Le 15 août 2021, la prise de Kaboul par les talibans suscite la stupeur dans l’opinion publique mondiale et, en particulier, française.
Le lendemain, lors d’une allocution télévisée, le président de la République Emmanuel Macron rappelle l’engagement militaire de la France de 2001 à 2014. Il fixe une priorité : mettre en sécurité les Français sur place ainsi que tous les Afghans qui ont travaillé pour la France. Il propose l’aide de Paris à tous les Afghans – défenseurs des droits, militants, artistes, journalistes – menacés en raison de leur engagement, tout en mettant en garde l’Europe face au risque d’une vague migratoire.
Le président exprime également ses pensées aux familles des soldats français qui ont perdu la vie en Afghanistan. Treize ans plus tôt, pratiquement jour pour jour, se déroulait l’embuscade d’Uzbin dans le district de Surobi, 80 kilomètres à l’est de Kaboul. Les Français découvraient alors avec stupéfaction que l’armée menait des opérations de guerre en Afghanistan.
Qui se souvient qu’entre 2002 et 2014, environ 70 000 militaires se succèdent dans ce pays ? En douze ans, les missions de l’armée française évoluent du retour à la paix vers des combats de plus en plus importants, au prix de 90 tués, plus de 700 blessés et de nombreux blessés psychologiques dont le décompte demeure incertain.
Aujourd’hui, pour les familles meurtries comme pour les citoyens, parfois éloignés du monde militaire, se pose la question du sens des sacrifices consentis par la Nation : 90 morts pour rien ?
Une opération de stabilisation (2002-2006)
Après les attentats du 11 septembre 2001, les premières forces françaises sont rapidement envoyées en Afghanistan.
À la suite de la chute des talibans et des accords de Bonn du 5 décembre 2001, la France contribue à la Force Internationale d’Assistance et de Sécurité (FIAS) dans le cadre de l’opération « Pamir », sous mandat de l’ONU (qui passe la main à l’OTAN en 2004).
Entre 2002 et 2006, le bataillon interarmes français (BATFRA) est présent à Kaboul. L’armée française a alors pour mission la sécurisation de la zone et ses environs, en restant centrée sur l’aéroport, le nord de la ville, les districts de police 11 et 15 et la plaine de Chamali.
Le BATFRA se consacre à une mission de stabilisation. Il s’agit d’accélérer la normalisation de la situation dans le pays en favorisant l’émergence et l’affirmation d’une autorité civile légale. Durant l’été 2006, la Region Command Central Capital (RC-C), sous commandement de l’OTAN, est créée et le district de Surobi est intégré dans ce nouveau découpage territorial.
Chaque nation qui exerce le commandement du RC-C doit envoyer un détachement interarmes sur la base de Tora (Surobi) pour contrôler cet espace stratégique. Les soldats français se heurtent alors à une résistance plus vive. Au mois d’octobre 2006, les talibans appellent à l’insurrection générale.
De l’imposition de la paix à la contre-insurrection (2007-2009)
Au printemps 2007, la France participe à la relance de la guerre contre les talibans menée par la coalition internationale. Il s’agit d’imposer la paix, y compris par la force.
L’élection de Nicolas Sarkozy, le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et le souhait du chef d’état-major des armées – le général Jean-Louis Georgelin – de ne pas voir les forces françaises « se vassaliser » au profit des autres grandes puissances poussent la France dans l’engrenage des combats.
Les années 2008 et 2009 sont celles du redéploiement de l’armée française et de l’accélération du processus d’adaptation à la lutte contre la guérilla menée par les talibans. Au printemps 2008, un groupement de mille hommes supplémentaires est annoncé pour un déploiement dans la province de Kapisa à l’été.
Alors que les restrictions d’emploi des forces françaises au sein de l’OTAN sont levées, le processus d’adaptation réactive est lancé. Il vise à moderniser l’équipement des troupes françaises sur le terrain.
Le 18 août 2008, l’embuscade meurtrière d’Uzbin, qui coûte la vie à dix soldats, agit comme un accélérateur de la transformation de l’armée.
De nouveaux matériels et équipements sont envoyés en Afghanistan et la préparation opérationnelle passe à six mois : pour un soldat français, une projection dans le pays occupe une année entière. En janvier 2009, une doctrine de contre-rébellion est adoptée. C’est un retour aux fondamentaux du combat.
Les mandats qui se succèdent en Kapisa et dans le district de Surobi lancent une série d’expérimentations tactiques. C’est le retour de la contre-insurrection, qui vise à couper la population des insurgés et à gagner – autant que possible dans ce pays si compliqué – les cœurs et les esprits.
Les Français suivent en cela les troupes américaines, dont les commandants en Afghanistan, les généraux Mc Chrystal et Petraeus, pensent détenir les clés du succès militaire en remettant au goût du jour (d’abord en Irak puis en Afghanistan) les écrits du lieutenant-colonel français David Galula (1919-1968), qu’ils qualifient de « Clausewitz de la contre-insurrection ».
L’armée française participe aussi à la formation de l’armée nationale afghane (ANA), que ce soit dans le cadre de l’opération Epidote ou au sein des équipes de liaison et de mentorat opérationnel, ses membres accompagnant les soldats afghans au combat tout en poursuivant leur entraînement.
De la contre-insurrection au retrait (2009-2014)
À la fin de l’année 2009, l’ensemble des moyens militaires français est regroupé dans la province de Kapisa et dans le district de Surobi. Le 1er novembre, la brigade interarmes (ou Task Force) Lafayette est créée. Elle est placée sous commandement américain.
Les deux premiers mandats de la brigade se concentrent en large partie sur la population. Suivant le principe de la tâche d’huile (lointain héritage colonial), des bases opérationnelles avancées sont installées sur l’aire de responsabilité française pour faire progresser le contrôle et la pacification de ces espaces. Les forces françaises mènent alors des opérations de guerre.
La conférence de l’OTAN à Lisbonne, le 20 novembre 2010, fixe une date de retrait pour la fin de l’année 2014. Le principe de la transition de la responsabilité des opérations et des territoires vers l’armée afghane est adopté et il devient plus difficile de demander aux populations de faire confiance aux forces étrangères, alors qu’elles savent que les militaires devront partir.
Les objectifs principaux du plan de campagne de la brigade Lafayette se concentrent désormais sur les talibans. Il s’agit de briser l’adversaire pour l’amener à un niveau où il pourra être pris en charge par l’armée afghane seule. Dès l’hiver 2010-2011, le Battle Group (BG) Richelieu lance avec succès une tactique de nomadisation au cœur des villages.
Les troupes françaises conduisent des opérations longues. Elles s’installent sur le terrain, dans les habitations, bouclent de vastes zones et procèdent à des fouilles systématiques. Cet effort permet de sécuriser, pour un temps, les axes logistiques vitaux pour ravitailler Kaboul. Simultanément, les troupes françaises du BG Allobroges poursuivent le quadrillage de la Kapisa en implantant de nouveaux postes de combats et des observatoires.
Le quatrième mandat de la brigade Lafayette marque une rupture : le 2 mai 2011, Oussama Ben Laden est tué lors d’un raid de commandos américains à Abbottabad au Pakistan. Un objectif est donc rempli, alors que le président Obama est de plus en plus réticent à envoyer des renforts supplémentaires.
Pour les Français, la préservation des acquis de la campagne précédente entraîne de furieux combats durant l’été. En trois mois seulement, le BG Raptor en Kapisa déplore huit morts et trente blessés tandis que le BG Quinze Deux en Surobi déplore quatre victimes. Après un réaménagement opérationnel durant l’été, la reprise des opérations se solde au mois de septembre par un nouveau mort.
En métropole, Nicolas Sarkozy décide de suspendre les opérations. Les Français ne retournent plus dans le fond des vallées et les deux mandats suivants de la brigade Lafayette voient le transfert progressif de la responsabilité des combats vers l’ANA.
L’élection de François Hollande, en mai 2012, accélère le retrait. Les soldats français préparent et exécutent un transfert logistique complexe et particulièrement risqué des bases opérationnelles vers la capitale. La brigade Lafayette est dissoute le 25 novembre 2012 après le transfert du district de Surobi et de la Kapisa aux forces afghanes. Les Français sont alors regroupés à Kaboul et quittent définitivement l’Afghanistan le 31 décembre 2014.
Un sacrifice pour rien ?
Le sacrifice des soldats français ne peut être considéré comme vain, sinon à renoncer à toute idée de la chose publique ou du destin commun. Les soldats se battent pour défendre les intérêts stratégiques de leur pays mais aussi les uns pour les autres.
Cette parenthèse de vingt ans de relative stabilité en Afghanistan, malgré les combats et le retour des talibans, ouvre un univers de possibles. Après cet engagement, l’armée française est rompue à l’épreuve du feu. Cette expérience opérationnelle accumulée permet de remporter un succès rapide au Mali face aux groupes armés terroristes en 2013. Le prix du sang versé aux côtés des alliés de l’OTAN, justifie en partie leur appui en Afrique et au Moyen-Orient. En bande sahélo-saharienne, les Américains fournissent des drones et du renseignement. Les forces spéciales françaises n’hésitent pas de leur côté à venir secourir les forces américaines en mauvaise posture comme à Tongo Tongo en 2017.
Pourtant, le sacrifice des militaires français impose aux responsables de notre pays deux réflexions profondes. La première concerne la prise de décision initiale de l’emploi de la force armée. Engager une guerre est souvent plus facile que d’en sortir. L’Afghanistan illustre parfaitement le déficit de débat public en profondeur, alors que le rôle de l’armée française sur place évolue de manière radicale entre 2001 et 2014. Tous les pays de la coalition avaient de bonnes raisons d’envoyer des troupes en Afghanistan, renvoyant souvent à des considérations stratégiques assez éloignées du bien être de la femme afghane ou l’installation de la démocratie. Cela impose une deuxième réflexion sur l’indispensable débat démocratique sur la définition de la stratégie et des objectifs politiques à atteindre par l’intervention armée. Il faut prendre garde de ne pas s’intoxiquer avec sa propre communication opérationnelle, aussi belle et vertueuse soit-elle. Le réel revient toujours avec force dicter ses évidences.
L’intervention militaire dans des États faillis, face à des groupes armés terroristes, ne permet pas de remporter une victoire décisive, même en invoquant le retour de la contre-insurrection. De nouvelles formes d’interventions sont à imaginer. L’usage de la force armée en terre étrangère tend à renforcer les groupes terroristes plutôt qu’à les affaiblir. Tôt ou tard, les populations, d’abord favorables, se retournent contre « l’occupant ». Le retour au multilatéralisme, la diplomatie et le renforcement du droit pénal international avec l’appui de forces comparables à notre gendarmerie nationale seraient sans doute plus efficaces. Combattre le mal à la racine, en quelque sorte, plutôt que s’épuiser vainement contre les symptômes. Vaste programme.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Christophe Lafaye, Chercheur associé au GRHIS de l’université de Rouen (EA 3831) et à l’IRSEM, Université de Rouen Normandie