Le public, dans sa majorité, ne connaît pas l’art singulier et érotique de Klossowski et devra montrer beaucoup de curiosité personnelle pour découvrir, au-delà des murs de Beaubourg, la personnalité de l’auteur et la diversité de ses expressions. Comme son frère cadet, le peintre Balthus, Pierre Klossowski (1905-2001) naît à Paris dans un milieu propice à l’art et à la culture. Le père est polonais, d’ascendance huguenote, peintre et historien d’art. La mère aquarelliste, ancienne élève de Bonnard, vivra en Suisse avec ses enfants, séparée de son époux. De sa liaison avec Rainer Maria Rilke, dès 1919, naît une amitié pérenne, et le grand poète l’aide jusqu’à sa mort à éduquer ses deux enfants. Pierre veut étudier dans un lycée de Paris et devenir écrivain. Il est accueilli, à la demande de Rilke, par André Gide. Après ses années de lycée, Pierre devient le secrétaire particulier de l’écrivain. L’attrait pour les jeunes gens, que Pierre avoue à son tuteur parisien - attrait qui devient obsessionnel dans les derniers écrits et dessins - effraye Gide, homosexuel lui-même mais pétri de puritanisme et de culpabilité chrétienne. L’écrivain met en garde le jeune homme contre le « démon de la pédérastie ».
Les années passées auprès de Gide comptent pour comprendre la crise morale et religieuse qui assaillira Klossowski, de 1939 à 1945, années où il étudie la théologie et veut entrer dans les ordres. En 1944, il rejoint la Cimade, en aide aux républicains espagnols. En 1946, il rencontre Denise Roberte Morin-Sinclaire, veuve de 28 ans, mère de deux enfants, déportée pour résistance et qui vient de sortir du camp de Ravensbrück. Il l’épouse et en fait son modèle. Revenu à la vie laïque, le premier roman de Klossowski, en 1950, La Vocation suspendue, transpose les vicissitudes de sa crise religieuse.
Éternel retour du simulacre
Très tôt, Pierre a participé activement au monde des arts et des idées. Dès 1930, sa traduction d’Hölderlin inaugure une remarquable carrière de traducteur, qui comprendra des œuvres de Hegel, Nietzsche, Kafka, Paul Klee, son ami Walter Benjamin, Wittgenstein, Saint-Augustin, Virgile, Suetone, et même un roman érotique chinois du xviie siècle déjà paru en Allemagne (La chair comme tapis de prière). En 1937, Klossowski fonde le Collège de sociologie, avec Georges Bataille, Michel Leiris, Roger Caillois. Ses essais sur Sade et Nietzche suscitent l’intérêt d’intellectuels tels Blanchot, Deleuze, Lacan. Barthes, Foucault et Michel Butor deviennent ses amis proches. Klossowski participe à l’aventure des Temps modernes de Sartre et, en 1968, il monte au créneau pour défendre la révolte du mois de mai, un beau mouvement selon lui... n’en déplaise à un certain Monsieur Sarkozy !
Dans l’exposition de Beaubourg, aucune note ou repère d’ordre biographique, chronologique ou analytique n’aide le visiteur à comprendre le contexte dans lequel ces œuvres ont vu le jour ou à connaître le lien existant entre l’art visuel de Klossowski et ses écrits. Cette œuvre, monomaniaque, s’accomplit dans le passage d’un support à un autre (cinéma, photographie, littérature, dessin) où, dans un éternel retour, reviennent simulacre, perversion, tableau vivant, fantasme obsessionnel, économie libidinale...
Pourtant, lire Roberte, ce soir, voire sa transposition dessinée cinématographique ou photographique, c’est découvrir à chaque fois une création nouvelle, autonome, et non pas la copie ressemblante d’une œuvre préexistante. Seul dénominateur commun, l’impression de théâtre créée : « Mes tableaux comme mes textes sont d’ordre dramaturgique. » On a là le simulacre de situations qui se révèlent dans un temps suspendu par la pose prise et la fixation des gestes. S’agit-il d’une action jouée sur l’instant ou d’une action revécue et qui se répète à l’infini ? Le simulacre ouvre ainsi à l’énigme, au mystère d’un monde virtuel et sollicite une complicité ludique de la part de celui qui le voit ou le lit.
Humour
Abandon, siestes, caresses, étreintes, corps à corps. Klossowski dessine des rêves, des fables, des désirs dans un modelage graphique des volumes et une belle légèreté de couleurs. Les dessins frappent par leur très grande taille, les figures y sont presque grandeur nature et les corps lisses s’imposent sur l’essentiel de la surface quand paysages et décors sont quasi inexistants. Ces dessins rappellent le style des fresques pompéiennes ou des peintres de l’École de Fontainebleau (Primatice).
Les dessins de Klossowski ont une forte puissance suggestive. L’œuvre graphique représente le plus souvent une fiction érotique d’inspiration sado-masochiste, où Roberte (femme) et Ogier (jeune homme) incarnent un fantasme visible. Leurs aventures, loin d’une brutalité scabreuse, procurent de la drôlerie. L’écrivain Michel Butor, complice sous le masque des créations photographiques de Klossowski, évoque, à leurs propos, l’ambiance ludique qui présidait à leur création et Denise, la femme de Klossowski, unique actrice et modèle féminin de ces simulacres, en parle comme d’un jeu auquel elle se prêtait avec beaucoup de plaisir et d’amusement.
L’art de Klossowski possède de l’humour. Un tout petit Sade écoute une Justine de très grande taille amusée à lui lire Les Prospérités du vice. Gide écrit à la plume, inspiré et ravi par la vision d’un jeune éphèbe à peine plus haut qu’un lutin et qui le surplombe, jouant de la flûte. Le pantalon de Gulliver, entre les cuisses écartées de Roberte alanguie, souriante, dessine très exactement les poils pubiens de la belle, alors que Gulliver la monnaye [1]. Dans ces dessins, comme dans ses écrits, Klossowski livre une œuvre inédite et singulière, aimant à provoquer, et Blanchot a eu raison de définir son art comme celui de l’« hilarité du sérieux ».
Note
1. Klossowski reprend là son thème de marchandisation du fantasme érotique selon les normes industrielles (Pierre Klossowski, La Monnaie vivante, Éric Losfeld, 11,50 euros).