Martinique (Antilles).- Le vaccinodrome du Lamentin, au centre de la Martinique, attire peu de monde en ce jeudi après-midi pluvieux d’août. Seule une demi-dizaine de personnes patientent au pied de l’imposant palais des sports, devenu, fin mars, le plus grand centre de vaccination de l’île. « On a une baisse de fréquentation depuis deux jours, observe Ludovic Durand, médecin sapeur-pompier responsable du site. La semaine dernière, en cinq jours, on a vacciné 5 586 personnes. Aujourd’hui, c’est le quatrième jour d’ouverture hebdomadaire, et on est seulement à 3 200 personnes. »
Assise à l’intérieur, sous les gradins, dans l’espace qui fait office de secrétariat, Chantal Clotilde, 52 ans, vient de recevoir sa deuxième dose. Elle attend son certificat de vaccination. « Je n’ai pas du tout hésité avant de me faire vacciner. Par contre, j’ai pas mal d’amis réticents, qui pensent que le vaccin va les tuer », raconte-t-elle. Ce qui nourrit cette peur, ce sont « les vidéos qui tournent sur les réseaux sociaux, qui montrent que le vaccin peut provoquer des maladies et mener à la mort ».
Ces mêmes vidéos, Valérie Choux, 50 ans, en a vu circuler pas mal. « Je ne suis pas trop sur les réseaux sociaux, mais je recevais tout de même plein de contenus où des médecins, des personnes crédibles diffusaient des fake news. Alors je ne savais plus qui croire. J’étais réfractaire. » Et même si elle vient de sauter le pas de la première injection, la quinquagénaire reste dubitative : « Je le fais parce que dans ma commune, il y a eu beaucoup de morts du Covid, y compris des membres de ma famille. Je ne sais pas vraiment ce qu’il y a comme effets. J’espère surtout que ça m’évitera une forme grave si je l’attrape... »
Trois chaises plus loin, Florian Jougon, 20 ans, patiente pour le quart d’heure post-injection. « Des membres de ma famille m’ont dit que j’allais mourir, d’autres que j’allais devenir stérile, confie l’étudiant en biologie. Je trouve qu’il y a un grand flou dans l’information que reçoivent les gens sur le vaccin et ses effets. »
Jeudi 19 août, le centre de vaccination du Lamentin, en Martinique, connaît une baisse de fréquentation. © YS / Mediapart
Un « grand flou », auquel se mêle un important manque de confiance en l’État français, alimente les doutes et mène parfois au refus catégorique de la vaccination contre le Covid-19. Une situation qui classe la Martinique parmi les territoires français les moins vaccinés. Selon les derniers chiffres de Santé publique France, sur cette île frappée par une quatrième vague meurtrière, moins de 20 % de la population dispose d’un schéma vaccinal complet. Et 25,4 % des Martiniquaises et Martiniquais ont déjà reçu au moins une dose, soit 5 points de plus.
« Je ne suis pas antivax, je suis contre les mesures liberticides du gouvernement », nuance celui qui se fait appeler Ras David Rehael. Même s’il se définit comme tel, le quadragénaire au look rasta refuse, pour l’heure, de se faire vacciner. « Je veux être sûr de ce qu’on nous injecte, je ne veux pas être un cobaye, lance-t-il. Comment faire confiance à un gouvernement qui nous a toujours menti ? Le scandale du chlordécone montre bien comment, au nom des intérêts économiques, ils sont prêts à sacrifier nos enfants et notre environnement. On a l’impression d’être les possessions de l’État français. »
Le chlordécone revient souvent dans la bouche des non-vaccinés. C’est un pesticide nocif pour la santé utilisé en Martinique et en Guadeloupe entre 1972 et 1993. Il se caractérise par trois spécificités qu’énumère le chercheur au CNRS, spécialiste des interactions entre l’histoire coloniale et les problématiques environnementales, Malcom Ferdinand : « Il a une forte rémanence dans les sols. Il est encore présent aujourd’hui et le sera peut-être pour plusieurs dizaines, voire centaines d’années. Il est aussi généralisé, on ne le retrouve pas que dans les sols et on estime que plus de 90 % des Martiniquais et Guadeloupéens sont contaminés au chlordécone. Enfin, il est délétère. C’est-à-dire qu’il implique un ensemble de problèmes de santé, notamment liés au développement de l’enfant, mais aussi certaines pathologies, dont le cancer de la prostate. »
Aucune action de justice n’a été menée à son terme sur cette contamination qui est là depuis cinquante ans. Le procès risque même la prescription, ce qui renforce le sentiment d’injustice au sein du peuple martiniquais. Mais Malcom Ferdinand insiste : « Le chlordécone et la crise sanitaire sont des sujets totalement différents et j’invite tout un chacun à faire la part des choses. La crise sanitaire actuelle est grave, et mondiale. Nous devons tous prendre nos responsabilités pour la combattre ensemble. C’est une action collective à mener. » Le chercheur martiniquais rappelle qu’il a été lui-même contaminé avec ce pesticide. « Le fait que ce poison est encore là est effectivement l’une des failles, des erreurs, l’un des manquements des services de l’État jusqu’à présent. Pour autant, on ne peut pas tenir ce traumatisme comme excuse pour ne pas faire face comme on devrait le faire à cette épidémie mondiale. »
Le centre de vaccination de Fort-de-France a été incendié le 31 juillet 2021 après une manifestation contre le couvre-feu. © YS / Mediapart
Pourquoi une telle opposition ? Pourquoi un si faible taux de vaccination ? Loin des clichés « culturels » autour du « vaudou » et du « rhum », qui ont scandalisé plus d’une et plus d’un en Martinique, les explications sont diverses et complexes.
Selon l’historien martiniquais Gilbert Pago, le manque de confiance envers l’État est assez nouveau, et date des vingt à vingt-cinq dernières années. « Pendant longtemps, aux Antilles, les gens faisaient beaucoup plus confiance à l’État qu’aux dirigeants économiques locaux, comme les békés, qui étaient plutôt royalistes et opposés à la République. C’est d’ailleurs l’une des causes pour lesquelles les gens ont demandé la départementalisation. »
Le problème, d’après le spécialiste, réside dans le fait que « les békés ont pratiquement conquis toutes les sphères du pouvoir en France. Et finalement, les lois qui passent en France sont les lois qui satisfont les békés. Et ça, c’est un élément important dans le manque de confiance ».
Et aujourd’hui, ce manque de confiance traverse toutes les sphères, y compris celle du corps médical. À l’entrée du centre hospitalo-universitaire de Martinique (CHUM), à Fort-de-France, une pancarte du syndicat Force ouvrière donne le ton. « Pas d’obligation vaccinale », peut-on lire, aux côtés d’une liste de scandales sanitaires comme celui du chlordécone ou encore du sang contaminé. « C’est surtout le personnel paramédical qui fait de la résistance. C’est incompréhensible étant donné qu’ils sont en première ligne », regrette Cyrille Chabartier, chef du service réanimation.
À l’entrée de l’hôpital Pierre Zobda-Quitman, une pancarte du syndicat Force ouvrière contre la vaccination obligatoire. © YS / Mediapart
Difficile de convaincre la population quand le personnel hospitalier lui-même est sceptique. « On a beau communiquer, ouvrir nos services aux médias, on ne nous croit toujours pas », désespère Benjamin Garel, le directeur de l’établissement, entre deux réunions. Les fake news séduisent et circulent massivement sur les réseaux sociaux et les groupes de discussion. Et la défiance a la peau dure.
Alors pour mieux connaître les raisons de ce frein à la vaccination, l’Agence régionale de santé a clôturé une enquête sur la question le 20 août dernier. En attendant la publication des résultats, les médias s’organisent pour mieux informer la population. Le premier débat télévisé sur la question a eu lieu la semaine dernière, et des médecins répondent chaque soir aux questions des spectateurs sur la chaîne principale, Martinique La Première.
Le chef de service des urgences du CHUM espère que cela portera ses fruits, mais il conclut : « Si les gens se mettent à se vacciner maintenant, cela nous aidera surtout à éviter une prochaine vague. La quatrième vague, on est déjà dedans. On n’a pas d’autre choix que de la gérer tant bien que mal. »