Après l’entrée de l’Armée rouge en Afghanistan en 1979 (venue au secours du régime pro-soviétique en place) la résistance s’est organisée à la fois dans des formes locales, ethniques et nationales, avec des bases au Pakistan où des centaines de milliers d’Afghans ont trouvé refuge. Des mouvements reconnus officiellement par le Pakistan et ont été aidés par ses services spéciaux (ISI), tous se réclamant de l’Islam, et bénéficié d’un fort soutien américain et saoudien, surtout les plus radicaux, principalement les deux fractions du Hezb-e-Islami (Parti islamique), dirigées respectivement par Gulbuddin Hekmatyar et Younès Khales, implantés essentiellement chez les pachtouns. Le soutien a été beaucoup plus limité au Jamiat-e Islami (Société islamique) pourtant très connu en occident avec leur commandants, celui de la région du Panshir (nord-est) Ahmed Chah Massoud, très vite célèbre en France, et celui de la région de Herat (nord-ouest) Ismail Khan très vite célèbre en Grande Bretagne, le Jamiat étant implanté principalement chez les Tadjiks.
Le Cedetim avait rencontré et soutenu le commandant Ahmed Chah Massoud. Son armée islamique avait combattu contre l’occupation soviétique dans la vallée du Pandjchir, de 1979 à 1989. En 1985, il avait signé une trêve avec les généraux soviétiques. De 1992 à 1994, il avait étendu son influence sur Kaboul. A partir de 1996, il s’était opposé aux extrémistes religieux ou politiques et avait combattu les talibans. Il était en conflit avec les pakistanais, les américains, les saoudiens et les iraniens, et s’était retranché dans sa vallée du Pandjchir. Il a été tué par des membres d’El Quaida associés aux talibans lors d’un attentat suicide le 9 septembre 2001, deux jours avant les attentats du 11 septembre 2001 à New York.
Le Cedetim a contribué à la création d’un Mouvement de soutien à la résistance du peuple Afghan et de son journal Afghanistan en lutte, ou l’on retrouvait notamment, dont Jean Paul Gay (que ses amis appellent Paul) qui deviendra un peu plus tard permanent du Cedetim.
Pour nous, comme l’écrira Pierre Metge [1] « Peu à peu, le puzzle de la résistance afghane est en train de s’ordonner autour de trois pôles : fondamentaliste ; modéré (à la fois conservateur et tolérant) et démocratique ; anti-impérialiste ».
Pouvait-on croire, en 1980 au développement de ce « pôle anti-impérialiste », et de son alliance possible avec le « pôle modéré » ? Une esquisse de dynamique d’unité s’est bien dessinée ave, en juin 1979, la création d’un Front uni national d’Afghanistan (Djebh-e Mottahed-e Melli) [2], mais qui n’a guère tenu face aux plus durs des fondamentalistes et aux moyens de leurs alliées pakistanais, saoudiens et américains.
Notre « pôle anti-impérialiste », c’était avant tout l’Organisation pour la libération du peuple d’Afghanistan, connue sous son sigle Sama [3], dont le leader Abdul Madjid Kalakâni avait été exécuté par les soviétiques en février 1980. Son frère Abdul Ghyom Kalakâni viendra en Europe quelque temps plus tard et nous aurons l’occasion de le rencontrer et d’avoir de longues discussions avec lui.
De manière plus ou moins autonome par rapport aux partis islamistes installés au Pakistan, se développaient aussi sur le terrain un grand nombre de « front » régionaux et locaux. L’un d’eux a pris le contrôle de la quasi-totalité de province du Nimrouz (au sud-ouest du pays) et l’influence de Sama y est importante. Pierre décide d’y aller voir l’été 1981 du côté du Hazarajat où Sama était bien implanté .
De retour en France nous publierons un document Nimrouz (Afghanistan), avant-projet de programme de développement (Cedetim, Paris, décembre 1981). Et Pierre écrira dans le Monde Diplomatique l’article « Savoir traduire la réalité sociale et culturelle » déjà cité plus haut qui sera publié en mars 1982.
Des trois pôles que nous identifions dans la résistance, le « fondamentaliste » (islamiste sunnite à dominante pachtoun) autour des deux fractions du Hezb-e-Islami s’affirmait, concentrant à son profit l’essentiel de l’aide américano-pakistanaise, tandis que les autres forces du potentiel « pôle modéré », les forces du Jamiat-e-Islami (malgré le prestige de ses commandants), les fronts locaux, les militaires ouzbèkes (alliés puis se distanciant du régime) et le Conseil révolutionnaire d’unité islamique des hazara chiites (soutenu par l’Iran), étaient militairement moins bien dotés, politiquement divisées et de toute façon plutôt mal (voire très mal) considérés par les Pakistanais et les Américains. Quant au Sama, subissant la double pression des fondamentalistes et du régime, et trop faible pour fédérer autour de lui d’autres forces, il allait être écrasé, et Abdul Ghyom Kalakâni assassiné par les services pakistanais en 1983.
Pendant ce temps-là, l’islamiste radical palestinien Abdullah Yusuf Azzam (tué en 1989) fondait un Maktab al-Khadamāt (bureau de service), recrutant des volontaires internationaux pour mener le « djihad » contre les soviétiques en Afghanistan, avec le soutien actif des services pakistanais et de la CIA. Cette organisation sera bientôt connue comme « La base » (Al Qaida) développée et dirigée par le saoudien Oussama ben Laden. Quelques années plus tard les services secrets pakistanais favoriseront la construction d’une organisation recrutant parmi les réfugiés afghans des medersas (écoles coraniques) salafistes du pays, et pour cette raison appelés les Talibans (« Etudiants »). Au milieu des années 1990 Talibans afghans et jihadistes internationaux d’Al Qaida feront alliance… et prendront le contrôle du pays.
Suite aux attentats du 11 septembre 2001, organisé par Al Qaida à partir de l’Afghanistan, les américains (et l’OTAN), interviendront… Pour aboutir vingt ans plus tard au fiasco actuel, au retour des talibans et à la perpétuation de la guerre interne.
Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut lire l’excellent livre de Gilles Dorronsoro : Le gouvernement transnational de l’Afghanistan, une si prévisible défaite, Editions Karthala, 2021
Bernard Dréano
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Complément de Pierre Metge
Tes précisions sont entièrement pertinentes. Nous avons en effet rencontré Qayyum Rahbar, frère de Majid Kalakani et son successeur à la tête de SAMA. J’ai pour ma part rencontré à Peshawar Qayyum et quelques uns des dirigeants de SAMA et du Front qu’il avait constitué et j’ai visité une zone sous contrôle de ce Front en Hazarajat. Cette zone a deux ans plus tard été attaquée et réduite par un groupe de moudjahidines armés par le Pakistan. Quant à Qayyum il a été assassiné à Peshawar en janvier 1990 par des tueurs guidés par les services secrets pakistanais. Il avait réussi un an auparavant à envoyer en Allemagne sa femme, ses deux filles et la femme de son frère. Je suis en contact régulier avec Nahid et Afissa ses deux filles.
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Merci les camarades du CEDETIM. Il était important de rappeler nos liens avec l’extrême gauche afghane.
Celle-ci on le sait était petite et coincée entre les géants qui s’affrontaient à l’époque. Beaucoup plus tard après l’invasion américaine, j’ai connu Sima Samar qui avait charge d’un organisme des droits humains à Kaboul. Elle avait fait le choix de collaborer avec le régime mis en place par les Américains. Elle aussi était hazara, cette minorité qui a depuis longtemps marginalisée et plus était persécutée par les islamistes.
La dissidence du commandant Massoud était plus significative, mais marquée par son implantation ethnique. Je ne sais pas s’il portait un projet démocratique potentiel.
Je veux revenir un peu sur le régime soviétique. Le PDPA était très petit, avec une implantation parmi les lycéens et quelques militaires à Kaboul. Leur arrivé au pouvoir a surpris tout le monde, y compris eux-mêmes. Ils se sont divisés entre « modérés » et « radicaux » en essayant de courtiser l’appui de L’URSS qui elle aussi était hésitante. Au tournant des années 70, les Soviétiques étaient fascinés par l’écroulement es régimes pro-américains (Vietnam, Angola, Iran, Nicaragua). Ils ont pensé que le vent poussait de leur côté et bien qu’ils aient été réticents à appuyer la « révolution » afghane, ils ont embarqué dans une aventure mal partie.
Ils ont en grande partie loupé la montée islamiste.
La décision funeste de Moscou d’envoyer des troupes a été prise avant le début de la transition entre la période Brejnev et Gorbatchev qui lui a vu l’impasse d’où le repli. Mais il était trop tard.
Le PDPA n’avait pas d’implantation pratiquement en milieu rural et très peu en dehors de Kaboul. Najibullah le protégé de Gorbatchev a tenté de négocier une sortie de crise. A ce moment, les factions islamistes étaient su armées avec l’énorme appui américain.
Pendant la dernière période, un nombre restreint d’ex PDPA ont rejoint le régime pro américain dont un ministre de l’Éducation dynamique Hanif Atmar. À Kaboul en 2007, je l’ai rencontré de même d’autres anciens cadres du PDPA. Ils acceptaient de travailler avec le régime et considéraient l’ennemi de leur ennemi comme leur ami. Ils tentaient de mettre de l’avant quelques réformes qui ressemblaient beaucoup à celles mises de l’avant sous Najibullah. Je crois qu’ils étaient sincères, tout en commettant la même erreur qu’au début, subordination ou dépendance à des forces extérieures, sous-estimation des structures islamistes et traditionnelles, substitutisme, etc.
Tout en disant cela, je me demande ce que nous aurions fait !
Le projet Taliban était l’antithèse de toute perspective démocratique, c’était et c’est un fait. Ils ont capté le sentiment national et la perspective anti américaine.
On verra ce qu’ils feront cette fois. Plusieurs talibans sont maintenant devenus des bureaucrates bien installés à Doha et ailleurs à passer leur vie dans des pseudo négociations. Sociologiquement parlant, ils ne sont plus des barbus avec des armes dans la montagne (la base taliban l’est). Ils doivent se dire qu’il faudra mettre de l’eau dans leur vin, tant sur le plan interne (les écoles pour les filles) qu’externes (couper tout lien avec des factions islamistes régionales), et donc prendre le pouvoir pour le garder, tout en réprimant tout vestige d’un projet démocratique. Encouragés par leurs subordonnés saoudiens et Pakistanais, les USA vont probablement accepter cela.
Cependant le conflit pourrait resurgir dans des régions (au nord), bien que les Russes contrairement aux soviétiques, ne vont pas les appuyer.
Sur un plan géopolitique, les USA seront forcés de tenter de saboter une stabilisation qui pourrait se faire au profit du Pakistan et de leur grand « ami », la Chine. L’alliance actuelle contre la Chine qui inclut l’Inde et son régime proto-fasciste pourrait mener à tenter de foutre le bordel, encore une fois, en Afghanistan qui, cependant, est devenu un site marginal, éloigné des grandes confrontations, mais qui reste dans le décor géographiquement parlant (routes, pipelines, etc.).
Il n’en reste pas moins que le repli honteux des USA qui réveille le souvenir de Saigon illustre bien le grand et irrésistible déclin. Le camp anti américain avec la Chine capitaliste et impérialiste en ressort renforcé. Mais est ce un progrès du point de vue d’une transition démocratique ?
Pour terminer, face à cet horrible conflit comme bien d’autres, les alter dont nous sommes et la gauche en général ont été mis globalement hors circuit, confinés à des actions humanitaires ou de défense des droits, sans projet, sans partenariat stratégique. Je pense qu’il faut regarder cette situation en pleine face pour essayer de d’appuyer des camarades à reconstruire un programme stratégique à long terme qui prendra une génération ou deux.
Pierre Beaudet