À l’écart des drapeaux algériens plantant le décor d’un rassemblement de militants venus réclamer l’État de droit et la libération des détenus d’opinion, quelques centaines de personnes s’amoncellent, à 15 heures, place de la République à Paris, en solidarité avec le peuple afghan, dont le pays est tombé mi-août aux mains des talibans (retrouver notre dossier ici) [1]. « Une catastrophe humanitaire est en cours », assène l’une des pancartes qui s’élèvent vers le ciel, tandis qu’une autre réplique, entre les mains d’une femme afghane au visage entouré d’un voile noir : « Afghan lives matter ».
Un slogan qui agit comme une piqûre de rappel pour que l’Afghanistan ne tombe pas dans l’oubli, à l’heure où les évacuations vers la France ont pris fin – quelque 2 600 Afghans ont été évacués vers la France après 26 rotations entre Kaboul et Abou Dabi et 16 vols entre Abou Dabi et Paris – et où la suggestion d’Emmanuel Macron de créer une « zone protégée » à Kaboul a été rejetée d’office par les talibans. Une proposition « hors-sol, bien loin de la réalité », juge Violaine Carrère, chargée d’étude au Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), dont le guide à destination des Afghans en quête de protection, pour eux ou pour leurs proches restés en Afghanistan, a atteint jusqu’à 9 000 consultations quotidiennement dans les jours qui ont suivi la prise du pouvoir par les talibans.

Rassemblement de soutien au peuple afghan place de la République à Paris, dimanche 5 septembre. © NB
« Les perspectives d’accueil semblent vouloir se refermer à une rapidité assez sidérante, puisque les événements en Afghanistan datent du 15 août. On a déjà l’impression que les jeux sont faits, qu’on a évacué le plus de personnes possible tant que les Américains étaient là et que, maintenant, le dossier est bouclé », déplore-t-elle pour justifier l’appel au rassemblement signé par une trentaine d’organisations aussi variées que le Gisti, Amnesty International France, Enfants d’Afghanistan et d’ailleurs, Solidaires, l’Alliance des femmes pour la démocratie, le Collectif national pour les droits des femmes ou l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). « Il était important pour nous de marquer notre solidarité avec le peuple afghan en besoin de protection, les femmes en particulier, à travers cette mobilisation », poursuit Geneviève, bénévole engagée auprès de la Cimade.
Un droit d’asile « effectif » pour tous
Elle et sa camarade Laurence, également active au sein de l’association d’aide aux étrangers, font la liste de leurs revendications : le droit d’asile pour toutes celles et ceux en quête de protection, le traitement des demandes de réunification familiale des réfugiés déjà présents en France souhaitant mettre en sécurité leurs proches restés en Afghanistan (3 500 dossiers seraient en instance à ce jour), la prise en compte des personnes « dublinées » (invitées à demander l’asile dans le premier pays par lequel elles ont rejoint l’Union européenne) et déboutées de l’asile (ayant vu leur demande rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides et par la Cour nationale du droit d’asile), vivant une « situation de non-existence » après avoir pourtant franchi mer et montagnes pour rejoindre la France.
Au micro, Reza Jafari, président de l’association Enfants d’Afghanistan et d’ailleurs, lui-même réfugié afghan, manie l’anaphore : « Il me semble juste de réclamer des couloirs humanitaires pour les Afghans qui veulent quitter leur pays […]. Il me semble juste de réclamer le droit d’asile pour tous les Afghans se trouvant en Europe. Il me semble juste de réclamer un accueil digne pour les Afghans qui arrivent sur notre sol […]. » Mais malgré la situation, en France, la protection des Afghans pourrait être menacée, comme l’a montré un document interne à la Cour nationale du droit d’asile consulté par Mediapart, laissant entendre que la prise du pouvoir par les talibans rimerait avec la cessation du conflit armé sur place et que les Afghans cherchant refuge en France ne pourraient plus prétendre à la protection subsidiaire. « Il y a fort à parier que le nombre de personnes bénéficiant d’une protection va diminuer. On n’aura plus que quelques femmes journalistes, avocates ou artistes, des cas qui font pleurer dans les chaumières facilement », s’inquiète Violaine Carrère.

Sabera, 56 ans, se bat pour les femmes afghanes et ses deux filles restées coincées en Afghanistan. © NB
« Il ne faut pas oublier non plus ceux qui ont aidé l’armée française, dont les dossiers sont retardés et n’ont toujours aucune réponse, alors qu’il y a aujourd’hui des difficultés concrètes pour sortir d’Afghanistan », souligne la chargée d’étude du Gisti, qui regrette l’absence d’une vraie « volonté politique » du gouvernement français pour contraindre le nouveau pouvoir en place à laisser les personnes qui le souhaitent partir, à commencer par les femmes, particulièrement vulnérables dans ce contexte. Cheveux coiffés en arrière, tee-shirt rose vif et foulard assorti, Sabera Sakhi, au milieu de la foule, arbore le drapeau noir, rouge et vert du pays qu’elle a fui six ans plus tôt. « Je m’occupais d’un centre pour femmes et [militais] pour la défense de leurs droits à Maidan Shar, près de Kaboul. Mais on a dû cesser notre activité à cause des talibans », déroule-t-elle. Arrivée en France avec un visa, elle dépose une demande d’asile et obtient alors le statut de réfugié.
Problème, ses deux filles, âgées d’une trentaine d’années et mères de famille, l’une médecin, l’autre assistante, sont restées en Afghanistan. « Elles sont à Kaboul et ont arrêté de travailler. Chaque soir, elles dorment dans un endroit différent pour se cacher. C’est une république fasciste, les femmes n’ont plus aucun droit. On est là aujourd’hui pour porter la voix des femmes », clame-t-elle, avant d’éclater en sanglots et d’avouer son sentiment d’impuissance lorsque ses filles lui demandent, au téléphone : « Maman, qu’est-ce que tu fais pour nous de là où tu es ? »
Près de Sabera, Azizgul, 29 ans, un béret sur la tête dont la couleur noire contraste avec le jaune moutarde de son tee-shirt, abonde : « Je suis venue en soutien aux femmes restées en Afghanistan, parce qu’elles n’ont plus de droits, pas même celui de travailler », soupire-t-elle, écoutée attentivement par son mari. Cette ancienne professeure des écoles à Mazâr-e Charîf (au nord de Kaboul) a dû quitter son pays « à cause des talibans », qui la menaçaient, et a rejoint Colmar en juillet après un parcours long d’un an, traversant ainsi l’Iran, la Turquie, la Grèce et enfin l’Italie.
« Si la France continue à ne pas répondre, j’irai les chercher moi-même »
Ses parents et l’un de ses frères se sont exilés en Iran deux mois plus tôt, à mesure que la situation se détériorait. « Mon autre frère, qui était policier, est resté coincé sur place, contraint de vivre caché pour ne pas risquer d’être tué. » Près du camion depuis lequel les représentants des organisations ayant signé l’appel s’adressent à la foule, Wahid, réfugié afghan en France depuis l’âge de 15 ans, fait état de la situation critique dans laquelle se trouvent ses proches : son épouse et sa fille sont restées bloquées en Afghanistan, sans passeport, et ses appels à l’aide restent sans réponse. « J’ai écrit au moins cinq fois à la cellule de crise du ministère [des affaires étrangères – ndlr] et je n’ai eu aucune réponse. Aucune réponse... », répète-t-il en boucle.

Une femme afghane rappelant que “les vies afghanes comptent”, dimanche 5 septembre à Paris. © NB
« Ça va me rendre fou, martèle le prothésiste dentaire. Que va me dire le gouvernement si elles meurent ? Qu’il est désolé ? Et la Croix-Rouge qui me propose d’envoyer de la nourriture et des habits à ma fille… Elle n’a pas besoin de ça mais plutôt de rester en vie ! Si la France continue à ne pas répondre, j’irai les chercher moi-même. Je préfère mourir avec ma famille plutôt que de les abandonner. » Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes, en est à son second rassemblement pour réclamer un « droit d’asile effectif, pour les femmes en premier lieu, mais aussi pour tous ceux qui sont en danger ». « On ne veut pas en faire un combat pour les femmes uniquement, mais on sait qu’à l’heure actuelle, elles se terrent. Les féministes doivent les soutenir, on a une responsabilité vis-à-vis d’elles. »
De son côté, Ana Azaria, à la tête de l’Organisation de femmes égalité, veut rappeler la responsabilité des puissances étrangères et de leur ingérence : « Ras le bol qu’on utilise la souffrance des femmes pour contrôler des territoires et des peuples et piller leurs richesses. Arrêtons de vouloir exporter des modèles, c’est aux femmes afghanes et au reste du peuple de trouver leur voie », dénonce-t-elle, ajoutant être « fière » de voir des femmes manifester sur place, comme ce fut le cas à Kaboul samedi 4 septembre.
L’Union des étudiants juifs de France (UEJF), représentée par une vingtaine d’étudiants dimanche, aux côtés de la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) et de l’Union nationale des étudiants de France (Unef) également présentes, affirme ne pas vouloir « tourner le dos » au peuple afghan, aux femmes, artistes et intellectuel·les, « premières victimes » de la violence qui s’est installée sur place. « On sait ce que représente la cécité du monde face à l’horreur. On est aussi une génération marquée par les attentats et on ne veut pas que cette idéologie mortifère s’installe là-bas ou ici », lance Noémie Madar, présidente de l’association.
« La solidarité internationale est précieuse et nous voulions marquer le coup dans l’espace public pour interpeller nos gouvernements », conclut l’un des organisateurs, avant d’appeler les participants à se disperser. « Il serait invraisemblable qu’aujourd’hui, on abandonne l’Afghanistan. D’autant que cela boosterait tous les groupes terroristes… Le pays finirait par se rappeler à notre souvenir », alerte Violaine Carrère, du Gisti. Une manifestation de soutien au peuple afghan pourrait avoir lieu mi-septembre à Paris, alors que la précédente, prévue le 29 août dernier, avait été interdite par la préfecture de police.
Nejma Brahim