Quand, il y a près de dix ans, une compagnie minière débarqua à Wagina en projetant d’exploiter la bauxite sur 60 % de l’île [de l’archipel des Salomon], la résistance a été prompte et déterminée.
“J’étais dans le groupe qui est allé arrêter physiquement les machines qui avaient atterri sur le site”, raconte Teuaia Sito, l’ancienne présidente du Conseil des femmes de Lauru Wagina. Nous ne voulons pas d’exploitation minière, c’est simple”, ajoute cette mère de dix enfants et 19 fois grand-mère.
“Qu’est-ce que ça nous apporterait de bon ?”
Une compagnie géante qui arrive sur une île minuscule du Pacifique pour en exploiter les précieuses ressources, voilà qui n’a rien d’inhabituel. Ce qui l’est dans le cas de Wagina, c’est que c’est la population qui a gagné.
Mémoire vive
Si cette petite île de l’archipel des îles Salomon – situées à 1 700 kilomètres au nord-ouest de Cairns [en Australie] – a vu ses quelque 2 000 habitants lutter avec acharnement pour empêcher l’implantation de la compagnie minière, c’est parce que la mémoire des transferts forcés n’est pas une histoire lointaine transmise de génération en génération, mais un souvenir bien vivant.
Les gens de Wagina ont déjà été déplacés deux fois. Dans les années 1930, la pénurie de terre et la surpopulation les avaient contraints à quitter les îles Gilbert méridionales (maintenant dans les Kiribati), leurs terres ancestrales, pour s’installer dans les îles Phœnix, un autre archipel [plus à l’ouest].
Ils ont été à nouveau déracinés, au début des années 1960, par les Britanniques, officiellement en raison de sécheresse persistante, mais ils sont convaincus que c’était plutôt dû aux essais nucléaires effectués par le Royaume-Uni dans les atolls voisins.
Cette fois-là, ils avaient été déplacés à plus 3 000 kilomètres de l’autre côté du Pacifique, à Wagina, où ils ont entamé une nouvelle vie, au milieu de voisins mélanésiens dont l’aspect, la langue, l’alimentation, les cultures, les fêtes et les cérémonies funèbres étaient différents des leurs.
Certains n’ont pu affronter ce bouleversement une deuxième fois. “Un vieil homme s’est suicidé peu avant notre départ parce qu’il était malheureux de laisser des choses derrière lui, comme les cocotiers qu’il avait plantés”, raconte un villageois, Tetoaiti Amon.
Plus gros producteurs d’algues du Pacifique
Mais les habitants de Wagina se sont installés sur cette nouvelle île et ont fini par y établir des coutumes, des liens et une nouvelle industrie : ils sont désormais les plus gros producteurs d’algues – pour le dentifrice, l’alimentation, les cosmétiques et les engrais – du Pacifique.
Puis, en 2013, Solomon Bauxite Limited, une compagnie minière détenue par deux sociétés de Hong Kong, a obtenu l’autorisation d’exploiter une mine à ciel ouvert à Wagina. Les plans, accessibles au public, montrent que la mine aurait couvert 48 kilomètres carrés, soit 60 % de l’île, et entraîné le défrichage de 2 000 hectares de forêt vierge.
Un aéroport aurait été construit – l’île n’est actuellement accessible que par bateau –, ainsi que de nouvelles routes et d’importantes excavations. Quelque 150 camions chargés de bauxite auraient circulé tous les jours pendant vingt ans.
Un sous-sol riche en bauxite
Le dossier économique était solide. L’île est riche en bauxite, un minerai essentiel pour la fabrication de l’aluminium, qui est utilisé dans le bâtiment, l’automobile, la construction aérienne et l’électronique grand public. Et les îles Salomon ne sont qu’à dix jours de mer de la Chine, le plus grand importateur de bauxite au monde. La mine devait produire 24 à 40 millions de tonnes de minerai sur vingt ans, à raison de seize heures de travail par jour, six jours par semaine.
Mais les habitants de l’île ont mené un combat judiciaire pénible, éprouvant, et, en 2018, ont obtenu la suspension du projet en attendant plus ample examen du dossier.
Permis annulé en mars 2019
En mars 2019, le comité consultatif pour l’environnement des îles Salomon a annulé le permis d’exploitation au motif que les habitants de Wagina n’avaient pas été suffisamment consultés, et que la déclaration d’impact environnemental de la compagnie était “peu scientifique et insuffisante” et n’avait pas de valeur juridique.
“Une exploitation minière qui couvre 60 % d’une petite île aura d’énormes conséquences environnementales sur la qualité de l’eau, la qualité de l’air, l’écologie et l’environnement marin”, précisait le comité dans sa décision.
“[L’exploitation minière] aura également un impact dramatique et probablement irréversible sur les plus de 2 000 habitants de l’île qui tirent leur subsistance de la mer et de la terre… Que deviendra la population de Wagina si la mine occupe une zone aussi importante de l’île ? Où trouvera-t-elle les matériaux pour construire ses maisons et les ressources pour vivre ?”
La compagnie a intenté un recours contre cette décision, mais celle-ci a été confirmée par le ministre de l’Environnement [des îles Salomon], en novembre dernier.
La lutte n’est cependant pas terminée.
Le projet minier se heurte à une opposition forte mais pas unanime à Wagina, et crée des fissures dans cette petite communauté qui repose sur le consensus. Cette année, un groupe de huit habitants, qui s’est baptisé le Maungatabu, ou “conseil des anciens”, a signé un protocole d’accord avec Solomon Bauxite pour la poursuite du projet.
William Kadi, vice-président de l’Association du droit de l’environnement des îles Salomon, a piloté la bataille judiciaire des habitants de Wagina. Selon lui, bien que le protocole d’accord n’ait aucune valeur juridique et soit farouchement contesté, ces derniers vivent toujours avec la menace du retour des exploitants miniers. Il dit :
“Le plus triste, c’est d’avoir l’impression que l’endroit où vous vivez ne vous appartient pas. C’est tout simplement incroyable : ces gens sont là depuis des décennies et ils ne peuvent toujours pas obtenir de nouvelles terres pour faire face à l’augmentation de la population et assurer leurs besoins, alors qu’une compagnie minière peut tranquillement signer un bail pour les trois quarts de l’île. C’est tout simplement absurde.”
Le Guardian a interrogé Solomon Bauxite Limited sur son projet minier mais n’a pas reçu de réponse. Bruce Hills, un directeur de la société, a écrit en réponse à une enquête d’Amnesty International : “Le projet Wagina représente une opportunité financière importante en matière de développement pour les îles Salomon.”
“Les dirigeants [de la compagnie]… sont convaincus qu’il est essentiel que les îles Salomon soient en mesure d’attirer des compagnies minières qui ont les véritables compétences et la volonté de développer l’industrie minière de façon durable pour l’environnement et la société.”
“Nous pensons que ce projet est trop précieux pour toutes les parties prenantes pour qu’il ne voit pas le jour.”
Cependant un ancien de Wagina, Tebukewa Mereki, qui a présenté le recours auprès du comité consultatif pour l’environnement, a passé des années à expliquer patiemment aux cours et tribunaux que le droit des habitants de Wagina de vivre paisiblement sur leur île l’emportait sur toute promesse de bénéfice en termes d’économie et de développement. “Wagina, c’est notre vie”, a-t-il déclaré dans cet appel en justice.
“S’ils détruisent Wagina, nous n’avons nulle part où aller.”
Dorothy Wickham
Ben Doherty
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