des soldats éthiopiens sont arrivés et l’ont arrachée.
Mulugeta Gebrehiwot Berhe, âgé de 61 ans, est membre de la World Peace Foundation et enseigne à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts. Il était en visite à Mekele quand la guerre a éclaté en novembre. “J’ai rejoint la résistance, rapporte cet universitaire qui, autrefois, a participé aux pourparlers de paix au Darfour pour les Nations unies. J’ai eu le sentiment de ne pas avoir d’autre solution.”
Même certains officiers éthiopiens réprouvent les décisions d’Abiy dans le conflit. Jusqu’à la fin du mois de juin, le colonel Hussein Mohamed, un homme de grande taille au sourire orné de dents en or, commandait la 11e division d’infanterie au Tigré. Il est aujourd’hui prisonnier, détenu avec d’autres officiers éthiopiens dans l’enceinte d’une ferme sévèrement gardée. Sur les 3 700 hommes qu’il commandait, près de la moitié au moins sont probablement morts, estime-t-il en assurant parler de son plein gré. “La conduite de cette guerre est une folie politique, de mon point de vue”, affirme-t-il. L’alliance militaire d’Abiy avec l’Érythrée, le vieil ennemi de l’Éthiopie, l’a toujours rebuté : “Ils pillent les maisons. Ils violent les femmes. Ils commettent des atrocités. Ce mariage déplaît à toute l’armée.” Reste que les soldats éthiopiens ont été accusé plus ou moins des mêmes crimes.
Je rencontre Hussein dans une pièce aux murs de pierre, sous un toit de tôles, alors que la pluie clapote à l’extérieur. Quand la propriétaire de la pièce, Tsehaye Berhe, entre avec des tasses de café sur un plateau, son visage se rembrunit. “Servez-vous ! aboie-t-elle à l’adresse de l’officier éthiopien. Je ne vais pas le faire pour vous.” Quelques instants plus tard, elle revient présenter ses excuses. “Je suis désolée de m’être laissée emporter, fait-elle. Mais vos soldats ont brûlé ma maison et m’ont volé mes récoltes.” Hussein hoche la tête en silence.
Même avant que les forces éthiopiennes ne quittent Mekele, le 28 juin, des indices montraient qu’il était en train de se passer quelque chose. Internet a été coupé, et quand je me suis rendu au quartier général régional où Abiy avait installé un gouvernement de transition, je n’ai vu que des couloirs vides et des bureaux verrouillés. Dehors, des agents de la police fédérale embarquaient leurs sacs à dos dans un bus. De la fumée montait du centre de commandement des troupes éthiopiennes à Mekele – un bûcher fait de documents empilés par des détenus accusés de soutenir les FDT, comme on l’a appris par la suite.
Des semaines plus tôt, des officiers du renseignement éthiopiens avaient torturé l’un d’eux, Yohannes Haftom, avec un aiguillon. Ce dernier se souvient de leurs menaces : “On va te brûler. On va t’enterrer vivant.” Mais après lui avoir donné l’ordre de transporter leurs documents officiels dans la fosse à feu le 28 juin, ils l’ont relâché. Quelques heures plus tard, les premiers combattants des FDT sont entrés dans la ville, qui a bruyamment fait la fête pendant des jours..
Des rêves d’indépendance
Les habitants se sont massés dans les rues où de jeunes combattants paradaient à bord de véhicules comme des reines de beauté, ou filaient sur des tuk-tuks en tirant des rafales en l’air. Les boîtes de nuit et les cafés se sont remplis. Une femme âgée s’est prosternée aux pieds d’un combattant en criant qu’elle rendait grâce à Dieu. Le quatrième jour, les combattants ont fait défiler des milliers de prisonniers éthiopiens dans le centre-ville, un spectacle triomphal qui a infligé un camouflet cuisant au dirigeant de l’Éthiopie. “Abiy est un voleur !” scandait la foule au passage des soldats à l’air misérable.
Les célébrations ont fini par atteindre la maison où a élu domicile Getachew, le dirigeant tigréen porte-parole des FDT, qui a quitté sa base dans les montagnes. Tandis que le whisky coulait à flots, Getachew jonglait entre les appels sur son téléphone par satellite, un générateur grognant en arrière-plan. Abiy avait autrefois été son allié politique, et même un ami, dit-il. Aujourd’hui, le Premier ministre a coupé l’électricité et le téléphone à Mekele, et émis un mandat d’arrêt à son endroit.
Galvanisés par la victoire, les invités discutent avec enthousiasme de la prochaine phase de leur guerre au Tigré. L’un d’eux apporte un gâteau décoré d’un drapeau tigréen que Getachew, partageant un couteau avec un officier de haut rang, découpe sous les hourras. Pendant une grande partie de sa carrière, il a été un fervent défenseur de l’État éthiopien. Mais avec la guerre, cette position est désormais intenable, concède-t-il. Il prévoit maintenant d’organiser un référendum sur l’indépendance du Tigré. “Plus rien ne peut sauver l’État éthiopien tel que nous le connaissons, à moins d’un miracle, conclut-il. Or, je n’ai pas pour habitude d’y croire.”
The New York Times
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