Kuala Lumpur (Malaisie).– À écouter ceux qui côtoient et scrutent les réseaux djihadistes en Asie du Sud-Est, la pandémie aurait presque des bons côtés. Car depuis la victoire des talibans, certaines mouvances terroristes indonésiennes aspireraient à aller apprendre les recettes du succès des nouveaux maîtres de Kaboul, qu’ils admirent.
Mais faute de pouvoir franchir des frontières fermées par les restrictions sanitaires, c’est sur les groupes WhatsApp et Telegram acquis à la cause de Jemaah Islamiyah (JI), une organisation proche d’Al-Qaïda, qu’on discute de la tactique des talibans, de leur stratégie gagnante ou de la manière dont ils contrôlent les zones rurales.
Depuis ses débuts, Jemaah Islamiyah a été façonné par l’Afghanistan, dont il a cherché à venger l’invasion par les États-Unis dès 2001 avec un projet d’attentat – manqué – visant l’ambassade américaine à Singapour, puis finalement sa plus funeste opération : les attentats de Bali en octobre 2002, qui firent 202 victimes.
Apprendre méthodes de combat et stratégies auprès des talibans en Afghanistan, l’idée n’est pas nouvelle chez JI. Nasir Abbas fut l’un des premiers à réaliser cette ambition de l’Indonésien Abu Bakar Bashir, fondateur du mouvement.
Entre 1987 et 1993, Abbas, Malaisien tout juste sorti de l’adolescence, est envoyé à la frontière pakistano-afghane, moins pour aider les moudjahidine que pour devenir à leur côté un redoutable combattant au sein de leur académie militaire. « Dans leur centre d’entraînement où j’ai passé six ans, en ne sortant que très rarement pour aller au combat, j’ai tout appris, rapporte-t-il aujourd’hui, à manier les armes, à confectionner des munitions, à fabriquer des bombes, à les déclencher avec un talkie-walkie, à faire des mines antipersonnel, des mines Riegel antichars, des barricades, des tranchées, des pièges… »
Ce savoir-faire, Nasir Abbas l’a enseigné à la génération suivante de djihadistes, les poseurs de bombes de Bali, Makassar et Jakarta. Aujourd’hui repenti, le quinquagénaire est conscient que cette expertise qu’il a transmise est l’un des plus redoutables atouts du groupe terroriste, dont 53 membres ont été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à commettre un attentat le 17 août 2021, jour de la fête nationale indonésienne.
Noor Huda Ismail est lui aussi bien placé pour savoir combien l’apprentissage de la fabrication d’explosifs au sein de JI est aussi discret que funeste. En 2002, il découvre avec stupeur, à la télévision, le visage d’un ancien ami parmi les poseurs de bombes de Bali. Depuis, mieux comprendre le phénomène de radicalisation devient sa vocation.
D’après nos estimations, il y aurait autour de 23 Indonésiens en Afghanistan auprès de l’État islamique
Sana Jeffrey, Institute for Policy Analysis of Conflict à Jakarta
Chercheur à S. Rajaratnam School of International Studies et spécialiste de la question djihadiste, il rappelle la diversité des compétences que cherche à acquérir JI : « Les attentats ne sont qu’un des outils de JI pour atteindre son but ultime : instaurer un califat en Indonésie. Pour cela, apprendre auprès des talibans à mener des négociations, à trouver des alliés internationaux, leur serait très précieux. »
Ces dernières années, Jemaah Islamiyah a d’ailleurs plutôt délaissé l’action terroriste pour tenter de se développer sur d’autres plans, par exemple en créant des écoles pour diffuser ses idées et trouver de nouvelles recrues, ou bien en achetant des plantations d’huile de palme et des usines pour financer ses opérations.
La récente victoire des talibans renforce la conviction de JI que sa stratégie est la bonne, estime Noor Huda Ismail : « Vous avez les montres, nous avons le temps, disaient les talibans. Cela parle à JI, qui sévit depuis 26 ans. Les fonctionnaires de police se sont succédé, JI est toujours resté. »
Si, pour le groupe proche d’Al-Qaïda, l’Afghanistan des talibans tient surtout du modèle à imiter, pour l’État islamique, l’autre groupe terroriste qui inquiète l’Indonésie, le pays est devenu un nouveau champ d’action. Depuis la chute du califat de l’État islamique en Syrie, les liens entre les filiales locales de Daech et l’État islamique au Khorasan (Isis-K), qui sévit en Afghanistan, ont déjà permis certains départs.
Candidats au départ
« D’après nos estimations, il y aurait autour de 23 Indonésiens en Afghanistan auprès de l’État islamique au Khorasan. Sept étaient incarcérés dans la prison de Pul-e-Charkhi après avoir été arrêtés au moment de franchir la frontière irano-afghane. On ne sait pas actuellement ce que les talibans ont fait d’eux, s’ils ont été libérés, échangés, ou s’ils sont toujours incarcérés », rapporte Sana Jeffrey, chercheuse à l’Institute for Policy Analysis of Conflict à Jakarta.
Noor Huda Ismail évoque de son côté 12 autres personnes arrêtées à Bangkok, en transit vers Isis-K, et un autre Indonésien intercepté avant de monter dans un avion, alors que sa famille était déjà sur place.
Cependant, en plus de devoir passer sous les radars des renseignements indonésiens, les candidats au départ pour l’Afghanistan pourraient voir leurs espoirs douchés si les talibans respectent les accords de Doha du 29 février 2020, par lesquels, en échange du départ des troupes américaines, ils s’étaient engagés à ne pas soutenir d’organisations terroristes comme Al-Qaïda.
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Les talibans ont déjà fait savoir qu’ils avaient arrêté deux Malaisiens combattant auprès de l’État islamique au Khorasan, lors d’une fusillade à Kaboul le 26 août. Les autorités malaisiennes assurent à ce propos n’avoir pas connaissance de ressortissants partis rejoindre Isis-K et ont demandé aux talibans la confirmation de leur identité.
Aucune réponse publique n’est pour l’instant communiquée, mais en quête de soutiens internationaux, les talibans auraient tout à gagner à coopérer et à se rapprocher des pays à majorité musulmane d’Asie du Sud-Est, qui hésitent pour l’instant à reconnaître leur gouvernement.
« C’est un dilemme pour l’Indonésie, qui attend de voir comment se comporteront les talibans pour décider, analyse Sana Jeffrey. Car si elle reconnaît les talibans, cela revient à soutenir un mouvement qui a renversé un gouvernement élu, comme certains groupes aimeraient le faire ici. Mais d’un autre côté, elle pourrait utiliser son aura de pays qui compte le plus de musulmans au monde pour obtenir des bénéfices en contrepartie d’une reconnaissance. Les talibans, eux, cherchent à mettre en avant leur lien avec Jusuf Kalla. »
Cet ancien vice-président de Joko Widodo, président indonésien actuel, a été, par le passé, un acteur important des échanges entre les talibans et l’extérieur, et fut un des promoteurs des accords de Doha.
De l’autre côté du détroit de Malacca, en Malaisie, certains membres de la coalition au pouvoir ont, eux, déjà apporté un soutien clair et entier aux talibans : les représentants du Parti islamique, célèbre dans le pays pour promouvoir une application plus rigoriste de la charia, déjà en vigueur pour tous les musulmans malaisiens.
Gabrielle Maréchaux