Perpétrées sur le sol américain, les attaques du 11 septembre 2001 ont aussi été, à bien des égards, le point de départ du djihadisme européen. Embryonnaire jusque-là, l’Europe du djihad se structure à partir de cette date inaugurale du XXIe siècle. Les attentats de novembre 2015, dont le procès commence mercredi 8 septembre, en sont le point d’orgue.
Dans les années 1990, quelques dizaines de vétérans du djihad en Afghanistan, en Bosnie ou en Algérie utilisent l’Europe de l’Ouest comme sanctuaire. Le commando du 11-Septembre a bénéficié de solidarités sur plusieurs territoires. Ses membres se rassemblaient à Hambourg, jouissaient de relais financiers et logistiques à Madrid et Copenhague. Le chef des opérations, Mohammed Atta, consultait les principaux idéologues du « Londonistan ». Il disposait d’appuis à Bruxelles, à l’image des assassins du commandant Massoud en Afghanistan le 9 septembre 2001, fidèles d’un centre salafiste de Molenbeek.
En réaction, le démantèlement des filières entrave les capacités d’Al-Qaida, qui formule, en octobre 2002, ses premières menaces contre la France et l’Allemagne pourtant opposées aux préparatifs de l’invasion de l’Irak. Sur le terrain de la prédication, l’arrestation des vétérans est compensée par l’émancipation de jeunes salafistes qu’ils ont formés. Il en va ainsi des Madrilènes qui organisent les terribles attentats de la gare d’Atocha le 11 mars 2004 (191 morts) ou du groupe de La Haye, qui exécute Theo Van Gogh à Amsterdam le 2 novembre 2004, prélude à l’affaire des caricatures danoises et à ses nombreuses répercussions dans l’Hexagone.
Géographie militante
La première cellule allemande, dite « du Sauerland », prend forme à Ulm après la fuite d’un recruteur du djihad en Bosnie. De même, Mohammad Sidique Khan et ses comparses de Beeston Hill, à Leeds, ont fait leurs classes auprès des imams du « Londonistan » avant de se faire exploser dans le métro de la capitale le 7 juillet 2005 (52 morts). En France, les réseaux des Buttes-Chaumont à Paris ou des frères Clain à Toulouse se développent selon ce schéma. Les premiers seront impliqués dans l’organisation des attentats des 7 et 9 janvier et du 13 novembre 2015, actes que les seconds revendiqueront depuis Raqqa pour le compte de Daech.
Au milieu des années 2000, l’émergence des pionniers de la mouvance européenne ancre le djihadisme dans des territoires bien précis. Leur activisme localisé dans certains quartiers dessine une géographie militante : une cinquantaine de villes d’où partiront l’essentiel des 6 000 Européens pour la Syrie dix ans plus tard. Ces microcosmes fournissent déjà, selon des itérations désormais bien connues, des volontaires sur les fronts étrangers qui, une fois aguerris, envisagent de retourner les armes contre les sociétés dont ils sont issus.
Ainsi, les conflits en Irak et en Afghanistan, les deux sous-produits de la « guerre contre la terreur », agissent comme des aimants qui succèdent dans l’imaginaire islamiste aux crises en Bosnie, en Tchétchénie et en Algérie de la décennie précédente. Ils sont aussi des espaces où se développent de nouvelles théories du djihad, plus individualisé, dans lequel l’Europe occupe le maillon faible d’un Occident qu’il faut mettre à genoux. Le monde numérique qui prend son essor est exploité par ces activistes, facilitant les superpositions virtuelles entre les théâtres étrangers et nationaux.
Au tournant des années 2010, les mouvements salafo-djihadistes européens ont atteint une masse critique et s’organisent selon un modèle dont profitera Daech. Des volontaires belges, britanniques et allemands sont suffisamment nombreux dans les zones tribales afghanes pour y fonder leur propre brigade. Moez Garsallaoui, un Molenbeekois, y établit un camp francophone et y accueille, à l’automne 2011, Mohamed Merah. Ses comparses germanophones échafaudent l’un des plus grands projets d’attentat, intégralement coordonné par un réseau européen et validé personnellement par Ben Laden.
Modèle fonctionnel
S’inspirant des méthodes de guérilla urbaine employées lors des attaques de Bombay en 2008, les terroristes prévoient d’ouvrir le feu simultanément à Paris – au pied de la tour Eiffel, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris – et à Berlin – devant la porte de Brandebourg, la tour de télévision d’Alexanderplatz et la gare centrale. La tentative est déjouée, mais le plan nourrira les réflexions de Daech et se matérialisera le soir du 13 novembre. Dix ans après le 11-Septembre, au moment où Ben Laden est tué par les forces spéciales américaines et où les commentaires se focalisent sur « la fin du djihad global », les pionniers européens disposent d’un modèle fonctionnel qui explique en partie la rapidité avec laquelle le « califat » semblera sortir du sable syrien en 2014.
Dans cet ensemble, les attentats du 13-Novembre sont une résultante du djihadisme européen, un symptôme aigu de son existence. Mais ce phénomène demeure plus vaste socialement et idéologiquement que sa matérialisation dans des attaques. Le « procès du siècle » représente une étape symbolique et incontournable dans une démocratie pour panser certaines blessures et rendre justice face au djihadisme. Mais il n’empêchera pas les mêmes causes de produire les mêmes effets.
A cet égard, la victoire des talibans en Afghanistan augure un nouveau cycle dans les dynamiques salafo-djihadistes mondiales qui disposent désormais de leur propre écho en Europe. Si l’Afghanistan peut redevenir la pouponnière du djihad qu’il est depuis quarante ans, le pragmatisme des maîtres de Kaboul dessine surtout pour l’heure une synthèse potentielle entre la rigidité doctrinale de l’EI [organisation Etat islamique ] et la plasticité politique d’Al-Qaida.
Au-delà de leur communication léchée, les talibans incarnent donc un modèle de gouvernance et une utopie partagée dans les milieux islamistes européens, comme en attestent certaines réactions sur les réseaux sociaux français. Vingt ans après le 11-Septembre, le procès du 13-Novembre intervient à la croisée des chemins, les Etats-Unis se retirent du Moyen-Orient et l’Europe se retrouve face à elle-même et devant une réalité djihadiste endogène que les Américains ne connaissent pas, et doit en tirer les conséquences.
Hugo Micheron