Le sous-continent indien, qui a toujours vécu au rythme de la mousson, voit s’enchaîner d’année en année épisodes de sécheresse et inondations meurtrières. Si le réchauffement global des températures explique ces phénomènes climatiques de plus en plus extrêmes, la mauvaise gestion de l’eau contribue à en aggraver les impacts – et notamment la destruction progressive des lacs, étangs et autres plans d’eau qui accueillaient et retenaient les eaux de pluies.
Septembre 2014
Les inondations qui ont dévasté une grande partie de l’État himalayen de Jammu et Cachemire ont pris, nous dit-on, les gens et le gouvernement par surprise. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi ? Nous savons que chaque année, comme réglée par une horloge, l’Inde se trouve aux prises avec des mois de pénurie d’eau paralysante et de sécheresse, puis avec des mois d’inondations dévastatrices. Cette saison n’offre pas de répit à ce cycle annuel, mais quelque chose de nouveau et d’étrange semble en marche. Chaque année, les inondations augmentent en intensité. Chaque année, les épisodes de précipitations deviennent plus variables et plus extrêmes. Chaque année, les dommages économiques augmentent et une saison d’inondation ou de sécheresse intense efface les gains de développement.
Les scientifiques disent désormais pouvoir établir avec certitude la différence entre la variabilité naturelle du temps qu’il fait et les effets du dérèglement climatique, le phénomène causé par les émissions humaines qui réchauffent l’atmosphère plus vite que normalement. Les scientifiques qui étudient les moussons nous disent qu’ils commencent à pouvoir distinguer la mousson normale de ce qui advient en termes de précipitations extrêmes et anormales. Souvenez-vous que les moussons ont toujours été réputées pour leurs caprices et leurs surprises. Même dans ces conditions, les scientifiques voient une différence.
La situation est rendue encore plus compliquée par le fait que de multiples facteurs affectent la météorologie, et que l’impact de celle-ci et son degré de sévérité dépendent d’un autre ensemble de facteurs encore. En d’autres termes, les causes de la dévastation qui suit des événements extrêmes – comme des sécheresses ou des inondations – sont souvent complexes et mettent en cause la mauvaise gestion des ressources et des carences dans l’aménagement du territoire.
Les inondations du Jammu et Cachemire ont été causées par des précipitations inhabituellement abondantes. Mais ce n’est qu’une partie du problème. Il est également clair que nous avons détruit partout les systèmes de drainage des plaines inondables, par simple mauvaise gestion. Nous construisons des quais en pensant pouvoir contrôler les rivières pour finir par nous rendre compte que les protections ne tiennent pas. Pire encore, nous construisons des logements dans les plaines inondables. L’Inde urbaine est sans cervelle dès lors qu’il s’agit de drainage. Les conduits d’évacuation des eaux pluviales sont soit bouchés, soit inexistants. Nos lacs et nos plans d’eau ont été grignotés par les développeurs immobiliers – c’est la terre qui a un prix en ville, pas l’eau. Avec tout ça, que se passe-t-il lorsque surviennent des précipitations extrêmes ? La ville se noie.
Il en va de même au Jammu et Cachemire. Le système traditionnel de gestion des inondations était de canaliser l’eau descendant de l’Himalaya dans des lacs et des canaux. Les lacs Dal et Nageen ne sont pas seulement les joyaux de beauté de Srinagar, ils sont aussi son éponge. L’eau de ce bassin versant gigantesque descend dans ces lacs interconnectés.
De manière plus importante encore, chacun des lacs a son propre canal de décharge des eaux de crue, qui évacue le surplus d’eau. Mais au fil du temps, nous avons oublié l’art du drainage. Nous ne voyons la terre que pour y construire des immeubles, pas pour l’eau. L’attitude qui règne est de penser qu’il ne va jamais pleuvoir que quelques jours de suite, alors pourquoi « gâcher » de la terre pour gérer cette eau ? C’est ce qui est arrivé à Srinagar. Des immeubles résidentiels se sont élevés dans les parties de basse altitude de la ville, et les canaux de drainage ont été grignotés ou négligés.
Dès lors, lorsqu’il pleut abondamment – et avec une fréquence et une intensité accrues en raison du changement climatique – toute cette eau n’a nulle part où aller. Les inondations et la dévastation sont inévitables. C’est donc un double défi. D’un côté, nous gérons mal nos ressources en eau, ce qui a pour résultat d’intensifier les inondations et les sécheresses. De l’autre, le changement climatique augmente la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, ce qui rend le pays encore plus vulnérable.
Les Indiens savent que la mousson est leur véritable ministre des Finances. Clairement, nous avons l’opportunité de nous assurer que chaque goutte d’eau est récoltée et utilisée au cours de la saison sèche prolongée. Mais cette pluie surviendra sous la forme d’événements météorologiques de plus en plus féroces. Nous devons nous y préparer. Retenir et canaliser l’eau de pluie doit devenir une mission nationale. C’est notre seule voie vers l’avenir.
Ceci signifie que chaque plan d’eau, chaque canal, chaque bassin versant doit être sauvegardé. Ce sont eux les vrais temples de l’Inde moderne. Construits pour vénérer la pluie.
Mai 2016
Jhabua, fin des années 1980. Ce district tribal vallonné du Madhya Pradesh offrait le spectacle d’un paysage lunaire. Tout autour de moi, il y avait des collines brunes dénudées. Il n’y avait pas d’eau. Pas de travail. Seulement le désespoir. Je me souviens encore de l’image de gens accroupis au bord d’une route empoussiérée, brisant des pierres. C’était ce en quoi consistaient alors les mécanismes de soutien aux populations face à la sécheresse : les faire travailler sous un soleil écrasant pour réparer chaque année des routes qui seraient rapidement endommagées, creuser des fosses pour des arbres qui ne survivaient pas, ou édifier des murs ne servant à rien. C’était un travail improductif. Mais c’était tout ce que les gens avaient pour survivre durant cette saison maudite. Il était tout aussi clair que l’impact de la sécheresse était généralisé et de long terme. Elle avait détruit l’économie basée sur l’élevage et enfermé les gens dans une spirale de dette. Une sécheresse marquée suffisait à revenir sur des années de développement.
Aujourd’hui, à nouveau, le pays souffre sous les coups d’une sécheresse paralysante. Mais cette sécheresse est différente. Dans les années 1990, c’était la sécheresse d’une Inde pauvre. En 2016, c’est celle d’une Inde plus riche et plus gourmande en eau. Cette sécheresse inédite entraîne une crise plus sévère et requiert des solutions plus complexes. Sa sévérité et son intensité ne viennent pas d’une absence de précipitations, mais d’une absence de planification et d’anticipation, équivalente à une négligence criminelle. La cause de la sécheresse est humaine. Soyons clairs sur ce point.
En juin 1992, ce magazine Down to Earth publiait un article signé de son rédacteur en chef Anil Agarwal et de ses collègues sur l’état de la sécheresse. Leur analyse était qu’alors même que de larges portions de l’Inde souffraient de la sécheresse, la pluviométrie annuelle était presque normale si l’on en croyait les relevés météorologiques officiels. L’article estimait que la sécheresse perdurerait tant que nous ne réapprendrions pas l’art millénaire de la gestion des gouttes de pluie. Récolter l’eau dans des millions de plans d’eau et l’utiliser pour recharger les nappes phréatiques était crucial. À la fin des années 1990, lorsque la sécheresse a refait surface, Down to Earth a examiné comment certains villages avaient résisté aux circonstances en gérant leur eau de manière avisée. La leçon a été retenue par plusieurs leaders politiques qui ont alors lancé des programmes de récolte des eaux de pluie dans leurs États.
Malheureusement, cet effort pour reconstruire une sécurité hydrique a été gâché au cours de la décennie suivante. Il a plu – les années de déficit furent moins nombreuses – et il y avait des programmes gouvernementaux pour construire des structures de rétention de l’eau. Dans le cadre du Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act (MGNREGA), des millions de petites retenues, de mares et d’autres structures ont été édifiées. Mais comme leur objectif réel n’était pas de surmonter la sécheresse, mais seulement de fournir de l’emploi, ce travail n’a eu aucun impact réel sur les réserves d’eau du pays. Les structures n’étaient pas conçues pour retenir l’eau. Dans la plupart des cas, il s’agissait de simples trous dans le sol qui se sont rapidement bouchés la saison suivante.
Mais ce n’est pas la seule raison de désespérer. Pendant ces mêmes décennies, l’Inde a prospéré. Ce qui signifie qu’il y a aujourd’hui davantage de demande d’eau, et moins de marges de manœuvre pour l’économiser.
Et pourtant, les gouvernements ne disposent pas d’un « code de sécheresse » adapté pour gérer la situation. Dans les temps anciens, lorsqu’il y avait une sécheresse, le code de sécheresse initialement conçu par les Britanniques entrait en vigueur. Il signifiait que l’eau potable était réquisitionnée par l’administration ; le fourrage des animaux était acheté sur de grandes distances ; des lieux de rassemblement du bétail étaient ouverts et des programmes offrant de la nourriture contre du travail étaient mis en place. L’objectif était de limiter la misère et, autant que possible, éviter les migrations désespérées vers les villes.
Mais ce code ne correspond plus aux besoins du jour. La demande en eau s’est multipliée. Aujourd’hui, les villes extraient de l’eau à des dizaines de kilomètres pour leur consommation. L’industrie, y compris les centrales électriques, prend ce qu’elle peut où elle peut. L’eau qu’elles utilisent revient comme effluents ou comme eaux usées.
Les agriculteurs, quant à eux, privilégient les cultures commerciales, de la canne à sucre à la banane. Ils creusent de plus en plus profondément pour pomper de l’eau pour l’irrigation. Ils n’ont aucun moyen de savoir quand ils atteignent le point de non retour. Ils ne l’apprennent que lorsque leur puits s’assèche.
Cette sécheresse moderne d’une Inde enrichie doit être associée à un autre développement : le changement climatique. C’est un fait que les précipitations sont devenues encore plus variables, intempestives et extrêmes. Ce qui ne fait qu’exacerber la crise. Il est temps que nous comprenions que parce que la sécheresse est d’origine humaine, elle peut être empêchée. Mais nous avons vraiment besoin de prendre les choses en main.
Tout d’abord, nous devons faire tout notre possible pour augmenter les ressources en eau – récolter chaque goutte d’eau, la stocker et recharger les nappes phréatiques. Pour cela, nous avons besoin de construire des millions de structures supplémentaires, mais basées cette fois sur une réelle planification et pas seulement pour créer du travail. Ce qui implique d’être résolu et réfléchi. Cela signifie aussi de donner aux gens le droit de décider de l’emplacement de la structure et de la gérer en fonction de leurs besoins. Aujourd’hui, immanquablement, le terrain sur lequel la structure est construite appartient à une administration, et la terre dont l’eau sera récoltée à une autre. Il n’y a aucune synergie, et au final, il n’y a aucune eau qui puisse être récoltée dans ce cadre. L’emploi qui sera proposé durant la sécheresse actuelle doit être utilisé pour se prémunir contre la prochaine.
Ensuite, révisons et actualisons le code de sécheresse. Ce n’est pas comme si les régions les plus riches du monde ne connaissaient pas la sécheresse. L’Australie et la Californie ont traversé de longues périodes de pénuries d’eau. Mais leurs gouvernements ont réagi en réduisant tous les usages non essentiels de l’eau, depuis l’arrosage des pelouses jusqu’au lavage des voitures. C’est ce dont nous avons besoin en Inde.
Enfin, travaillons de manière déterminée à assurer notre approvisionnement en eau à tout moment. Ce qui implique de mettre en œuvre un code de l’eau pour le quotidien de tous les Indiens. Nous devons réduire notre consommation d’eau dans tous les secteurs, de l’agriculture à l’industrie, par exemple en faisant une analyse comparative des consommations d’eau et en fixant des objectifs de réduction d’une année sur l’autre. La politique globale qui en résulterait irait de l’introduction d’équipements économes en eau à la promotion d’aliments dont la culture requiert peu d’eau. Autrement dit, il faut que notre guerre contre la sécheresse devienne permanente. Ce n’est qu’à ce prix que nous éviterons la sécheresse permanente.
Septembre 2016
Le Premier ministre du Bihar, Nitish Kumar, dont l’État est submergé par les eaux, aurait déclaré au Premier ministre qu’il avait envie de pleurer. Nos propres larmes ne seront pas de trop. Les inondations de cette année ne portent pas seulement la marque de notre mauvaise gestion grossière et presque criminelle, mais elles signalent aussi les débuts d’un monde fragilisé par le changement climatique. Ce qui devrait nous préoccuper – ou plutôt nous effrayer. Nous devons nous rendre compte que nous ne pouvons pas nous permettre le luxe des atermoiements et de la politique politicienne. Dans ce monde sous menace climatique, confrontés à un double risque permanent, nous devons nous assurer non seulement que nous sommes sur la bonne trajectoire de développement, mais aussi que nous le faisons à l’échelle appropriée et avec la vitesse nécessaire, plus rapidement que nous ne l’avons jamais fait.
Les inondations de 2016 sont gigantesques par leur envergure – quasiment tout le pays a été touché par les dévastations. Et souvenez-vous qu’il ne s’agit pas seulement d’un peu d’eau entrant dans les maisons. Les inondations détruisent des vies, des propriétés, des récoltes. Des années d’effort de développement sont effacées d’un seul coup. Il est tout aussi clair que nous ne nous préoccupons des inondations que lorsqu’elles affectent des populations urbaines. Même durant les inondations meurtrières de l’Uttarakhand en 2013, la tragédie n’a atteint les écrans de télévision qu’à partir du moment où un grand nombre de gens sont morts où se sont retrouvés piégés par les tourbillons d’eau. Autrement, les inondations ne bénéficient pas d’une couverture médiatique sérieuse. Nous ne savons pas si la situation est grave ni si elle empire. Les inondations s’effacent dans un cycle d’ennui : elles reviendront chaque année, alors, qu’y a-t-il de nouveau ?
Ce qu’il y a de nouveau, c’est que l’intensité et l’ampleur des inondations s’accroissent chaque année. Ce qu’il y a aussi de nouveau, c’est que cette année, les inondations surviennent au milieu d’une période de sécheresse. Un autre phénomène nouveau cette année est l’évidence que les inondations ne sont pas causées par des précipitations « normales » ou même « inhabituelles », mais par des pluies extrêmes et horribles – une pluie qui se déverse du ciel en un temps record pour submerger terres et propriétés.
Dans ce numéro de Down to Earth, mes collègues ont examiné attentivement cette « nouveauté » des inondations. Ainsi, d’un côté, les inondations détruisent de nombreuses parties du pays parce que nous avons mal géré nos plaines inondables – autorisant obstinément toute une série d’empiétements sur le lit des rivières, les canaux de drainage et les lacs servant de réservoirs. Puis, nous avons construit des berges artificielles et des barrages censés nous protéger des inondations mais qui aggravent la situation. Ceci parce que lorsque nous construisons des berges artificielles – des murs censés empêcher le débordement des eaux – les sédiments s’accumulent et surélèvent le lit de la rivière. Dès lors, lorsque la rivière a de l’eau, elle déborde sur les terres, causant des inondations.
D’un autre côté, quelque chose de nouveau est en train de se passer : des phénomènes pluvieux extrêmes. Le Département météorologique de l’Inde (IMD) distingue deux catégories de précipitations extrêmes : celles entre 124,5 et 244,4 mm en 24 heures sont classées « très lourdes », tandis que les précipitations supérieures sont classées comme « extrêmement lourdes ». Rien qu’en juillet, l’Assam a connu six épisodes de précipitations « très lourdes ». Dans les districts de Burhanpur et Betul, dans le Madhya Pradesh, les pluies d’un seul jour – le 12 juillet – ont semé une dévastation complète. Sans doute parce que les précipitations étaient de 1000 à 1200% supérieures à la « normale ». Le 20 août, les douze districts du Bihar ont connu des épisodes pluvieux « très lourds » ou extrêmes. Dans le Rajasthan en proie à la sécheresse, en une seule journée – le 11 août -, les pluies étaient 100% supérieures à la normale. Dans les districts de Pali et de Sikar de cet État autrement sec, il a tellement plu que tous les records ont été battus – 1000% plus que la normale. La liste est loin d’être exhaustive.
Dans chacun de ces cas, les effets ont été les suivants. D’abord, la même région est passée d’un seul coup d’une sécheresse extrême et paralysante à des inondations extrêmes et paralysantes. Ensuite, dans bien des cas, même avec une inondation extrême dans l’État, le niveau total des précipitations reste inférieur à la normale. Dans l’Assam, alors même que 90% de l’État était sous l’eau, les précipitations reçues étaient inférieures d’un quart à la normale. Il est important de comprendre quelle est la « nouveauté » du nombre croissant d’épisodes pluvieux « très lourds ». C’est un fait que les scientifiques prédisent depuis longtemps qu’à mesure que la planète se réchauffera, il va non seulement pleuvoir davantage, mais que ces pluies seront aussi plus variables et plus extrêmes. C’est ce à quoi nous assistons de plus en plus.
Mes collègues ont également étudié ce que les scientifiques comprennent de la nature des nuages, ce qui pointe vers une autre conclusion tout aussi inquiétante. Il est possible que la pollution de l’air qui étouffe nos villes perturbe également la formation des nuages, conduisant à des épisodes pluvieux plus extrêmes. L’interaction entre les aérosols artificiels – des petites particules organiques ou inorganiques – et les nuages change la nature de la mousson, selon ces scientifiques. Ils pensent que ces polluants microscopiques catalysent la condensation de la vapeur d’eau pour former des petites gouttes d’eau. Plus les aérosols sont nombreux, plus grosses sont les gouttes. Mais, comme c’est généralement le cas avec les interactions de la nature, les résultats ne sont ni linéaires ni simples. Cette interaction entre les aérosols et les gouttelettes qui forment les nuages pourrait réduire les pluies, ou rendre les pluies plus extrêmes, ou encore provoquer des éclairs qui, à leur tour, tuent et paralysent en frappant le sol. Malgré les incertitudes, ce qui est sûr est que le changement est en cours, rapidement et mortellement. Il est temps que nous prenions en compte cette nouvelle réalité extrême des inondations.
Cet article regroupe trois éditoriaux publiés à différentes dates et rédigés par Sunita Narain pour le magazine Down to Earth - voir ici, ici et là.
Sunita Narain
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