Fort-de-France (Martinique).– Dans une Martinique frappée par une quatrième vague de Covid-19 particulièrement meurtrière, la campagne de vaccination peine à décoller. 25,4 % de la population a reçu au moins une dose, dont près de 20 % avec un schéma vaccinal complet. Des taux encore faibles, qui placent l’île parmi les territoires français les moins vaccinés, avec la Guadeloupe et la Guyane.
Les Ehpad comptent 48,6 % de primo-injectés parmi les résidents. Et 44,2 % avec un schéma vaccinal complet. Pour ce qui est des professionnels de santé qui y travaillent, la couverture vaccinale une dose et celle en schéma complet sont respectivement de 30,9 % et 21,6 %.
Le chlordécone, pesticide nocif pour l’humain, utilisé entre 1972 et 1993 dans les bananeraies martiniquaises et guadeloupéennes pour lutter contre les charançons, a contaminé 92 % de la population. Les deux îles détiennent le record mondial de cancers de la prostate par habitant. Plusieurs études établissent le lien entre l’exposition au chlordécone et le cancer.
Un scandale d’État qui, au-delà d’empoisonner la grande majorité des habitantes et habitants des deux îles antillaises, a accentué la défiance envers Paris, particulièrement palpable ces derniers temps. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui pensent que de la même manière que le chlordécone, le vaccin va les empoisonner.
Mais les réticences ne s’arrêtent pas à cette crainte. Loin des fantasmes autour du « vaudou » et du « rhum », les motifs s’entremêlent jusqu’à ce qu’une pelote de récits se forme et s’épaississe. Des crimes coloniaux aux ratés de la campagne de communication autour de la gestion de la crise sanitaire, Philippe Pierre-Charles, membre fondateur du Groupe révolution socialiste, syndicaliste et agrégé d’histoire, reçoit Mediapart à Fort-de-France pour décortiquer la situation.
Philippe Pierre-Charles, à la maison des syndicats à Fort-de-France, en Martinique. © YS / Mediapart
Yasmine Sellami : Comme analysez-vous le discours qui consiste à expliquer les réticences de la population martiniquaise envers la vaccination par « des raisons culturelles » ?
Philippe Pierre-Charles : Ce sont des arguments très marqués par des préjugés racistes. Comme ceux tenus par un médecin sur les Martiniquais qui se soigneraient avec le vaudou et le rhum [propos du généraliste Hervé Boissin sur le plateau de LCI, le 31 juillet – ndlr]. Le vaudou n’existe pratiquement pas ici et les superstitions sont aussi présentes que dans d’autres endroits où le taux de vaccination est très élevé. Notre population est instruite, et pas plus irrationnelle qu’ailleurs. Mais dans l’imaginaire colonial, la colonie est le lieu de la magie, de l’ignorance, de la superstition… un fantasme, sans aucune recherche de la réalité.
Comment expliquez-vous, d’un point de vue historique, cette défiance des Martiniquaises et Martiniquais envers Paris ?
Le problème est que, lorsque les dominants sont les héritiers de l’histoire esclavagiste et coloniale, et que les dominés sont les héritiers de cette même histoire, mais de l’autre côté, forcément, cela alimente la défiance des seconds envers les premiers. La forte réticence peut donc s’expliquer par des raisons historiques. À commencer par le sentiment d’injustice nourri par un grand nombre de crimes coloniaux non élucidés.
Par exemple, en 1971, Gérard Nouvet, un jeune lycéen martiniquais, a été tué par une grenade militaire alors qu’il sortait voir des amis. Il n’y a jamais eu de reconnaissance officielle de ce crime. Les autorités à l’époque avaient même déclaré qu’il était mort en tant que manifestant et non pas en tant que lycéen, alors qu’il n’était pas en train de manifester quand il a été tué. Plus tard, on a su que le militaire en question a été déplacé, mais sans plus.
Autre exemple, en 1974, en plein mouvement de grève des ouvriers, plusieurs protestations éclatent en Martinique. Deux ouvriers ont été tués. Le corps de l’un d’eux a été retrouvé sans vie sur la plage, au nord de l’île. Là encore, il n’y a pas eu de poursuite.
On peut aussi citer le cas du journaliste martiniquais André Aliker. Il a été assassiné en 1934, car il enquêtait sur les malversations d’un béké, Eugène Aubéry. Il a été tué à la suite de la publication de son enquête sur Eugène Aubéry, après plusieurs tentatives d’intimidation et une tentative d’assassinat manquée. Mais le béké en question n’a jamais été condamné pour ça. Conséquence : l’un des frères d’André Aliker a pris une arme et a tiré sur Eugène Aubéry.
L’histoire coloniale est remplie de scénarios comme ceux-là.
Le traumatisme du chlordécone, ce pesticide nocif pour la santé utilisé en Martinique et en Guadeloupe entre 1972 et 1993 et qui a contaminé 92 % de la population des deux îles, joue-t-il un rôle dans le manque de confiance envers les autorités ?
C’est effectivement l’un des facteurs qui expliquent le manque de confiance, oui. Ce qui est frappant dans l’affaire du chlordécone, entre autres choses, c’est que lorsque le scandale éclate, il reste, pendant plusieurs années, un sujet agité seulement par quelques associations et quelques avocats. En 2005, il y a eu le premier forum social sur la question. Mais il n’y a pas eu de grosse manifestation populaire, comme si cela était une fatalité. Comme si c’était dans l’ordre des choses et qu’on ne pouvait rien y faire.
En 2018, un second forum social, cette fois-ci mieux organisé, a remis le sujet au cœur des débats. Mais il a fallu attendre le 27 février 2021 pour voir éclater la plus grande manifestation contre le chlordécone. Elle était comparable en ampleur à celle de 2009 [année de la grande grève générale contre la vie chère en Martinique et en Guadeloupe – ndlr]. Et elle ne s’est déroulée que lorsque les Martiniquais ont eu le sentiment qu’il allait y avoir prescription dans ce dossier. C’est à ce moment-là que le changement d’échelle s’est opéré, car le sentiment d’injustice s’est renforcé. Avant, il y avait quelques manifestations mais qui ne réunissaient pas plus de 400 à 500 personnes.
Ce risque de prescription a fait que la défiance du peuple martiniquais envers l’État français s’est, depuis, manifestée très fortement. À cela s’ajoute un petit détail, celui du rétropédalage de Macron, qui, lorsqu’il est venu en Martinique, a déclaré que l’État doit prendre ses responsabilités. Puis, lors des grands débats, pendant le mouvement des Gilets jaunes, a avancé que le chlordécone n’était pas cancérigène.
Identifiez-vous d’autres explications, plus récentes que l’affaire du chlordécone ?
Il en existe plusieurs. La première est commune à tous les territoires français. Elle repose sur toutes les incohérences tenues au plus haut niveau de l’État au début de la pandémie. Notamment sur la question du port du masque. Un jour il est inutile, un autre il devient obligatoire.
Puis il y a aussi une incohérence particulière à la Martinique. En février 2020, il a fallu que le peuple se mobilise et manifeste contre l’arrivée de touristes en provenance d’Italie, où l’épidémie flambait à l’époque alors que ce n’était pas le cas en Martinique. Ce sont les menaces de la population qui ont fait que l’avion reparte, les autorités n’auraient rien fait sinon.
Une fois que le virus est arrivé ici, il y a eu une disproportion dans les mesures prises, comme si on voulait rattraper les erreurs passées. Le premier confinement s’est déroulé dans un climat de terreur exagéré alors qu’on n’avait pas beaucoup de cas. Il y a eu une série de mesures plus ou moins à contre-temps avec une concertation limitée.
Le caractère contraignant de la vaccination et l’obligation vaccinale, mis en rapport avec l’histoire martiniquaise et notamment le scandale du chlordécone, créent forcément un effet terrible. La population pense que si on veut lui imposer quelque chose, c’est que ce n’est pas bon pour elle.
À cela s’ajoute l’attitude un peu dédaigneuse vis-à-vis de la pharmacopée locale. Le mépris des plantes locales présentées comme de la sorcellerie, par opposition à la science, engendre une réaction de défense qui consiste à s’opposer à la chimie imposée par l’État.
Quid de la campagne de communication en Martinique depuis le début de la crise sanitaire ?
Le caractère colonial de la gestion de la pandémie en Martinique a aussi accentué la défiance de la population envers les autorités. Elles pensaient que faire parler le préfet et le directeur de l’ARS allait suffire. Elles n’avaient pas conscience du niveau de défiance des Martiniquais.
Autre problème, les mesures ont été prises depuis Paris. Il y a même l’un des confinements, ici en Martinique, qui n’a pas été annoncé par le préfet mais par Macron depuis la capitale de l’Hexagone.
Maintenant que les autorités ont pu constater les réticences des Martiniquais, elles ont voulu rectifier le tir en faisant des réunions avec les élus locaux et en leur demandant de sensibiliser la population. Mais là encore, ça ne fonctionne pas, car les décisions émanent de l’État et du préfet.
Il y a quelques jours, j’ai été en contact avec le préfet au nom du CDMT [Centrale démocratique martiniquaise du travail, syndicat anticolonialiste et anticapitaliste – ndlr]. Je lui ai suggéré d’organiser une confrontation des thèses autour de la politique menée pour lutter contre le Covid. Une confrontation sous l’égide de personnes et de structures qui bénéficient de la confiance de la population. Il m’a répondu qu’il travaillait sur quelque chose, sans préciser ce dont il s’agit.
Quelques jours plus tard sort dans la presse l’information suivante : le préfet met en place un comité citoyen de transparence. En le communiquant de cette manière, il tient à montrer que c’est lui qui a décidé de la chose. Là encore, c’est un réflexe colonial typique.
Les élus locaux ont-ils un poids pour rassurer la population martiniquaise ?
Les élus locaux n’ont pas un grand poids auprès de la population. Il suffit de voir l’abstention assez forte sur le territoire. La CTM [collectivité territoriale de Martinique – ndlr] a déjà pris position contre l’obligation vaccinale et contre le passe sanitaire. C’est passé relativement inaperçu. Les critiques des élus continuent de tomber parce que cette motion n’a pas été accompagnée d’action collective. Elle n’a débouché sur rien du tout.