Bangkok (Thaïlande).– Six mois après le coup d’État de la junte militaire en Birmanie, le pays fait face à une situation sanitaire « désespérée » selon le Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale, qui estime qu’environ 27 millions de personnes, soit la moitié de la population, pourraient être infectées par le Covid-19 dès la semaine prochaine.
Le 1er février 2021, le général Min Aung Hlaing décidait de renverser le pouvoir démocratiquement élu aux élections de novembre 2020, et ordonnait l’arrestation de la cheffe du gouvernement civil Aung San Suu Kyi. Il proclamait l’état d’urgence pour un an.
Depuis, un mouvement pour la démocratie s’est structuré mais n’a pu mobiliser en masse pour ce triste anniversaire, dans un pays touché de plein fouet par une catastrophe sanitaire que les militaires au pouvoir sont incapables de maîtriser.
« La mère de mon meilleur ami vient de mourir parce que nous n’avons pas pu trouver d’oxygène à temps. Il y a tellement de cérémonies funéraires dans le quartier en ce moment... », écrit un soir M., un jeune journaliste originaire de Yangon qui a co-fondé The Myanmar Photo Project [1] aux premiers jours des manifestations anti-coup d’État.
Pour la dizaine de membres du collectif, qui ont tous perdu des proches et des amis des suites du Covid-19, il est devenu impossible de trouver un sens à l’horreur. À la colère des citoyens birmans, dont la vaste majorité s’est illustrée par une discipline exemplaire depuis le début de la pandémie en portant des masques en toute circonstance et en respectant les gestes barrières depuis un an et demi, s’ajoute leur douleur, car ces morts ne sont pas inéluctables.
Des familles entières périssent chez elles et les cimetières et crématoriums du pays ne peuvent plus faire face au nombre de corps.
Depuis début juillet, tous les vaccins, hôpitaux, médicaments, ambulances, pharmacies et bouteilles d’oxygène ont été monopolisés par les militaires pour soigner leurs officiers, alors que les exactions contre le personnel médical civil et les proches de malades se poursuivent.
Des familles entières périssent chez elles, et les cimetières et crématoriums du pays ne peuvent plus faire face au nombre de corps, désormais brûlés dans des incinérateurs à déchets à Yangon, l’ancienne capitale. Une choquante insulte à tous les rites mortuaires menés traditionnellement par les diverses communautés religieuses du pays. Pour seule réponse officielle, la junte a annoncé la construction de nouveaux crématoriums avec l’ambition de gérer 3 000 décès par jour rien qu’à Yangon.
Lancée en janvier 2021 par le gouvernement de la LND (ligue nationale pour la démocratie, le parti de Aung San Suu Kyi), la campagne de vaccination contre le Covid-19 était considérée comme une des plus prometteuses de la région, grâce à des dons de l’Inde et l’inscription du Myanmar (le nom que la junte précédente a donné à la Birmanie en 1989) au programme Covax, une initiative mondiale dirigée par l’OMS pour garantir un accès équitable à des vaccins sûrs et efficaces en collaboration avec les entreprises pharmaceutiques.
Mais le coup d’État a stoppé ce plan et la directrice du programme de vaccination ainsi que le responsable de la réponse d’urgence au Covid-19 sont sous les verrous. Des centaines de travailleurs de la santé en grève ont été tués, incarcérés ou sont en fuite pour échapper à des mandats d’arrêt, et les militaires continuent à tirer sur les foules qui font la queue devant les rares organisations caritatives qui tentent encore de fournir de l’oxygène aux civils.
Le pays, pont entre les géants indien et chinois, est susceptible de devenir un État super-propagateur source de nouveaux variants au moment où le reste de l’Asie du Sud-Est enregistre déjà des records de cas et de décès. L’effondrement du système de santé signifie aussi que près d’un million d’enfants ne recevront pas leurs vaccins routiniers, tandis que cinq millions de personnes ne reçoivent plus leurs suppléments essentiels en vitamines [2].
Si la guerre civile se poursuit, 27 millions de Birmans seront condamnés à survivre sous le seuil de pauvreté à la fin de l’année.
10 avril 2021 à Yangon. Don de nourriture dans le quartier de Thuwanna selon la règle : « Si vous avez besoin, venez prendre mais si vous en avez plus, merci de faire un don. » © Collectif The Myanmar Project
Les premiers convois d’aide humanitaire de l’UNHCR à destination de Mindat dans l’État Chin, ville martyre [3] détruite par l’armée à la mi-mai, n’ont pas pu délivrer les colis aux personnes déplacées dans les hameaux voisins ou dans la forêt, l’armée ayant exigé que la distribution ne se fasse que dans les camps de déplacés contrôlés par les militaires.
La junte utilise le virus comme une arme.
La professeuse coréenne Yanghee Lee
Un dilemme qui a rappelé le cruel drame du cyclone Nargis, qui, dans la nuit du 2 mai 2008, a provoqué la mort de 140 000 personnes, un bilan aggravé par le blocage de l’aide internationale aux survivants pendant des mois par la junte précédente.
Fondatrice du Conseil consultatif spécial pour le Myanmar (SAC-M), la professeure coréenne Yanghee Lee rappelle que « les généraux ne sont pas des partenaires de la communauté internationale ou pour l’acheminement de l’aide. Ce sont des meurtriers qui devront rendre compte de leurs crimes ».
Diplomate qui s’est illustrée par ses alertes précoces sur le sort des Rohingyas alors qu’elle était rapporteuse de l’ONU pour les droits de l’homme en Birmanie, elle appelle à « ne pas avoir une vision fataliste du Myanmar. Le coup d’État que la junte a lancé en février a échoué, elle n’a pas établi de structures gouvernementales ordinaires et elle est incapable de le faire. La junte a laissé le virus en liberté et l’utilise comme une arme. Le peuple du Myanmar a besoin d’une aide urgente, qui doit être acheminée par-delà les frontières et par le biais des réseaux du mouvement démocratique ».
Le 21 juillet, le ministère de la santé du NUG (National Unity Government, gouvernement parallèle formé par des députés déchus de la LND et de partis ethniques minoritaires) a formé une unité opérationnelle Covid-19 avec les départements de soins d’organisations ethniques, dont la priorité est de négocier avec les agences internationales la reprise d’un programme de vaccination hors des mains de la junte. Ce groupe est dirigé par Dr Zaw Wai Soe, ministre de la santé et de l’éducation au NUG, et par Cynthia Maung, nommée responsable clinique.
Docteure ayant fui les exactions de l’armée birmane lors du massif exode de populations karens et d’étudiants pro-démocratiques au début des années 1990, elle est à la tête du Comité de santé ethnique. En 2019, Mediapart avait suivi sa lutte contre les épidémies à Mae Tao [4], la clinique qu’elle a fondée à la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar et où elle soigne des milliers de patients et forme des centaines d’étudiants infirmiers par an.
Si la Birmanie et sa diaspora regorgent de ressources humaines rompues à l’autosuffisance depuis des décennies face à la faiblesse des institutions officielles, Dr Sasa, ministre de la coopération internationale du NUG, plaide pour l’envoi « de nourriture, d’équipement médical, de télémédecine et de financement pour acheminer les biens dans les zones de conflit. Nous savons comment obtenir de l’aide et où l’envoyer mais la junte a confisqué l’intégralité des revenus et ressources du pays ».
La Chine et la Russie en embuscade
Depuis sa formation en avril, le NUG demande à être considéré comme le seul gouvernement légal représentant le peuple birman par les puissances étrangères, sommées de prendre leurs distances diplomatiques et économiques vis-à-vis du régime militaire. Seule la République tchèque a reconnu l’officier de liaison nommé par le NUG comme son interlocuteur officiel [5] tandis qu’une poignée de Parlements, dont l’Assemblée nationale en France, ont enregistré des propositions de résolution en ce sens qui seront votées au cours des prochains mois.
Pendant ce temps, la Chine avance ses pions sur tous les fronts : distribution de centaines de milliers de doses de Sinovac au régime militaire et aux organisations ethniques armées dans les États Kachin et Wa par peur d’une reprise des contaminations dans ses provinces méridionales ; construction d’un mur de ciment et de barbelés et d’un système de surveillance le long de ses 2 000 kilomètres de frontière avec la Birmanie ; développement d’un empire de la sécurité privée chargé de contrôler les risques liés à ses investissements dans les usines et infrastructures du pays, en premier lieu les pipelines garantissant son approvisionnement en gaz et pétrole brut en provenance de l’État de Rakhine bordant le golfe du Bengale.
L’armée birmane peut aussi compter sur la collaboration de la Russie, sa principale pourvoyeuse en contrats d’armement depuis une dizaine d’années grâce à l’intermédiaire du magnat Tay Za [6]. Vladimir Poutine a d’ailleurs invité le général Min Aung Hlaing pour une visite diplomatique et s’assure que tout effort du Conseil de sécurité de l’ONU de tenir le gouvernement et l’armée pour responsables des multiples exactions perpétrées sur les minorités ethniques et les manifestants pro-démocratie reste lettre morte grâce à son droit de veto.
Pluies torrentielles et séisme
Face à la fragmentation de l’action internationale et la lenteur des circuits de décision, des réseaux de volontaires dans toutes les régions construisent leurs unités de production d’oxygène, nourrissent les foyers démunis qui ont accroché un drapeau jaune à leur fenêtre pour appeler à l’aide, et transportent les milliers de corps de victimes du Covid-19 mais, surtout, de l’effondrement des institutions.
Fin juillet, un épisode de pluies torrentielles, d’inondations et de coupures de courant généralisées à Yangon, dans les États Rakhine, Mon et Kayin et dans les camps de réfugiés rohingyas, a aussi obligé ceux qui possèdent un bateau à sauver leurs voisins bloqués par les eaux, alors qu’un séisme a secoué la région de Mandalay quelques jours plus tard.
27 juillet 2021. Des inondations ont détruit le marché de Thandwe, dans l’État de Rakhine, frappé par des pluies torrentielles. © Collectif The Myanmar Project
Tom Andrews, rapporteur spécial de l’ONU au Myanmar, a appelé le Conseil de sécurité des Nations unies à faire progresser un « cessez-le-feu Covid » en ajoutant que « l’inaction n’est pas une option ». Au risque que, sous les effets conjugués du coup d’État, de la crise économique, de la pandémie et des catastrophes naturelles aggravées par le changement climatique, la nation birmane ne replonge dans le silence et l’obscurité.
Laure Siegel et Le Collectif The Myanmar Project