Sophie Wahnich, spécialiste de la Révolution française, est directrice de recherches au CNRS et directrice de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (iiAC). Elle a notamment publié La Révolution française n’est pas un mythe (éd. Klinckieck, 2017) et Le Radeau démocratique : chroniques des temps incertains (éd. Lignes, 2019).
Norman Ajari est professeur spécialisé dans les questions ethniques à l’université Villanova de Philadelphie. Philosophe franco-américain, il est l’auteur remarqué de La Dignité ou la mort, éthique et politique de la race (éd. La Découverte, 2019). Il est aussi membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz Fanon.
Regards. Que l’universalisme n’ait pas tenu ses promesses est une chose. Mais l’universel ne demeure-t-il pas un idéal utile ?
Norman Ajari. Je considère que l’universalisme n’a pas de valeur pratique. Il peut parfois constituer un idéal régulateur, mais il s’avère souvent toxique et chargé d’illusions. Étant un concept malléable, que l’on peut définir de manières différentes et contradictoires, l’universalisme n’est pas en soi libérateur. Je fais la différence entre l’universel en tant que résultat souhaitable fortuit d’une lutte, et le volontarisme universaliste de le faire advenir comme but politique. C’est cet universalisme qui me semble inutile et possiblement dangereux, parce que ses valeurs abstraites, comme l’égalité, font perdre de vue les intérêts concrets des individus réels, les questions de vie ou de mort, les conditions quotidiennes d’existence des populations victimes du racisme.
Sophie Wahnich. Ce sont pourtant vos propres énoncés qui me semblent très abstraits ! En tant qu’historienne, j’estime qu’on ne peut analyser ce concept qu’en situation. L’insurrection des esclaves dans la colonie française de Saint-Domingue, par exemple, ne peut se faire qu’au nom de l’Article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme – « Les hommes naissent libres et égaux en droit » – qui est une énonciation possible de cet idéal d’universalité. Il s’agit d’un idéal certes abstrait mais, en tant que levier politique, il a été indispensable pour réclamer de sortir de la condition d’esclave. Il est donc très concret pour moi.
Cet article 1 n’avait par ailleurs rien de fortuit, puisqu’il avait été discuté de manière extrême dans des luttes politiques extrêmes qui opposaient antiesclavagistes et esclavagistes. Judith Butler, que l’on ne peut soupçonner d’être du côté d’un républicanisme abstrait et réactionnaire, raconte comment, en travaillant dans les organisations internationales, elle a découvert l’intérêt de l’universel comme étant un discours voué à se mettre constamment en crise, sous l’effet des luttes sociales contestant sa forclusion. C’est une lutte incessante pour réclamer l’inclusion, dans cet universel, des Noirs, des femmes, des immigrés, etc. Mais pour mettre en route les luttes, il faut pouvoir réclamer l’inclusion dans l’espace égalitaire commun. Pour pouvoir réclamer une dignité commune, il faut qu’il y ait l’imaginaire d’un espace commun.
« L’universalisme n’a pas de valeur pratique. Il peut parfois constituer un idéal régulateur, mais il s’avère souvent toxique et chargé d’illusions. »
Norman Ajari
Norman Ajari. Placer la révolution haïtienne comme une excroissance de la Révolution française est oublieux de tout ce qui s’est passé en Haïti auparavant, comme le rôle de la réunion de Bois-Caïman (cérémonie politique et religieuse organisée par des esclaves marrons dans la nuit du 14 août 1791), de la religion vaudoue, ou encore du marronnage qui a donné aux esclaves une expérience du maquis. Leur volonté d’affirmer leur humanité n’a pas eu besoin du langage politique français pour s’exprimer. Ce langage a certainement aidé à l’acceptation diplomatique de cet événement, mais il s’agit simplement d’une grammaire : l’article 1 n’a pas eu d’effet causal sur la révolution haïtienne. Les conditions sociales de leur existence sont les véritables ferments de la révolte des Haïtiens, qui s’est ensuite coulée dans l’esprit politique de son temps. Votre généalogie va de l’Europe vers Haïti, mais il faut aussi redonner sa place à la trame indigène, qui s’est déroulée dans son propre langage.
Sophie Wahnich. Certes, les Noirs de Saint-Domingue avaient une capacité de résistance préexistante, mais elle n’aurait pas pu se cristalliser sans un contexte général de révolution – ainsi, la réunion de Bois-Caïman date d’après 1789. Dans ce contexte, que disent les esclavagistes ? Que la Déclaration est leur terreur. Il me semble utile de l’entendre. Reconnaître le poids des textes en tant qu’ils sont des embrayeurs de lutte permet de comprendre un contexte. En août 1791, au moment de l’insurrection des esclaves, les luttes pour rendre effective la Déclaration des droits se déploient depuis plus de deux ans de part et d’autre de l’Atlantique, pour les Noirs et pour tous ceux qui ont été déclarés citoyens passifs. Il faudra encore deux ans pour abolir l’esclavage à Saint-Domingue. Haïti ne naît que dix ans plus tard dans un tout autre contexte. A contrario, l’absence de textes normatifs et de normes juridiques fortes a rendu possible le statut des Juifs en 1940 et, pendant la période coloniale, la réduction subalterne des colonisés. Bref, il y a des désastres historiques quand cette normativité n’est pas là. Il y a des gains possibles quand elle est là.
Norman Ajari. Pas toujours. L’accès à l’égalité juridique ne constitue pas forcément un progrès, au contraire. Un exemple aux États-Unis : depuis la fin légale de la ségrégation, l’écart de richesse entre les Noirs et les Blancs n’a cessé de se creuser. Quand les Noirs étaient obligés de vivre entre eux, ils avaient leurs propres travailleurs qualifiés, entrepreneurs et propriétaires d’échoppes. Paradoxalement, la déségrégation a détruit ce tissu social et a conduit en pratique à l’appauvrissement de la communauté. Autrement dit, l’égalité juridique et le langage de la politique démocratique libérale non seulement ne sont pas suffisants, mais ils peuvent même être décorrélés des conditions concrètes de la vie des gens. L’égalité juridique dépendant fortement du rapport de force réel existant, le principe universel peut être perverti au point de devenir néfaste. La déségrégation s’est avérée un outil de la suprématie blanche plus puissant que la ségrégation avait pu l’être…
Sophie Wahnich. Certes, une fois qu’on a résolu la question de l’égalité politique, on n’a pas résolu la question de l’égalité sociale. C’est l’enjeu de toutes les révolutions du XIXe siècle que de réintroduire la question sociale en plus de la démocratie. Mais plutôt que d’invalider la question politique par la question sociale, il faut les faire jouer ensemble. Car il est plus facile de transformer les règles du jeu quand on est admis à la table politique. Les métèques vivaient bien à Athènes, ils étaient plus riches que les citoyens agriculteurs ou pêcheurs, mais ceux qui pouvaient décider des lois importantes étaient les citoyens. Moi, je préfère être citoyenne.
« Pour mettre en route les luttes, il faut pouvoir réclamer l’inclusion dans l’espace égalitaire commun. Pour pouvoir réclamer une dignité commune, il faut qu’il y ait l’imaginaire d’un espace commun. »
Sophie Wahnich
Norman Ajari. Cette résolution des problèmes par l’égalité des droits universels n’a rien d’une évidence. Les militants nationalistes noirs des années 1960 et 1970 disaient par exemple que les États-Unis n’étaient pas leur pays. Pour la tradition du nationalisme noir – celle de Martin Delany et Marcus Garvey, jusqu’à Malcolm X et au Black Power –, la réponse à la ségrégation n’était pas l’intégration et l’égalité des droits à l’intérieur de cet État. La question de savoir s’il fallait fonder un État noir en Amérique ou retourner en Afrique restait ouverte.
Sophie Wahnich. Il s’agit là d’un débat idéologique, qui rappelle à certains égards celui qui animait les Juifs confrontés aux pogroms en Russie. Ils avaient trois options politiques : le socialisme internationaliste, qui impliquait de ne pas chercher à se reconnaître dans un pays, mais dans une conception du politique ; le sionisme qui, selon une logique nationaliste comparable à celle que vous décrivez chez les nationalistes noirs, impliquait de s’identifier à une terre « d’origine », quand bien même on n’y avait jamais mis les pieds ; et enfin le bundisme, qui était une position culturaliste appelant à faire reconnaître une spécificité « nationalitaire » – pour reprendre l’expression de Richard Marienstras – tout en restant dans le pays où l’on habitait. Si on considère que l’historicité du pays où l’on vit compte, alors il est important d’y être citoyen, ne serait-ce que pour y faire reconnaître ses droits spécifiques.
« La classe ouvrière noire est une classe en soi, qui pourrait devenir une classe pour soi, dans le sens de Marx, c’est-à-dire qui pourrait se découvrir des intérêts communs. »
Norman Ajari
Regards. Dans quelle mesure ce débat autour de l’universel recoupe-t-il la question du rapport entre race et classe ?
Norman Ajari. Ce rapport est souvent envisagé de deux manières antagonistes. Il y a ceux qui, comme Ta-Nehisi Coates, postulent une solidarité raciale fondamentale entre Obama et le travailleur pauvre du centre-ville de Philadelphie. En face, le vieux discours de lutte des classes estime que les différences raciales sont superficielles et appelle à une alliance de tous les travailleurs. Ce qui m’intéresse plutôt est de pointer les effets de la stratification sociale à l’intérieur même de la communauté raciale. Et la précondition pour avoir un mouvement ouvrier noir, qui pourrait par après faire alliance avec d’autres mouvements ouvriers et d’autres communautés, est de se rendre compte que l’homogénéité raciale est une illusion, de la même manière que l’homogénéité de classe est une illusion.
Il existe cependant des expériences partagées qui ont fondé des partis révolutionnaires noirs comme les Black Panthers et qui expliquent que les Noirs votent aujourd’hui à peu près de la même manière. Par exemple, l’expérience partagée de l’incarcération de masse. La classe ouvrière noire est une classe en soi, qui pourrait devenir une classe pour soi, dans le sens de Marx, c’est-à-dire qui pourrait se découvrir des intérêts communs. Il y a donc bien des intérêts de classe, mais ils ne vont pas au-delà des frontières de race.
Sophie Wahnich. Sans tomber dans l’illusion classiste d’une unité spontanée des travailleurs, il est devenu urgent de penser le lien avec la classe ouvrière blanche. Si on ne propose pas des imaginaires sociaux permettant de penser une lutte et un ennemi commun de classe, il n’y a pas de possibilité de lien de part et d’autre de la ligne de couleur, et la guerre civile latente n’est pas un art de vivre, mais de survivre. Ce lien a par exemple eu lieu en France au moment du mouvement des Gilets jaunes, notamment avec le Comité Adama. Assa Traoré a tout de suite décidé d’adopter une attitude intersectionnelle en disant : « En banlieue, on souffre pour des raisons de classe et de race. » Cela a été vécu et défendu par des groupes analogues à Pantin, Montreuil ou dans la banlieue lyonnaise, et c’est une bonne chose.
« Si on ne propose pas des imaginaires sociaux permettant de penser une lutte et un ennemi commun de classe, il n’y a pas de possibilité de lien de part et d’autre de la ligne de couleur. »
Sophie Wahnich
Plutôt que l’égalité devant le droit qui sous-tend l’universalisme, Norman, vous mettez l’accent sur l’importance de la dignité comme objectif politique…
Norman Ajari. Je me suis emparé de ce concept de manière plus empirique que philosophique, après avoir constaté son usage répété dans les révoltes en France contre les crimes policiers, dans l’histoire des luttes de l’immigration au XXe siècle, mais aussi aux États-Unis dans le discours africain-américain – par exemple dans la théologie de la libération noire chrétienne. C’est un outil des luttes radicales aussi bien nationalistes que marxistes noires. Il permet de se connecter d’emblée avec la question d’une autonomie et d’un contenu propre à la communauté qui le porte. Il ne cherche pas sa légitimité dans une légalité préexistante. Il permet de dire : nous avons une valeur en tant qu’être humain et cela suffit à nous mettre en marche politiquement pour formuler des revendications, sans avoir à se nourrir, en termes de légitimité et d’imaginaire, chez l’adversaire ou dans le statu quo. Je précise cependant que cette notion me semble surtout puissante d’un point de vue militant. Quand il s’agit de passer à l’étape juridique de la codification, la notion d’égalité est certainement plus pertinente.
Sophie Wahnich. Donc, in fine, la puissance effective d’une stabilisation des rapports de force passe par une stabilisation juridique. Aussi les minorités ont-elles besoin du droit. Quant au plan militant, je comprends ce que vous voulez dire, mais pour moi, la dignité renvoie, au moins inconsciemment, à la possibilité d’une égale dignité de tous les êtres humains, en tant qu’ils sont des êtres humains. L’implicite, c’est qu’il y a un universel de l’humanité.
Regards. Norman, vous revendiquez aussi l’essentialisme comme étant un levier des luttes antiracistes. Si la définition que vous en donnez n’est pas ethnique ou biologique, et se fonde sur l’historicité profonde, le concept n’en demeure pas moins assez provocateur. Quel intérêt lui trouvez-vous ?
Norman Ajari. Il a d’abord un intérêt polémique. Le mot est principalement utilisé comme une injure, pour délégitimer certains discours politiques. Cet automatisme m’agaçait. Sartre écrit bien que « l’existence précède l’essence ». C’est donc que la notion n’est pas en soi taboue ou abjecte. La littérature afrodescendante insiste sur l’appartenance communautaire, sur une certaine stabilité existentielle dans l’histoire et sur la solidité de la communauté. J’ai voulu garder la saveur sartrienne, faire de l’essence quelque chose de connecté à l’existence, et en faire une revendication. Il ne s’agit pas de dire que le groupe ou l’individu serait le même de toute éternité, ce serait absurde. Mais plutôt que de refuser un certain déconstructivisme des appartenances communautaires et idéologiques. Je refuse de devoir remettre en cause radicalement ces appartenances et un certain nombre de valeurs fondamentales pour pouvoir rentrer dans un cercle politique de coalition.
Sophie Wahnich. Vous trichez avec Sartre : il critiquait l’essentialisme au nom justement de l’historicité du sujet. Votre approche est cependant intéressante, elle évoque la position culturaliste bundiste nationalitaire. Mais je ne vois pas l’intérêt d’utiliser ce terme polémique. Quel intérêt de braquer les gens ? Et puis, il existe aussi une autre possibilité : considérer que la question culturelle n’a d’intérêt que dans son rapport au métissage, c’était une position forte dans les années 1970. C’est une assignation à résidence de devoir défendre prioritairement les choses dont on est héritier. Ce qui est intéressant dans l’héritage, c’est aussi de pouvoir le récuser.
Norman Ajari. Je suis d’accord. Si vous êtes Noir, il n’y a aucune nécessité à affirmer votre négritude, mais il faut reconnaître que cette noirceur a une histoire, qui a une certaine cohérence politique. Elle a donné lieu à une véritable tradition politique. Mais libre à chacun d’habiter cette trame ou de la rejeter.
Sophie Wahnich. Ou de la faire évoluer. On n’est pas forcément dedans ou dehors… On est dans l’histoire, que ce soit celle du groupe ou des interactions entre groupes : l’histoire n’est jamais figée.
Norman Ajari. Oui, être acteur. Comme le dit le philosophe africain-américain Tommie Shelby, on peut fonder la solidarité noire sur l’expérience partagée de l’injustice causée par le racisme et l’exigence de lutter contre elle, plutôt que sur un discours de l’identité. Mais encore faut-il reconnaître la légitimité du combat pour la justice raciale !
Entretien réalisé par Laura Raim