Avant de quitter la région administrative spéciale, ce dimanche, la correspondante de « Libération » porte un ultime regard ému sur ce territoire où elle a vu, en six ans, l’Etat de droit s’évanouir et la peur s’installer.
J’ai atterri en octobre 2015 dans une ville libre. Je quitte ce dimanche un territoire chinois.
La société civile s’y désagrège, les libertés sont déflorées, les opposants jugés à huis clos alors que des salves de critiques visent l’art, les médias, les homosexuels, les religions et même les dessins de moutons blancs. « Hongkong n’a jamais été libre, m’a repris récemment une jeune élue. Ni pendant la colonisation britannique ni après la rétrocession, en 1997. Elle n’a jamais non plus été démocratique. Pour ceux qui ouvrent les yeux aujourd’hui, la douleur est intolérable, et beaucoup préfèrent se rendormir. »
Avant mon arrivée, on m’avait assuré : « Tu verras, Hongkong n’est pas la Chine, c’est un autre système, très occidentalisé. »
On m’avait vanté le dynamisme d’une mégapole obnubilée par la réussite et apolitisée. J’ai d’abord été heurtée par son caractère profondément chinois. J’ai été écœurée par cet agrégat de tours contre nature aux fenêtres si étroites que leur seule vue me faisait manquer d’air.
Quant à l’apathie politique, l’assertion s’est vite révélée fausse, ce qui a pimenté mon travail mais précipité la fin des spécificités de la ville, garanties en principe jusqu’en 2047.
Atmosphère de suspicion
Mon installation fut concomitante de l’affaire des libraires de Causeway Bay. Deux jours avant mon arrivée, un premier éditeur critique à l’encontre des dirigeants communistes chinois « disparaissait ». Quatre autres allaient être enlevés dans les semaines suivantes, dont un sur le sol hongkongais. L’incident créa une onde de choc chez des Hongkongais persuadés de l’inviolabilité de la frontière entre leur territoire, alors semi-autonome, et la Chine continentale.
Puis, au fil des mois, les pétales de la bauhinia, l’emblème de Hongkong, ont été arrachés et, avec eux, l’espoir de dissocier longtemps encore le destin de la région administrative spéciale de celui du reste du pays. Il y eut plusieurs points de basculements, dont le 21 juillet 2019, quand des gangs attaquèrent des manifestants sans que la police n’intervienne. La confiance dans la police, institution alors respectée, s’est brisée ce jour-là. Pour beaucoup, l’Etat de droit a cessé d’exister.
La loi de sécurité nationale, imposée un an plus tard par Pékin, a porté le coup de grâce.
Pour résumer, j’avais réalisé mon premier reportage pour Libération en septembre 2016, avant les législatives. Sur les quatre candidats de l’opposition que j’avais suivis, trois sont aujourd’hui en prison ou dans l’attente d’un procès, le quatrième est exilé aux Etats-Unis.
De tous les étudiants, cadres et retraités qui avaient par ailleurs partagé avec moi leur colère et pleuré leur désespoir en 2019 et 2020 lors des intenses manifestations, la quasi-totalité s’est évaporée de Telegram quelques heures avant la promulgation de la loi de sécurité nationale, le 30 juin 2020. Mon carnet d’adresses s’est vidé du jour au lendemain.
Evaporée aussi la spontanéité d’une ville d’un coup engloutie dans une atmosphère de suspicion, de non-dits et de sous-entendus.
Désarroi des parents
Certains de mes amis disent « suffoquer » dans ce qu’ils nomment une « cage mentale » cernée par la police. Un système sournois dans lequel les libertés sont en apparence maintenues mais où le moindre tchat privé peut valoir la prison.
Hongkong est devenu comme un panoptique à ciel ouvert où chacun, ignorant s’il est surveillé, agit comme s’il l’était. Certains décrivent la peur d’être dénoncé au travail pour une analyse économique, une blague à la machine à café ou une interview donnée à la presse.
Et les mots sont trop petits pour décrire le désarroi de ces parents qui observent, tétanisés, le Parti communiste lobotomiser la jeunesse, la priver de son histoire et bientôt de sa langue cantonaise et de son identité. « Comment inculquer à notre fils de 3 ans les valeurs dans lesquelles nous croyons sans le mettre en danger à l’école ? Nous avons déjà commencé à nous censurer jusque dans l’enceinte de notre propre foyer, ce n’est pas humain », me confie la mère d’un copain de mon fils, effondrée de ne pouvoir émigrer faute de revenus suffisants.
Un soignant de 30 ans me raconte, lui, qu’il refuse d’avoir des enfants dans cette « ville où l’absence d’avenir est pire que les prix de l’immobilier, qui rendent impossible d’acheter un logement ».
Quelque chose s’est donc irrémédiablement fané. Et ni les plages de sable blanc ni les glaces à la vanille de Sai Kung n’ont la légèreté d’avant.
J’ai souvent regretté durant ces six années de n’avoir pas pu visiter la Chine continentale. Mais en un sens, je viens d’y passer les douze derniers mois, sans avoir même franchi la frontière.